3. Compétence narrative et médiations enseignantes

La particularité des interactions de classe, nous l’avons dit, c’est d’être essentiellement oralographiques. Ce caractère est surdéterminé dans le cas de notre corpus où le contrat didactique, alimenté par l’écrit de textes-modèles, instruments du processus transpositionnel, est ouvertement orienté vers l’amélioration des écrits des élèves. Dans ce contexte, les actions sont fortement structurées par l’écrit des consignes de préparation des séances, les écrits oralisés des élèves, et elles se tracent à travers les écrits de l’enseignant. Ce sont des interactions qui tendent par ailleurs à dérouler le triptyque écrit / oral / écrit pour sous-tendre l’articulation lecture / écriture. Ce qui signifie que de leur analyse, nous retenons l’interconnexion de quatre types de discours. Il s’agit, d’un bout à l’autre de la chaîne transactionnelle, d’abord du discours du récit caractéristique des genres littéraires référés. Il est illustré par des textes-modèles et sert d’input au projet didactique en ce qu’il porte les savoirs génériques, séquentiels, thématiques et configurationnels que l’élève doit maîtriser pour développer ses compétences rédactionnelles. Suit le discours protonarratif (Halté, 1988, 1989) caractéristique du genre scolaire. Représenté par les textes produits par les élèves, il est l’output « empruntant » au discours littéraire des textes-modèles ses caractéristiques, tendant même parfois à le concurrencer. Le tissage entre ces deux types de textes est assuré par les consignes du professeur. On peut donc situer trois genres constitués des textes littéraires, procéduraux et scolaires.

Il se trouve que dans notre analyse du fonctionnement de la relation didactique autour de la lecture-écriture de textes fictionnels, les textes-référents et procéduraux ont un double statut, de textes médiatifs pour les élèves et d’outil de médiation pour l’enseignant. Il faut donc corréler les formes de la médiation enseignante à leurs effets pour mieux comprendre les conditions de développement de compétences narratives. C’est la centralité de l’action enseignante qui est ainsi posée, ce qui introduit notre troisième hypothèse qui porte sur le rôle de la co-action professeur/élève(s) interprété à l’aune des performances des élèves. Nous postulons que c’est de la qualité du jeu didactique et des modalités de la co-action que se créent les conditions de développement des compétences de réception et de production des textes fictionnels. En effet, nous estimons que les apprentissages visés à travers les gestes professionnels de l’enseignant s’organisent et s’opèrent dans un contexte socio-historique situé et dans des conditions de guidage et d’étayage didactiques engageant contractuellement professeurs et élèves sur la base d’attentes mutuelles et de significations partagées. Des dispositifs pédagogico-didactiques que nous avons étudiés en nous intéressant principalement aux formes d’organisation des interactions, de distribution des places, rôles et responsabilités, et du statut des savoirs, nous avons pu isoler des constantes, mais surtout déterminer les variations des styles d’enseignement qui pourraient être retenues pour comprendre les facteurs de l’efficacité de l’action didactique.

Rapportée à l’échelle de la séance, l’analyse des dispositifs dévoile une organisation didactico-pédagogique schématiquement structurée par le texte-support et objet, la spécificité des savoirs sous-jacents et les caractéristiques de l’activité. Une autre régularité se situe au niveau des modalités de réalisation des activités. Elles sont globalement marquées par un rythme ternaire fait de phases de recueil des productions d’élèves, de leur évaluation et de l’institutionnalisation des significations co-construites le plus souvent assortie d’une opération magistrale de synthèse. Ce schéma est facilité par la démarche consistant à s’appuyer sur le travail des élèves en amont de chaque séance avec la correction des consignes préparatoires à la lecture-interprétation, à l’étude générique ou à la réécriture-production, les trois principales activités qui alimentent les interactions. La dernière constante se lit dans la gestion de la topogenèse. De manière générale, les enseignants signent leur statut interactionnel de façon très formelle à travers les gestes génériques de présentation de l’activité et des savoirs, d’étayage, d’ajustement et d’information, d’institutionnalisation. Les actes ainsi posés ont certes pour but de permettre que les élèves prennent la responsabilité de « jouer le jeu », de s’engager dans l’activité proposée. Mais la comparaison des situations met à jour des postures qui ne sauraient avoir une égale efficacité.

