II. L’inconscient des sciences de l’information et de la communication constitué à partir de coupures et de « transgressions raisonnées »

Pour continuer et montrer qu’il est possible de faire une épistémologie des SIC avec l’aide la psychanalyse, nous partirons d’une observation récurrente : celle de l’obsession, forte dans notre discipline, de s’interroger sans cesse sur ses origines et son identité, sur les éléments censés la constituer comme une discipline propre. Pour se rendre compte de cela, il faut se pencher sur deux types de productions : les manuels destinés aux étudiants et chercheurs et les actes de congrès ou les travaux des « doctoriales » rédigés sous les auspices de la société française des sciences de l’information et de la communication (S.F.S.I.C), la « gardienne du temple » de la discipline en France.

Passons d’abord en revue quelques manuels de référence en SIC et faisons quelques observations. Il y a d’abord l’ouvrage de référence de Daniel Bougnoux22 qui présente les « textes essentiels des sciences de l’information et de la communication ». Le livre est épuisé – ce qui est rare pour une publication universitaire – et les exemplaires qu’on trouve dans les bibliothèques sont gonflés à force d’usage, preuve qu’il a fait référence. Notons que l’ouvrage propose des textes qui ont tous rapport à la communication sous ses aspects linguistiques, techniques, politiques, certes, mais que les auteurs référencés sont pour la plupart des auteurs issus d’autres disciplines. Soulignons la présence de Lacan et de Freud, deux personnages qu’on retrouvera difficilement cités ensuite dans les manuels. L’autre manuel qui fait référence pour les étudiants lors de leurs premières années de faculté de sciences de l’information et de la communication est le petit ouvrage du couple Mattelart. Dès l’introduction de l’ouvrage est annoncée l’angoisse identitaire de la discipline : « Au cours de sa construction, ce champ particulier des sciences sociales a par ailleurs été constamment hanté par la question de sa légitimité scientifique. Cela l’a conduit à rechercher des modèles de scientificité, en adoptant des schémas appartenant aux sciences de la nature adaptés à travers des analogies »23. Nous ne cherchons pas à être exhaustifs, simplement à rendre compte de tendances qui se lisent aussi dans les travaux de la SFSIC.

Penchons-nous donc sur quelques thèmes de travail et publications de la SFSIC. Les journées doctorales de la SFSIC se questionnent souvent sur les méthodologies à mettre en œuvre ou les objets à étudier pour se revendiquer d’une appartenance aux SIC. Les journées de 2008 portaient sur « la reconnaissance et l’appartenance disciplinaire », les journées de 2009 ont porté sur « la spécificité des objets et des méthodologies en SIC ». L’appel à communication incitait les doctorants à s’interroger sur « les emprunts aux autres disciplines », sur « les compositions et bricolages avec les méthodologies des autres SHS »24. On le constate, l’inquiétude identitaire est forte et elle est même transmise aux jeunes chercheurs à qui, trente ans après la création de la discipline, on demande encore de s’interroger sur leur spécificité et leur singularité dans les SHS. Les congrès de la SFSIC sont aussi traversés par cette angoisse identitaire. Prenons pour exemple le dernier, celui de 2010, dont l’appel à communication s’intitule « au cœur et aux lisières des SIC ». L’appel à communication fait encore référence à l’interdisciplinarité qui serait susceptible de diluer l’identité de la discipline : « Le congrès cherchera donc à mettre en évidence la diversité des SIC, les mutations de la discipline tout en pointant les décentrages, les thèmes et les méthodologies qui restent aux lisières. Du centre aux lisières se joue ainsi une dynamique constitutive d’une discipline vivace et ouverte que les communications auront à cœur d’illustrer »25. Le 16e congrès de la SFSIC, qui eut lieu en 2008, avait pour titre « les sciences de l’information et de la communication : affirmation et pluralité », proposition qui suggère que les SIC en seraient encore à leur adolescence quand l’identité se construit et s’affirme au milieu des possibles angoissants. Un thème du congrès avait pour titre « les origines des SIC ». La question des origines a d’ailleurs fait l’objet d’un ouvrage réunissant plusieurs chercheurs reconnus des SIC sous la direction de R. Boure26

