1. Compétences narratives et « déjà-là » cognitif et procédural

Il se confirme que les facteurs liés à l’environnement social, linguistique et pédagogique ont joué un rôle déterminant dans le fonctionnement du jeu didactique. En effet, pour expliquer les compétences narratives des élèves telles qu’elles se manifestent dans leurs productions écrites, nous nous sommes quelque peu intéressé aux médiations liées à leur culture éducative non scolaire, à leur culture éducative scolaire et à l’effet de la communauté discursive (Bernié, 2002). Appliqués au contexte de notre recherche, ces critères nous ont conduit à évoquer leur expérience linguistique et rédactionnelle générale, leurs rapports au français, aux textes et aux savoirs multiformes qu’ils véhiculent, leur degré de collaboration à l’exécution des actions et des opérations initiées pour la réalisation des activités programmées. Remarquons dors et déjà que la facilité ou la difficulté d’activation de connaissances premières déclaratives et procédurales a pesé sur le déroulement des plans d’actions des enseignants, dont elle a, selon les cas, favorisé ou au contraire différé et même détourné la réalisation.

Ainsi, nous avons pu nous rendre compte que la disparité sociolinguistique entre les élèves du collège et du lycée, et par voie de conséquence, la disparité de leur rapport à l’écrit a été l’une des clés des différences observées dans les comportements d’apprentissage au cours des interactions en classe et dans les performances narratives. Constamment, la question de l’insécurité linguistique, cognitive et herméneutique s’est invitée dans le jeu didactique, altérant le dialogue professeur / élèves, empêchant même les actions de se produire selon les prévisions de l’enseignant. Cependant, si cet aspect du problème traduit le niveau général des élèves, il semble beaucoup plus marqué en 6C et 4C et plus encore auprès de la première classe. Sur les 4 séances que nous avons étudiées, toutes ont été marquées par une rupture du dialogue didactique, les élèves éprouvant de grandes difficultés à entrer dans les activités, à exécuter les tâches qui leur sont confiées, enfin, à faire face aux résistances du texte. Cette classe se caractérise en outre par des performances extrêmement faibles au niveau des productions avec des taux de progression d’une copie à l’autre qui deviennent quasi nuls dès qu’on abordent le récit dans ses dimensions les plus complexes et les plus techniques (séquentialisation de l’action et mise en intrigue, insertion de séquences descriptives et dialogales encadrées et configuration du texte).

De la même manière, nous remarquons que les différences notables entre les deux établissements qui abritent les classes observées et entre le profil professionnel des enseignants ont été des éléments importants dans l’explication des phénomènes didactiques et cognitifs qui émergent de notre recherche. Il est manifeste que l’environnement de 6C et 4C, situés dans l’un des établissements les moins côtés de l’académie de Dakar, dont les élèves sont originaires de milieux sociaux où le niveau d’instruction en français est très moyen, et qui sont tenus par des enseignants peu expérimentés, n’offre pas, a priori, des conditions favorables à de grandes performances scolaires. En revanche, on peut voir que les performances en 6L et 4L sont proportionnellement plus élevées que celles des classes précédentes. Rappelons que le LSNT fait partie des meilleurs établissements du Sénégal et les classes en question sont tenues par des professeurs que nous classons dans la catégorie des enseignants-experts. Par ailleurs, le profil sociolinguistique des élèves révèle qu’ils sont majoritairement issus de milieux où le français est bien implanté et où au moins l’un des parents a un niveau de formation assez élevé. Dans bien des cas, le père ou la mère exerce une activité professionnelle liée aux métiers de l’école. Même s’il faut admettre que le taux d’évolution des résultats des élèves en 4C est supérieur à celui leurs homologues en 4L, ce qui s’explique largement par les méthodes de travail plus axées sur les connaissances procédurales dans la première classe et plutôt sur les connaissances déclaratives dans la seconde classe, les élèves du LSNT semblent mieux préparés à faire leur travail.