Certes, l’organisation didactico-pédagogique des interactions reste largement dominée par une structure schématique donnant une ascendance particulière aux plans d’actions de l’enseignant. Toutefois, ce mode d’organisation connaît des variations d’un professeur à l’autre lorsqu’on s’intéresse aux microprocessus de co-construction et de partage des significations. Il s’agit des moments et espaces aménagés par l’enseignant pour que, au-delà de la rencontre des élèves avec les textes et les objets de savoir, ces derniers contribuent à la réalisation des multiples opérations de repérage, d’explication, de caractérisation, d’interprétation, de réécriture-enrichissement, de production etc. convoquées au cours des activités de lecture et / ou de préparation à la production écrite. A ce sujet, l’analyse du corpus révèle une surreprésentation des unités didactiques contrôlées par l’enseignant que nous appelons épisodes-professeurs en 6C, 4C et 4L. Entre les interventions de négociation des consignes, de motivation, de régulation et d’information, d’évaluation, de synthèse et d’institutionnalisation et même de démonstration pour le professeur en 6C, l’enseignant domine l’interaction en imposant ses fonctions institutionnelles. A l’observation, on peut remarquer que ce style d’enseignement ou style pédagogique est favorisé par la combinaison de trois facteurs. En premier lieu, une posture symptomatique d’une perception de la pratique enseignante valorisant la position de l’expert jusqu’à l’hypertrophie. Cette attitude est omniprésente chez l’enseignante en 6C et très fréquente chez le professeur en 4L. En second lieu, nous observons une propension des enseignants en 6C, 4L, et 4C (l’ordre est donné de manière décroissante) à centrer leurs enseignements sur des connaissances déclaratives. La dernière occurrence a trait aux rapports des élèves aux textes et aux savoirs dont ils sont porteurs, aux activités de lecture et d’écriture. Ils sont caractérisés en 6C par une insécurité linguistique, herméneutique et cognitive les réduisant à une attitude passive. Cette situation est moins perceptible en 4C, de toute façon, le professeur trouve le moyen d’obtenir la participation des élèves travaillant plus fréquemment avec les plus actifs. En 4L, il n’est pas rare que les élèves se positionnent dans les opérations pour en assurer « le pilotage », modifiant ainsi les rapports de pouvoir. Seul le fonctionnement de la relation en 6L présente des situations où les unités émergentes et les tâches mettant en scène les élèves sont privilégiées. Ils sont systématiquement impliqués dans des opérations de repérage, d’analyse, de critérisation, de récriture. Est construite dans cette classe, une démarche d’enseignement-apprentissage centrée sur des connaissances déclaratives certes, mais aussi et surtout sur un savoir-faire pragmatique (comment fonctionne une séquence dans un récit), procédurales (quand l’insérer et comment).

Par ailleurs, l’analyse micro nous a permis de comparer les gestes spécifiques au traitement des textes et de croiser les résultats aux situations précédentes pour valider nos premières conclusions. Ainsi les gestes comprendre (une consigne, un texte, un exposé théorique), définir (un genre littéraire, un mode d’écriture, un type de discours), expliquer (un fait, une situation), interpréter (un passage, une technique littéraire), systématiquement associés aux activités de lecture-interprétation et d’études génériques, constituent la charpente de l’action en 6C, 4C et 4L. Ce faisant, l’abord du texte littéraire reste assujetti au processus d’acculturation représentant, pour l’institution scolaire et sociale, la fonction première du littéraire à l’école. Quant aux gestes repérer (le schéma quinaire, des séquences descriptives, dialogales et explicatives, les temps verbaux, le points de vues etc.), décomposer (une intrigue), caractériser (un genre littéraire, une insertion descriptive ou dialogales), critérier (les formes et modalités d’insertion d’une séquence encadrée, les moyens d’identification d’un genres littéraire), évaluer (une proposition de réécriture, de production), expliquer (une technique d’écriture), justifier (ses choix), ils sont associés à la fois aux activités de lecture et de réécriture. Fortement récurrentes en 6L et moyennement en 4C, ces opérations, que nous considérons comme caractéristiques d’un processus d’imitation de modèle sont plutôt rares en 6C et 4L. La dernière catégorie est constituée des opérations de repérage de « vides textuels », d’ellipses séquentielles ou de séquences annotées immédiatement suivi d’opérations d’insertion ou de développement. Elles accompagnent quasi systématiquement celles classées dans la seconde catégorie en 6L, connaissant juste deux occurrences en 4C, et totalement inexistantes en 6C et 4L. L’opération de composition et de structuration d’un projet narratif complète la catégorie. Elle fait l’objet de trois exécutions en 6L dans la perspective de la réécriture collective d’un récit à dominante descriptive, de propositions individuelles de paragraphes pour l’enrichissement d’un récit par l’insertion de deux séquences descriptives et dialogales, de réécriture collective d’un récit complet avec l’ajout de composantes manquantes à la séquence narrative, l’insertions de séquences descriptives, dialogales et explicatives. Absente dans l’action en 6C, cette opération n’apparaît qu’une fois en 4C et 4L et s’inscrit dans l’objectif spécifique d’enseignement-apprentissage de la séquence qui, selon les professeurs, visait à amener les élèves à produire un récit fantastique. On présume, à travers cette catégorie d’opération, un processus d’autonomie rédactionnelle