Ce qui apparaît de manière flagrante dans tous ces exemples, c’est la volonté de chercher ce qui constitue l’identité de la discipline, à partir de son caractère trans- ou interdisciplinaire, en tant que les SIC s’originent dans une filiation plus ou moins assumée ou reconnue dans la mesure où des coupures ou des refoulements ont été opérés vis-à-vis des contenus, des objets et des méthodes des « disciplines mères ». Notons que l’obsession pour la découverte de l’origine présente un caractère quelque peu amusant pour une discipline qui traite de faits de communication. Il est en effet impossible de donner une origine à la communication ou au langage. Le sujet humain advient en même temps que le langage qui, lui-même, est là « tout d’un coup », si l’on peut dire, puisque échanger des signes avec un autre – parler, communiquer – me confronte d’emblée au langage comme structure, au fait qu’il est un système de différence d’unités minimales renvoyant les unes aux autres. Ainsi, pas d’origine du langage et de la communication, ils sont toujours déjà-là avant l’être humain, et, même, ils instituent l’être humain comme sujet.

Les SIC savent donc que la question de l’origine est parfois vaine ou illusoire. Elles ont pourtant un besoin permanent de dire leur origine ou plutôt de tenter de la dire. En effet, dire l’origine quand il s’agit d’un collectif, c’est impossible27. Cet impossible, ce manque, est recouvert par (est dialectiquement lié à) une production de sens, par l’imaginaire : le mythe. Le mythe s’institue, sous la forme de l’imaginaire (sous la forme d’une narration) là où les choses ne s’expliquent pas, là où elles ne peuvent s’articuler selon le schéma de la causalité : notamment sur l’origine des sociétés et du lien social qui n’a pas de cause proprement dite mais s’établit d’un coup, comme le langage. Cela, valable à l’échelle sociale –comme le montre la Bible, mythe traitant évidemment de l’origine – l’est aussi à l’échelle individuelle : c’est la fonction de l’imaginaire, bien décrite par Lacan commentant le cas du Petit Hans 28 de Freud dans le Séminaire 4 sur « La relation d’objet »29. Le Petit Hans, en grande difficulté pour comprendre d’où il vient au moment de la naissance de sa petite sœur, produit d’abord une phobie qui sera levée par les milles histoires que s’inventera le petit garçon pour dire quelque chose du réel de la naissance, au-delà de l’histoire de la cigogne, racontée à tous les enfants mais qui ne les satisfait jamais !

Les SIC cherchent donc leurs origines et elles se sentent d’autant plus en capacité de le faire que leur acte de naissance ne leur paraît pas loin, dans les années 70. Mais, comme pour tout mythe des origines, il s’agit d’une construction, voire d’une illusion, rétrospective. Cependant, n’allons pas croire que nous évoquons cela dans le but de déconsidérer notre discipline. Bien au contraire, c’est pour mieux la comprendre et y déterminer notre place que nous en proposons cette conception. Au fond, quand les chercheurs en SIC, réunis en congrès, se demandent ce qui constitue l’identité de leur discipline, ils se demandent en fait ce qui fonde la teneur du lien qui les unit dans l’espace public de la science. A chaque congrès, à chaque nouveau manuel publié, le mythe des origines est consolidé, alimenté, reconstruit et un sentiment d’appartenance à une discipline propre se réalise pour chacun. C’est la même chose qui se produit, chez le jeune chercheur isolé, au moment d’écrire sa thèse où une dialectique se construit entre la singularité d’une énonciation et un désir d’appartenance.

