La plasticité insaisissable de l’urgence
Introduction

L’urgence, ce qui se dérobe

Partons de l’idée et maintenons-la fermement que l’urgence, c’est ce qui se dérobe. Pour le sujet qui la vit, elle est une expérience terrifiante, un terrible moment de vacillement, un dérobement où les jambes fléchissent et où le sens s’évanouit, événement de corps et événement psychique où les médiations, les modalités du rapport à l’autre, révèlent leur immense précarité. Elle est un moment d’isolement, une épreuve criante, pour le sujet, de son irréductible singularité. Pour le chercheur qui a le désir de l’appréhender par la théorie en suivant le chemin de la science et de ses méthodes, elle se présente comme une dérobade infinie. Quelle que soit la forme qu’elle prend – expérience, phénomène, pratique, dispositif, notion, concept –, elle échappe à toute volonté de réduction dans un savoir clos et défini, dans une connaissance absolue. Le sujet, dans une situation d’urgence, se retrouve confronté à des manifestations inquiétantes qui lui révèlent de manière angoissée un non-savoir sur lui-même. L’urgence installe le sentiment d’une inquiétante étrangeté 1, comme dirait Freud, l’expérience confuse d’une absence à soi-même, d’une rupture dans la continuité rassurante et répétitive du quotidien. Le chercheur, quant à lui, en demeure de produire des connaissances sur l’urgence est contraint d’accepter l’impossible systématisation des hypothèses qu’il formule à son propos : le caractère imprévisible, inconstant, confus, chaotique et vacillant de l’urgence la laisse réfractaire à être enserrée dans une pensée trop rationnelle et dans des structures théoriques trop figées. Pour le sujet qui la vit, pour le chercheur qui souhaite en rendre compte, l’urgence est d’abord un impensable. En ce sens, parce qu’elle est dérobement pour le sujet et parce qu’elle se présente comme faux-fuyant, dérobade infinie pour le chercheur, l’urgence manifeste ce qui la caractérise d’abord et avant tout : elle appartient, ainsi, en premier lieu, à ce que Jacques Lacan désigne par le champ du réel. L’urgence signale, dessine et marque les limites du symbolique, l’horizon de toute représentation possible et le poids du manque à dire qui est constitutif et condition de l’existence de tout sujet parlant.

L’urgence se dissimule et s’exprime sous des formes et des figures variées (urgence politique – l’état d’urgence –, urgence médicale – les services d’urgence –, urgence de l’économie et des marchés – logique de la performance au travail et de la rentabilité toujours maximisée de l’entreprise –, etc.). Notre travail porte sur une de ces formes, la psychiatrie d’urgence, partie de l’urgence médicale,qui n’est peut-être pas indépendante des autres, ne serait-ce que parce qu’elle entretient un rapport spécifique au politique et à l’économie que la thèse a pour projet d’éclaircir. Si la focale est rétrécie, le phénomène ne perd par pour autant de sa complexité tant il dévoile de multiples dimensions. La psychiatrie d’urgence renvoie en effet tout à la fois à des situations critiques de détresse psychique, à des situations plus étonnantes, mais néanmoins très courantes, de détresse sociale, mais aussi à des pratiques, celles de la médecine d’urgence, et à un dispositif, l’espace institutionnel que constituent les services d’urgence. Ce sont tous ces aspects que notre thèse se propose de questionner et d’articuler au prisme d’une approche sémiotique ancrée dans le champ des sciences de l’information et de la communication.

Mais avant d’être une forme ou une figure, ce qui peut permettre plus aisément une analyse sémiotique, l’urgence est d’abord une expérience, une épreuve, un événement tant pour les patients qui y sont confrontés que pour les soignants qui y sont plongés. C’est pour prendre pleinement en compte cette dimension d’expérience, d’expérience d’abord réelle, que notre thèse suit des orientations épistémologiques, méthodologiques et finalement théoriques spécifiques. On aperçoit déjà un peu ici ce qui est à la fois problématique et constitue le défi que tentera de relever cette thèse : comment les sciences de l’information et de la communication, qui travaillent sur le sens et les échanges symboliques, sont-elles en mesure de parler de ce qui, précisément, se définit par une absence de signification ? Peut-on faire une sémiotique de l’insensé ? Pas sans inclure, en tous cas, la question du réel, souvent refoulée dans les études en communication. Dans l’urgence, en effet, on est inhibé, angoissé, pris dans le présent d’une souffrance, ou alors on est en demeure d’agir, de prendre une décision, ce qui nous place hors du champ symbolique, hors du champ de la représentation et de l’échange. Dans l’urgence, quelque chose arrive, un événement surgit qu’on ne comprend pas parce qu’il est inassimilable aux séries d’événements connus qui jalonnent notre existence individuelle et collective. Les médiations qui nous permettent de faire signifier le monde se suspendent, dévoilent leur vanité. Notre projet est alors de faire sortir l’urgence du champ de l’expérience impartageable en progressant vers un pouvoir dire. Encore une fois, cette progression est autant celle du patient que celle du chercheur pourtant confrontés différemment à l’urgence. Le patient des urgences, arrivé sans parole dans un vécu singulier et irréductible de la crise repart du service avec une formule possible de sa souffrance et une reconnaissance sociale de celle-ci, ce qui le réintroduit dans la logique de la médiation. Le chercheur, confronté à la disparité des situations de détresse et à la multiplicité des modalités d’accueil, part du chaos et de la confusion inexprimable des phénomènes pour aboutir à des formules, nécessairement dialectiques car articulant des opposés, des ambivalences, des contradictions, susceptibles d’éclairer des facettes de l’urgence au relief kaléidoscopique. Chaque dérobade de l’urgence à être saisie par une formule univoque ouvre à la nécessité de la production d’autres énoncés scientifiques, selon quelque décalage théorique. C’est ainsi que nous avons procédé à une approche multifocale de l’urgence que chaque nouveau chapitre de la thèse permettra d’illustrer.