Sur un autre plan, il faut savoir que les élèves dont nous analysons les compétences narratives évoluent dans un contexte socioculturel encore fortement marqué par une tradition orale qui accorde une place privilégiée au récit, ce qui peut expliquer l’acquisition de ce que nous appelons le principe de construction narrative, perceptible à partir du schéma d’organisation globale de la séquence narrative. Mais nous estimons qu’il ne peut s’agir là que d’une compétence matricielle dont l’affinement passe par l’effet induit d’une pratique régulière de la lecture littéraire et de l’écriture, d’un rapport suivi à la langue, le tout accompagné et complété par l’enseignement systématique et répété des principes de narrativité. Il importe également de rappeler que nos classes-cibles accueillent des élèves ayant une histoire didactique marquée et peut-être marquante. Nous ne pouvons mésestimer, dans ces conditions, le rôle de la mémoire à court et long terme sur les compétences étudiées. Cette remarque est utile pour deux raisons. Notre observation intervient après 25 semaines de cours et à des niveaux où les élèves comptabilisent, du point de vue de leur histoire didactique et selon qu’ils sont en 6ème ou en 4ème, de 3 à 5 années d’expérience de lecture de récits littéraires et autant d’années de rédaction de textes narratifs scolaires. En fait, nous observons qu’au fil des années passées au collège, l’activité de réception du récit se densifie et se spécialise avec l’introduction de textes littéraires aux conventions génériques plus marquées. Si le texte fictionnel postulé dans les productions reste encore dominé par la tradition scolaire avec un projet de production contraint par une consigne très classique dans la plupart des cas, les attentes implicites du contrat s’orientent vers des exigences chaque fois plus élevées en partant de la 6ème à la 4ème. Dans le même temps, le discours didactique procédural se raréfie, l’enseignant faisant comme si l’expérience accumulée par les élèves était suffisante à installer une mémoire didactique des règles de construction et de présentation du texte fictionnel dans le respect des normes scolaires. Il ne faut donc pas s’étonner de la pression des règles conventionnelles du genre scolaire sur les productions des élèves malgré l’absence du discours de la méthode dans les interactions en classe. Ainsi, même lorsque la consigne réfère à un genre littéraire précis comme nous l’avons constaté dans les sujets donnés aux deux classes de 6ème à leur première production, indexant le texte à produire au conte, nous remarquons que l’organisation du récit des élèves reste globalement très scolaire dans ces classes. Par contre, les productions écrites en 4ème, même contraintes par une consigne conforme à la rédaction traditionnelle, s’en échappent par différents moyens, notamment stylistiques et paratextuels. Les élèves à ce niveau donnent l’impression d’avoir pris la mesure de la contradiction fondamentale du contrat de production scolaire qui les astreint au statut d’élèves-scripteur par la consigne et qui attend d’eux un travail d’élèves-auteurs par les non-dits de l’évaluation. Alors selon le niveau d’aptitude à satisfaire aux non-dits des critères de performances, certains cherchent à être de bons scripteurs, quand d’autres cherchent la voie dans le ni, ni, tandis que les meilleurs vont tenter de s’approcher au mieux des qualités d’élèves-auteurs. On peut donc imaginer qu’il existe une relation entre l’expérience didactique et l’évolution de la maturité narrative des élèves. En somme, moins leur histoire didactique est importante, ce qui est le cas en 6ème, plus ils se conforment strictement aux conventions d’organisation du texte spécifiques des genres scolaires. A l’inverse, plus ils accumulent de l’expérience, une histoire didactique importante, plus ils s’affranchissent de ces conventions. Les textes qu’ils produisent alors se rapprochent d’autant plus des modèles littéraires, donnés à voir par ailleurs, que la consigne les y invite. Cette hypothèse se valide quand on sait que la question de l’organisation technique des textes et de leur congruence n’est pas systématisée dans les interactions pédagogiques. Qui plus est, « le silence » des professeurs sur « les écarts normatifs » des productions s’inspirant d’un genre littéraire peut être tacitement lu comme l’expression d’un accord implicite à une culture partagée.