Parmi nos lectures, un mythe des origines nous a beaucoup plu, tant il nous a semblé résonner avec celui des SIC et leurs obsessions. C’est l’histoire que nous raconte Freud dans Totem et Tabou 30 , celle qui, suite à une longue description et observation du phénomène du totémisme chez les sociétés primitives (que Freud a faites à partir de documents ethnographiques), tente de rendre compte de l’origine du lien social. On connaît la dimension fictive et décriée du travail de Freud dans cet ouvrage (notamment par Lévi-Strauss dans La Potière Jalouse). Mais c’est la démarche qui nous intéresse ici davantage, parce qu’elle est heuristique, parce qu’elle explique l’origine du lien à partir d’une transgression 31 . Au fond, on se fiche que l’événement raconté par Freud ait eu lieu ou non (il n’est pas historien), ce qui importe c’est que Freud, en inventant cet événement, donne une formule et une signification possibles, parmi d’autres, au lien social. La formule inventée par Freud nous semble en mesure de décrire ce qui constitue une partie du lien social dans le champ des SIC et le fait qu’elle possède des interdits et, peut-être, un inconscient.

De manière à faire le parallèle entre Totem et Tabou et la petite histoire des SIC, penchons-nous d’abord sur le texte de Freud. Nous nous référerons au quatrième texte de l’ouvrage, « Le retour infantile du totémisme »32, où Freud met en perspective ses connaissances sur le totémisme, sur la sexualité infantile et sur les névroses. Nous n’irons pas dans les détails mais nous nous attarderons sur la partie où Freud énonce le mythe des origines de l’humanité et du lien social, c’est-à-dire, pour lui, de ce qui a fait des hommes des êtres civilisés et qui a eu pour corollaire la production, à titre collectif, des institutions et, à titre individuel, des névroses.

Freud cherche à comprendre ce qui a pu faire passer l’homme d’une organisation animale à une organisation sociale. S’appuyant sur des travaux de Darwin auxquels il ne prête, d’ailleurs, pas beaucoup de crédit, Freud indique qu’on peut supposer qu’avant les sociétés, la loi du plus fort régnait entre les hommes. Selon Freud, la théorie darwinienne suppose qu’« un père violent, jaloux, gard[ait] pour lui toutes les femmes et chass[ait] ses fils à mesure qu’ils grandiss[aient] ». Le père avait donc le pouvoir et la puissance sexuelle jusqu’à ce qu’un des fils, le plus fort, puisse l’abattre et prendre sa place, chassant à son tour les fils hors de la horde paternelle. Freud se demande alors comment on a pu passer de cette organisation là (une hypothèse, en fait, tirée des travaux de Darwin) à un modèle plus élaboré d’organisation sociale observé par les ethnologues dans le totémisme chez les sociétés dites primitives dans le vocabulaire de l’époque. C’est au cours du commentaire de la scène du repas totémique qu’une idée se forme. Lors de ces repas qui arrivent rarement mais à intervalle régulier on s’autorise à manger cru le totem, c’est-à-dire l’animal représenté par le totem, acte prohibé en temps normal. Il s’agit d’une grande fête à laquelle tout le clan participe, sans exception, c’est-à-dire collectivement. Ces fêtes ont pour fonction l’acquisition, par ingestion, de la puissance du totem. Aussi, une autre fonction est de consolider le lien social à la fois par l’identification au totem (par ingestion) et par l’identification des membres du clan entre eux (car tout le monde mange, tout le monde accomplit la même action qui prend une valeur forte dans la mesure où menée individuellement, elle serait prohibée et punie). Entre cette observation du rituel du repas totémique comme forme de reconsolidation régulière du lien social et l’hypothèse darwinienne de la horde paternelle, Freud intercale un mythe. Ce mythe serait l’histoire du meurtre du chef de la horde paternelle par les fils, qui serait rejoué, pour Freud, à la fois dans le repas totémique, mais aussi, de manière plus civilisée ou moralisée, dans le complexe d’Œdipe dans nos sociétés qui se traduit par le sentiment ambivalent d’une admiration et d’une velléité haineuse vis-à-vis du père. Pour Freud, le repas totémique et le complexe d’Œdipe, ont pour fonction d’introduire la fonction symbolique entre les êtres, c’est-à-dire un jeu de significations et d’interdits qui régulent la vie sociale et se posent sur la vie pulsionnelle pour limiter son caractère destructeur.

