Une démarche ethnographique

La démarche ethnographique s’est imposée à nous dans la mesure où elle entre en cohérence avec ce que nous venons d’évoquer, à savoir que l’urgence est avant tout une expérience qui ne cesse de manifester des points de singularité irréductible. L’expérience ethnographique engage en effet pleinement la subjectivité du chercheur et ses affects. Autrement dit, sans pouvoir l’exprimer pleinement, elle permet cependant de ne pas refouler ce qui constitue la dimension réelle de l’urgence dont le chercheur fait l’épreuve, au moins en tant qu’observateur et parfois en tant que participant, pour ce qui nous concerne. Sans entrer dans les détails méthodologiques qui font l’objet de la deuxième partie de la thèse, on peut cependant rendre compte ici de la manière dont l’expérience ethnographique a contribué à donner un contenu spécifique à notre thèse.

Selon nous, le premier avantage de l’ethnographie pour cette thèse est qu’elle a permis une posture singulière du chercheur par rapport au terrain. En effet, l’expérience d’observation et l’expérience d’écriture du journal constituent le terrain dans deux dimensions, l’une réelle et l’autre symbolique. Le terrain est ainsi pour le chercheur, à la fois un souvenir d’expérience partiellement incommunicable – ancrée sur la mémoire du regard, sur la pulsion scopique – et une construction sémiotique à travers le texte du journal, quant à lui transmissible, moyennant un certain nombre de précautions méthodologiques, à la communauté des chercheurs. Ainsi, au seuil de la rédaction des éléments théoriques de la thèse, le chercheur entretient, face aux interprétations et aux explications totalisantes et systématisantes, une sorte de vigilance qui lui est rappelée par les remémorations du terrain inexprimables dans le journal ethnographique. Dans cette mesure, l’ethnographie fait du terrain un lieu d’expérience, plutôt qu’un lieu d’expérimentation. Nous avons en effet pris le parti, explicité dans la thèse, ne pas suivre de protocoles expérimentaux d’observation qui, selon nous, écrasent, sous une volonté généralisante, les aspérités du terrain et la possibilité de se rendre attentif aux manifestations singulières, toujours particulières, qui caractérisent les recours des patients, puis leurs rencontres avec les soignants, aux urgences psychiatriques. On ne peut en effet prétendre mener une étude de la remédiation, c’est-à-dire des modalités de réarticulation de la singularité au collectif, rompue lors de la crise psychique et qui a suscité le recours aux urgences, en élaborant des grilles de lectures du terrain qui établissent des types, des classements, des catégories rigides qui ne laissent pas de place aux bizarreries des sujets, à ce qui de leur désir se manifeste et interroge les normes sociales.

En outre, dans la mesure où notre travail s’attache à rendre compte des situations de communication entre patients et soignants notamment, l’ethnographie était la seule manière de se trouver au plus près de l’énonciation des sujets engagés dans cette rencontre spécifique que met en place le recours aux urgences. L’urgence exige en effet d’être le plus attentif possible au contexte, mais aussi surtout aux accidents et à l’imprévisibilité de l’énonciation qui comportent un caractère crucial dans la prise en charge d’urgence qui marque le retour de la parole, la tentative d’une énonciation inédite après un passage à l’acte, par exemple. C’est ainsi sans doute l’ethnographie qui nous a permis de repérer la dimension de théâtralisation de l’expression des patients et des soignants au moment de leur rencontre, souvent dramatisée et porteuse d’aspects de la tragédie antique.

Enfin, l’écriture et le texte ethnographique nous paraissent d’une extrême richesse quant au plaisir du texte 3 et à l’intertextualité qu’ils permettent de mettre en œuvre. Le journal ethnographique constitue un type de corpus original dans le champ des sciences de l’information et de la communication, puisqu’en travaillant à partir de ce matériau, le chercheur travaille en fait à partir d’un entremêlement de voix au sein desquelles figure, en bonne place, la sienne. Des méthodes, détaillées dans la thèse, permettent au chercheur de ne pas faire de l’ethnographie une biographie et de limiter les biais de l’investissement subjectif et des mouvements psychiques du chercheur. Mais cet entremêlement de voix est source d’invention puisque le journal constitue une sorte d’instance intermédiaire, à la fois libre et contrainte, entre l’expérience du terrain et son interprétation. En faisant s’entrechoquer sa voix, celle des patients, celle des médecins, celle des infirmiers et parfois celle, plus implicite, d’autres chercheurs, et en travaillant la langue par le récit, le chercheur construit une vision kaléidoscopique, en « patchwork », du terrain – qui correspond bien au soin de ne pas trop rationaliser l’urgence – en même temps qu’il fait émerger un objet sémiotique comportant plusieurs plans de compréhension et d’interprétation. En somme, l’ethnographie dispose de cette qualité de donner à voir des éléments de réalités en leur conservant la possibilité de signifier de manière plurivoque. Ainsi, le texte ethnographique produit du sens là où il ne semblait pas y en avoir, sans pour autant le clore.

Notes
3.

BARTHES, Roland. Le plaisir du texte [1973]. Seuil, 1982. Coll. « Points Essais ». Nos considérations méthodologiques de la deuxième partie nous amèneront à beaucoup nous référer à R. Barthes.