Au bout du compte, on recense un traitement intensif de la séquence narrative particulièrement au niveau du schéma quinaire ou plus largement de l’agencement de l’intrigue. En 4C et 4L, la centration équivalente concerne le traitement du récit fantastique auquel, unique objet des enseignements-apprentissages tout au long des quatre dernières séances par ailleurs les plus longues. Il est remarquable de noter les performances particulièrement élevées des élèves par rapport aux sous-compétences de planification de l’intrigue. Dans notre analyse des productions écrites, nous appelons cette dimension la compétence de structuration externe de la séquence narrative encadrante, elle-même contenue dans le macro-compétence de construction et de conduite de la séquence narrative. Par ailleurs, bien que nous n’ayons pas intégré la dimension thématique dans notre approche, nous ne pouvions pas manquer de signaler l’effet produit sur les productions des élèves des deux classes 4ème à la deuxième composition, par le travail en classe spécifiquement orienté vers la maîtrise des caractéristiques du fantastique. Cependant, la compétence de structuration interne de la séquence narrative encadrante, plus complexe parce que exigeant des sous-compétences plus difficiles à maîtriser à l’image de la sous-compétence de mise en cohérence qui passe par la gestion du point de vue et du système temporel, connaît bien moins de réussite. Globalement, ces questions ont été très peu étudiées dans les interactions de classe et les meilleurs résultats se lisent dans les productions des élèves en 6L et 4L où l’on note une à deux occurrences. Les performances relatives aux compétences d’insertions de séquences descriptives et dialogales encadrées sont du même ordre, qu’on les évalue d’un point de vue quantitatif (nombre d’insertions) ou à un niveau qualitatif (types d’insertion et pertinence) même s’il faut noter des progressions d’une production à l’autre. Il demeure que le contraste est assez frappant entre les résultats enregistrés en 6C et en 6L d’une production à l’autre. Avec un taux de progression de 7% pour la sou-compétences d’insertion et de structuration de séquences descriptives et de 15% pour les insertions dialogales, on peut penser que les productions en 6C traduisent une non acquisition de ces compétences. De la même manière, il serait possible d’interpréter l’écart remarquable entre les deux compositions en 6L, de 54, 28% et 80% pour les deux sous-compétences respectives, comme l’indice d’un travail systématique d’enseignement-apprentissage des modalités d’insertion des séquences encadrées.

La mise en regard de la co-action professeur / élèves et des performances narratives amène à confirmer plusieurs analyses issues de travaux empiriques du même genre (Bru et al, 2004 ; Clanet, 2005 ; Sensevy, et al, 2007 ; Saada-Robert et Balslev, 2006 ; Ligozat, 2008). Elles apprennent que dans le processus de la transposition interne, plus le travail de recontextualisation des savoirs, sous la responsabilité de l’enseignant, est faible soit parce que la présentation en est linéaire, ou parce qu’ils restent très proche du « texte savant » ou les deux, ce qu’illustre 6C, plus le travail de repersonnalisation de ce savoir par l’élève reste important et très aléatoire. A l’inverse, plus le travail de recontextualisstion est fort parce que reposant sur une ingénierie didactique centrée sur l’élève, plus l’effort de personnalisation de l’élève en est facilité. Seulement, à arrêter là notre analyse des processus de développement de compétences narratives, nous réduirions les facteurs explicatifs aux actions des partenaires de la relation didactique ce qui ne serait pas très juste. Nous n’ignorons pas que les compétences narratives relèvent de transactions socio-culturelles et donc de médiations autres que celles du professeur.