Lisons Freud nous exposer le mythe qu’il invente pour expliquer le lien social :

‘« Un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle. Une fois réunis, ils sont devenus entreprenants et ont pu réaliser ce que chacun d’eux, pris individuellement, aurait été incapable de faire. (…) L’aïeul violent était certainement le modèle envié et redouté de chacun des membres de cette association fraternelle. Or, par l’acte d’absorption, ils réalisent leur identification avec lui, s’approprient chacun une partie de sa force. Le repas totémique, qui est peut-être la première fête de l’humanité, serait la reproduction et comme la fête commémorative de cet acte mémorable et criminel qui a servi de point de départ à tant de choses : organisations sociales, restrictions morales, religions »33.’

Mais comment un meurtre peut-il être à l’origine du lien social ? Pourquoi un des frères, le plus fort, n’a-t-il pas repris le pouvoir ? Freud a une explication. C’est que le sentiment des fils vis-à-vis du père était ambivalent, à la fois de haine et d’admiration, comme ce qui s’observe cliniquement dans les névroses. Autrement dit, après la satisfaction du meurtre qui promettait l’accès à la satisfaction sexuelle, aux femmes, les fils se sont sentis coupables de l’acte et se promirent de ne plus jamais le répéter. Chacun, ayant ingéré un morceau du père, s’identifiait à lui, ce qui empêcha un frère d’avoir une velléité haineuse ou criminelle contre un autre puisque lui-même et l’autre représentaient le père l’un pour l’autre. L’identification collective au père et le sentiment de culpabilité associé au meurtre de celui-ci sont, pour Freud, ce qui construit le lien social. En somme, ce n’est plus la loi du plus fort qui interdisait le meurtre comme dans le cas de la horde paternelle, mais c’est l’intégration collective d’un interdit dont le totémisme est une forme, ce que Freud formule ainsi :

‘« Ce que le père avait empêché autrefois, par le fait même de son existence, les fils se le défendaient à présent eux-mêmes (…). Ils désavouaient leur acte, en interdisant la mise à mort du totem, substitut du père, et ils renonçaient à recueillir les fruits de ces actes, en refusant d’avoir des rapports sexuels avec les femmes qu’ils avaient libérées »34.’

Cela permit en effet l’échange des femmes hors du totem (c’est-à-dire du clan représenté par le totem – donc le père déchu de l’époque de la horde) mais dans un cadre pacifié, civilisé, socialisé.

Mais qu’ont à voir les sciences de l’information et de la communication avec ces histoires d’animaux dévorés tout cru ? Malgré l’aspect a priori incongru de la comparaison, nous voudrions tout de même établir un parallèle, une analogie, entre l’histoire des SIC et l’histoire racontée par Freud. Freud concède que ses hypothèses peuvent paraître « fantaisistes », nous concédons également que notre analogie a de quoi étonner mais nous la menons toute de même à terme, convaincu de ses aspects éclairants pour dégager une nouvelle facette de l’inconscient épistémologique propre aux SIC.

Dans un texte dense et précis qui retrace l’histoire épistémologique et institutionnelle des sciences de l’information et de la communication35 qu’il a contribué à édifier, Jean-François Tétu rappelle un événement qui eut lieu au premier congrès Inforcom (l’ancêtre des congrès de la SFSIC) en 1978 alors que la discipline, toute jeune, était reconnue depuis seulement deux ans par le ministère de l’Education Nationale. Tétu raconte :

‘« R.Escarpit y avait présenté une introduction générale intitulée "Une nouvelle épistémologie de la communication", à laquelle il nous faut faire une place particulière parce qu'elle se présentait comme fondatrice. Donc, Escarpit cherchait à définir ce que peuvent être "les" sciences de l'information-communication, en fondant "l'inter-, trans- ou pluri-disciplinarité" sur le "besoin d'une transgression (terme à entendre étymologiquement) organisée, contrôlée, raisonnée, en un mot scientifique" ».’

