Penser l’articulation du psychique et du politique

Les difficultés de définition de l’urgence, les contradictions, variations et ambivalences de la psychiatrie d’urgence, nous ont en quelque sorte contraint à suivre souvent une démarche dialectique susceptible d’articuler des opposés ou des dimensions présentes simultanément dans l’urgence, mais hétérogènes entre elles. La thèse est donc animée par une série de dialectiques dont la plus importante est sans doute celle qui cherche à entrevoir l’articulation entre le psychique et le politique.

On pourrait dire que le projet de cette thèse consiste à comprendre, dans une perspective communicationnelle, les modalités d’articulation du psychique et du politique à partir de situations qui donnent à voir, précisément, une difficulté dans le maintien et la pérennité de cette médiation. Une situation d’urgence psychiatrique met en effet en tension un sujet en crise, dévoilant toute la singularité de son désir, parfois sans parole, témoignant d’une expérience réelle, avec une institution et ses acteurs qui, face à cette situation qui qualifie l’urgence, convoquent, par une série de moyens, réels, symboliques ou imaginaires, un retour des médiations.

Cette réflexion sur les rapports entre le psychique et le politique tels qu’ils s’illustrent dans l’urgence débouche d’abord sur une réflexion épistémologique approfondie. C’est l’objet de la première partie de cette thèse que nous présenterons plus bas. Il s’agit d’analyser les conditions épistémologiques d’une recherche en sciences de l’information et de la communication qui tient à intégrer la question du psychisme et la catégorie du réel héritée de Lacan.

Ensuite, cette réflexion débouche sur des considérations politiques qui traversent aussi cette thèse de part en part. Car réfléchir aux rapports entre le psychique et le politique, c’est réfléchir aux rapports entre le singulier et le collectif mais aussi, dans une application à notre terrain, aux rapports entre la clinique et le politique. Un des points essentiels de la thèse consiste en effet à distinguer, dans le service d’urgence qui a constitué notre terrain, différentes modalités d’accueil de la détresse qui s’inscrivent dans des conceptions opposées de la clinique. Nous verrons que, dans le service d’urgence générale que nous examinons, les médecins somaticiens et les psychiatres n’ont pas le même abord de la maladie et de la souffrance. Tandis que les uns privilégient une approche de la maladie à partir de dysfonctionnements physiologiques identifiables grâce à une segmentation du corps en organes – c’est le paradigme du « trouble » qui a des implications désubjectivantes - les autres accueillent la souffrance d’un sujet, c’est-à-dire qu’ils envisagent le recours aux urgences comme porteur d’une signification ou, mieux, d’une attente de signification – on est cette fois dans le paradigme du « symptôme ». Chacune de ces orientations cliniques a son efficacité propre et l’on comprend aisément que le médecin somaticien soit plus intéressé par les aspects de la souffrance réductibles à des lésions du corps et que le psychiatre privilégie un abord de la souffrance plus centrée sur les élaborations psychiques du sujet. Cette ligne de partage est pourtant en discordance avec l’imprévisibilité des demandes faites aux urgences et surtout qui ne sont pas catégorisées de la manière dont l’attend l’organisation hospitalière. Aux urgences de l’hôpital, bien souvent, les patients présentent des pathologies intriquées qui renvoient à des détresses multiformes cumulant parfois, chez un même sujet, problématiques somatiques, psychiques et sociales. Autrement dit, alors que certains patients sont en attente d’une réponse qui porte sur tous ses aspects de leur malheur, on ne les examine parfois qu’à partir de leur corps, en refoulant leur attente de signification et la nécessité de la reconnaissance sociale de leur souffrance. Autrement dit, la part psychique et sociale de la souffrance n’est pas exprimable. Ici se dessine ce qui sera un point fondamental de la thèse, à savoir l’interrogation sur le statut de la parole et de la communication à l’hôpital tel qu’il est donné à entendre dans l’accueil d’urgence. C’est là que se noue le point fondamental entre la clinique et le politique car à une forme de clinique, correspond une certaine conception du sujet, qui renvoie elle-même à une façon de concevoir le lien social. Considérer la souffrance comme un « trouble » à supprimer pour réadapter le sujet à son environnement ou aux attentes sociales n’a pas la même signification politique que lire un symptôme comme le signe d’un message, peut-être inconscient, qui cherche à se formuler, comme le signe d’un désir qui cherche à se faire reconnaître, comme signe d’un désir de lien. En fait, on pourrait dire que le projet de notre thèse cherche à identifier, à travers les urgences, ce qu’il reste des aspects relationnels de la médecine dans le champ hospitalier aujourd’hui. En mesurant à quel point la médecine assure encore un rôle de médiation, c’est-à-dire une contribution à la construction du lien social, on pourra esquisser des hypothèses sur la forme de notre contrat social. Quels sujets la médecine, en particulier la psychiatrie, et plus largement l’institution hospitalière, est-elle en mesure de (ré)intégrer au lien social ? Des sujets en sont-ils toujours exclus ? Nous examinerons et interpréterons les inventions cliniques qui se produisent dans l’urgence psychiatrique, qui sont autant de manières de renouer le contrat social quand une demande empreinte de la plus grande singularité trouve à s’articuler, se conjugue, avec des propositions institutionnelles. Nous observerons aussi le cas inverse des patients-déchets, sorte de « rebuts » de la société que les urgences accueillent sans être en mesure de leur donner une reconnaissance sociale satisfaisante.

Au-delà de cette dialectique traversant la thèse, nous en mobilisons d’autres pour rendre compte de l’urgence, notamment celle de l’espace et du temps. La dialectique de l’espace et du temps est fondamentale dans la mesure où l’urgence est couramment renvoyée à une problématique exclusive du temps. Nous verrons la nécessité de comprendre la temporalité spécifique de l’urgence tout en la faisant déconsister un peu pour laisser apparaître l’importance de sa dimension spatiale et topologique qui s’enracine dans la rencontre qu’elle institue. Au gré de l’usage de l’espace et des lieux du service d’urgence, le temps, d’une certaine manière dilaté, devient une problématique moins cruciale de l’urgence. D’autres dialectiques émergeront, notamment celle qui articule le technique et le sémiotique et qui permet de mettre en tension les deux modèles de la clinique qui cohabitent aux urgences.