Si nous nous sommes tout de même engagé dans ce projet, en nous confrontant sans cesse, dans une sorte d’insécurité scientifique, à la plasticité insaisissable de l’urgence, c’est sans doute grâce à une série de rencontres. Car au fond, l’urgence ne s’élabore qu’au cours de la relation avec un autre. Cela est de nouveau autant valable pour le patient, qui ne s’extrait de la situation d’urgence qu’après avoir rencontré un médecin ou un psychiatre, que pour le chercheur qui ne peut se fonder sur aucune norme, aucune définition de l’urgence, à part en s’enseignant de points de vue, auprès de patients et de praticiens, observés et écoutés, et qui figent, momentanément, une conception du phénomène. C’est la concaténation de ces points de vue, de ces scènes et de ces récits d’expérience de l’urgence, ensuite réélaborée par le chercheur au sein de concepts qui n’envisagent pas d’emblée la question de l’urgence, qui permet de tracer les lignes tremblotantes d’une interprétation jamais close. La nécessité d’être en présence de l’autre pour pouvoir formuler quelque chose de l’urgence est au fondement de notre stratégie d’approche de l’urgence par l’ethnographie et la psychanalyse qui, toutes deux, mettent au centre de leurs élaborations les questions de l’affect, du langage et de la relation à l’altérité.

Toutes les rencontres que nous fîmes aboutirent à faire déconsister nos représentations de l’urgence et de la psychiatrie ce qui, bien au lieu de nous décourager, nous engagea foncièrement dans ce travail en laissant présager une forme d’insécurité, certes, mais aussi son envers dialectique qui serait une forme d’ivresse de la recherche qui se manifeste à chaque fois que les présupposés et les connaissances vacillent, sont mises en doute, et ouvrent ainsi des champs d’investigation inédits. La première rencontre fondamentale, mise à part celle de notre directeur de thèse qui, dès ses enseignements à l’I.E.P de Lyon nous engagea dans une réflexion générale sur les rapports entre le psychique et le politique qui s’avèrera être au cœur de la psychiatrie d’urgence, fut avec les membres du Département d’Information Médicale d’un hôpital psychiatrique lyonnais. Lors d’un stage effectué en 2006, ils nous donnèrent la possibilité d’exploiter des fiches d’admission correspondant au passage d’environ 15 000 patients dans le service d’urgence de leur hôpital. Epaulé par la psychiatre qui dirigeait le service, nous avons mis en évidence l’existence d’une population, grâce à ce que nous avons appelé, dans une formule un peu paradoxale, les « chroniques de l’urgence »2. Nous découvrions-là que les urgences psychiatriques étaient fréquentées par une population de sujets précaires, parfois errants, pas nécessairement en crise psychique, mais qui exploitaient le service comme un lieu d’asile sans même craindre d’être hospitalisés. Une autre rencontre d’importance fut sans doute celle d’un groupe de travail, auquel nous sommes resté fidèle et dans lequel nous sommes aujourd’hui plus largement impliqué qu’au début, constitué de psychanalystes, dont quelques-uns sont psychiatres, de l’Ecole de la Cause Freudienne, à Lyon. Au-delà de l’impact que cette rencontre a sans doute eu dans les élaborations théoriques de cette thèse, nous fîmes ici non pas déconsister une définition univoque de l’urgence, mais un certain visage de la psychiatrie puisque des psychiatres se montraient en mesure de défendre une clinique s’appuyant pleinement sur la parole du sujet. Nous découvrîmes ainsi que la psychiatrie, en France, était aujourd’hui un champ de lutte entre tenants d’une clinique d’inspiration psychanalytique et tenants d’une médecine plus « scientifique » fondée sur le comportementalisme, le cognitivisme et les neurosciences. Le service d’urgence qui a constitué notre terrain est ainsi dirigé par un psychiatre et doté d’une équipe de psychiatrie promouvant une clinique d’inspiration psychanalytique. Une autre représentation de l’urgence, comme règne de l’action et du temps court, était donc de nouveau mise à mal, puisqu’a priori incompatible avec les présupposés psychanalytiques. La dernière rencontre, la plus déterminante sans doute, fut celle de notre terrain et notamment des patients qui, chacun, dans leurs récits banals ou incroyables, venaient donner une version déroutante et déconcertante de l’urgence. Cette thèse vise à donner une consistance et une cohérence théorique à ces vacillements qui se retrouvent interprétés dans ce que nous avons nommé la flottance de l’urgence dans la dernière partie de la thèse (chapitre 5).

Face à l’urgence qui se dérobe et déborde, nous avons cependant envisagé quelques moyens de l’appréhender. Il s’agit maintenant les introduire, mais brièvement, puisqu’ils font l’objet de développements précis dans le corps de la thèse.

Notes
1.

« L’inquiétante étrangeté », traduit par B. Féron, in FREUD Sigmund, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, pages 213-263.

2.

Nous avons placé en annexe les résultats plus précis de cette étude ainsi que leur commentaire qui ont fait l’objet d’une publication : THOMAS Jérôme et al. « Un service d'urgence en psychiatrie : quelle interface pour l'accès aux soins ? Etude statistique de l'activité d'un service d'urgence de 1999 à 2003 ». In L'information psychiatrique. Septembre 2006, vol 82, n°7. Pages 581-587.