C’est évidemment cette question du « besoin de transgression » qui nous intéresse dans la mesure où il est fondateur du lien social scientifique qui allait peu à peu unir les chercheurs en SIC. Au fond, et comme dans le mythe de Freud, ce qui allait unir ces chercheurs, c’est la critique de découpages disciplinaires dominants (on a là la figure du maître ou du père de Totem et Tabou) dans les années 70 au cœur desquelles les sciences humaines sont dominées par la linguistique structurale et les études littéraires.

Les SIC se sont donc fondées sur une transgression qui fait leur identité propre. On retrouve cela dans beaucoup de manuels de SIC, mais souvent sous forme euphémisée, quand l’interdisciplinarité masque l’ambition de départ de la discipline de questionner les normes des connaissances instituées sur la communication qui étaient surtout rationnalisées autour de la question du texte et sans prise en compte de l’instance du lecteur ou du récepteur, comme l’explique Tétu, toujours dans le même article. Ce qui fait l’identité des SIC, ce n’est pas de prendre tels quels les contenus des autres disciplines desquelles elles se revendiquent parfois, c’est de se les approprier dans une perspective d’étude des faits de communication qui ne se rabatte pas sur ce qu’est en mesure de faire la linguistique, la psychologie ou la sociologie. Il s’agit de transgresser, c’est-à-dire, étymologiquement de franchir, d’aller au-delà36. Tout comme les frères ont ingéré des morceaux du père, les SIC ont ingéré des morceaux des autres disciplines mais pour instituer un autre ordre qui fonde aussi, pour une part, la sociabilité des chercheurs. Evidemment, et comme le montre Freud, le meurtre ne se fait pas sans culpabilité, car le chercheur en SIC a de l’admiration pour les disciplines connexes37 qu’il a ingérées mais qu’il respecte. Il n’est ainsi pas rare d’entendre en colloque que tel chercheur a plutôt une perspective sémiologique ou tel autre plutôt une perspective sociologique. Des sortes de totem, en fait.

Dans son article, Tétu rend ainsi compte des débats scientifiques qui ont animé la création de la discipline. Il s’agit bien de dépassements transgressifs quand Escarpit introduit une nouvelle manière d’entrevoir la communication en établissant le premier « le lien entre la littérature et la pratique sociale des lecteurs »38 ; quand Roland Barthes apporte, avec ses Mythologies, une méthode d’analyse du texte qui met en rapport les signes et les idéologies dominantes permettant alors l’analyse des discours médiatiques et des communications de masse, hors de la sacralisation des textes légitimes de la littérature : Barthes offrait en effet des objets d’étude inédits : publicité, spectacle vivant illégitime comme le catch, guide touristique, etc. Tétu poursuit son énumération des grands chercheurs qui ont contribué de près ou de loin à l’édification scientifique des SIC comme Greimas. Venant des études littéraires ou de la linguistique, ces chercheurs ont transgressé les normes de leur discipline d’origine en faisant varier les méthodes et les objets et en s’ouvrant, nous dit Tétu, sur la culture, le politique, sur les pratiques sociales de la communication, c’est-à-dire en mettant en rapport des structures de la sociétés avec le texte et les communications au prix d’une sorte de désacralisation du texte comme forme pure et close. Cette volonté désacralisatrice comme ferment d’un renouveau scientifique pour l’étude des faits de communication nous semble propre aux SIC et nous semble renvoyer encore une fois au procédé décrit dans Totem et Tabou de destitution de la figure du maître pour faire communauté. Cette logique désacralisatrice et transgressive, on la retrouve aussi dans l’évolution des recherches en SIC, par exemple dans l’analyse des rapports entre les messages et les supports techniques de la communication39. Les SIC, à force « d’ingestion » de paradigmes issus de disciplines dominantes, à force de transgression donc, parviennent à penser et à articuler les aspects sémiotiques, les pratiques sociales et les aspects techniques de la communication.

Dans son ouvrage Les sciences de la communication : Théories et acquis 40 , Bruno Ollivier montre bien les SIC ne se contentent pas de juxtaposer des savoirs issus de disciplines anciennes des sciences humaines et sociales :

‘« un seul paradigme ne peut à lui seul rendre compte de la complexité des phénomènes de communication. Parce qu’elle articule en permanence d’une part des phénomènes de sens, d’autre part l’action d’humains qui sont à la fois des sujets et des acteurs membres de groupes sociaux partie prenante d’une histoire et enfin des données d’ordre technique liées aux supports qu’elle met en œuvre, la communication ne peut relever que d’une approche interdisciplinaire. Cette approche ne consiste pas en une juxtaposition de cultures disciplinaires antérieures (…). Elle implique la connaissance de paradigmes scientifiques d’origines distinctes, quelle articule dans leur complémentarité pour construire des descriptions nouvelles des phénomènes »41.’

La première annexe de l’ouvrage de l’auteur est significative de ce point de vue : elle propose une liste de 200 hypothèses théoriques, comme des ingrédients à accommoder entre eux, pour « construire des approches interdisciplinaires en sciences de la communication »42. Autrement dit, comme des ingrédients se configurent et s’associent différemment pour créer telle ou telle recette, des hypothèses venues de disciplines diverses des SHS s’associent au gré des recherches pour construire des regards spécifiques et inédits sur les faits de communication. C’est un peu – pour filer la métaphore de la recette et l’articuler à Freud – le repas totémique des SIC qui se célèbrerait avant d’initier chaque recherche (recette scientifique ?) et permettrait de produire une énonciation singulière en éprouvant cependant un sentiment d’appartenance autour d’un acte de transgression-articulation de disciplines anciennes. Repas qui se célèbre en souvenir des transgressions fondamentales et des coupures opérées dans les disciplines dominantes des années 70 au moment de l’instauration des sciences de l’information et de la communication.

Ainsi donc, ce qui caractérise fondamentalement l’identité des SIC, c’est peut-être qu’elles sont transgressives, ce qui est au fondement de leur liberté épistémologique mais qui présente aussi le danger de l’éparpillement méthodologique et d’une sorte de kaléidoscopie de leur discours scientifique. Nous verrons, dans le chapitre 2, comment, en suivant les conseils de Bruno Ollivier, on peut construire une approche théorique cohérente et pertinente de la psychiatrie d’urgence en termes de communication en gardant l’aspect rebelle ou transgressif des SIC. En fait, si toutes les sciences sociales ont une dimension politique du fait des objets qu’elles traitent, les SIC sont aussi pleinement politiques sur le plan de l’épistémologie dans la mesure où elles fondent leur identité spécifique sur des coupures et des antagonismes, par rapport à d’autres sciences mais aussi entre les paradigmes qu’elles mobilisent à l’intérieur de leur domaine propre. Or, comme le rappelle Bernard Lamizet, quand l’identité se fonde sur l’antagonisme et non exclusivement dans l’expérience de la spécularité, elle s’inscrit dans le champ du politique où l’appartenance collective s’éprouve à la fois dans l’identification et l’antagonisme :

‘« La dimension politique de l’identité, telle qu’elle fait l’objet d’une inscription et d’une représentation dans l’espace public, dans les lieux de l’agora, ne saurait être que conflictuelle : pas de dialogue, dans l’espace public et dans les logiques de la représentation politique, qui ne prenne la forme d’une confrontation »43.’

Pour conclure ces développements sur l’inconscient épistémologique et celui des SIC, nous voudrions faire l’hypothèse que, peut-être, notre thèse se situe dans l’inconscient des SIC ou essaie de le penser. Dire qu’elle est dans l’inconscient ne veut pas dire qu’elle ne lui appartient pas, bien au contraire. Si on se réfère en effet à la définition psychanalytique de l’inconscient, c’est ce qui se réfère à la part la plus refoulée, certes, mais la plus vraie de l’identité. L’inconscient ne ment jamais, il dit la vérité du sujet. En vieillissant, les SIC ont parfois oublié qu’elles étaient transgressives, en affirmant simplement qu’elles étaient interdisciplinaires. Peut-être ont-elles cherché à affirmer une autonomie en refoulant leur nature transgressive, en se ralliant à la loi des autres disciplines des SHS de s’affirmer comme entité unifiée. Or, nous remarquons que si les termes de « sociologue » ou de « linguiste » existent, en revanche, en 35 ans d’existence des SIC, on n’a pas trouvé de nom pour désigner génériquement le chercheur de cette discipline. C’est le signe qu’il faut se souvenir de la nature transgressive et donc polymorphe des SIC qui doivent permettre des décalages épistémologiques. C’est un de ces décalages que nous proposons dans notre thèse en menant, via l’analyse de la psychiatrie d’urgence, une approche communicationnelle et politique du psychisme et de la subjectivité. Il sera donc question de transgressions-articulations de disciplines des SHS à la lumière de la psychanalyse et vice-versa44.

Notes
22.

BOUGNOUX, Daniel. Sciences de l'Information et de la communication. Larousse, 1993. Coll. « Textes Essentiels ».

23.

MATTELART, Armand et Michèle. Histoire des théories de la communication [1995]. La découverte, 2002. Coll. « Repères ».

24.

On retrouve ces informations sur le portail internet de la SFSIC : http://www.sfsic.org

25.

Ibid.

26.

BOURE, Robert. Les origines des sciences de l'information et de la communication : regards croisés. Lille : Septentrion Presses Universitaires, 2002. Coll. « Communication ».

27.

C’est impossible aussi pour le sujet singulier qui peut trouver sa cause biologique dans la rencontre de deux gamètes mais qui ne sait jamais la raison dernière d’être dans le monde. Dès l’enfance, le sujet humain s’interroge sur ce qu’il est et vaut pour l’autre, ce qui revient à dire son ignorance fondamentale sur son origine.

28.

FREUD, Sigmund. Le petit Hans. Analyse de la phobie d'un garçon de cinq ans [1909]. PUF, 2006. Coll. « Quadrige », Grands textes.

29.

LACAN, Jacques. Le séminaire. Livre 4 : La relation d'objet [1956-1957]. Seuil, 1994. Coll. « Champ Freudien ».

30.

FREUD, Sigmund. Totem et tabou. [1912]. Traduit de l'allemand par Samuel Jankélévitch. Payot-Rivages, 2005. Coll. « Petite Bibliothèque Payot ».

31.

Nous verrons que ce terme de « transgression » a été utilisé par les fondateurs des SIC, avant qu’il ne soit remplacé par les termes plus euphémisés de « transdiscipline » ou « d’interdiscipline ».

32.

Pages 197-205 de l’édition citée, c’est-à-dire la partie 5 du texte.

33.

FREUD, Sigmund. Totem et tabou. [1912]. Traduit de l'allemand par Samuel Jankélévitch. Payot-Rivages, 2005. Coll. « Petite Bibliothèque Payot », p.199

34.

Ibid., p.201

35.

TÉTU, Jean-François. « Les origines littéraires de sciences de l'information et de la communication ». In BOURE, Robert. Les origines des sciences de l'information et de la communication : regards croisés. Lille : Septentrion Presses Universitaires, 2002. Coll. « Communication ».

36.

D’après DUBOIS J., MITTERAND H. et DAUZAT A., in Dictionnaire étymologique et historique du français, Larousse.

37.

On pourrait dire « disciplines-mères », à entendre, pour que notre analogie fonctionne « disciplines-pères ».

38.

Tétu J.-F., « Les origines littéraires des SIC », déjà cité

39.

FLICHY, Patrice. Une histoire de la communication moderne. Espace public et vie privée. La découverte, 1997. Coll. « Sciences humaines et sociales ».

40.

OLLIVIER, Bruno. Les sciences de la communication : théories et acquis. Armand Colin, 2007. Coll. « U ».

41.

OLLIVIER B., op. cit., p.244

42.

OLLIVIER B., op. cit., p.245

43.

LAMIZET, Bernard. Politique et identité. PUL, 2002, page 13.

44.

Ce point sera développé dans le chapitre 2.