A. Les anthropologies philosophiques au cœur de la recherche : l’insu à assumer et à voiler

La notion d’« anthropologie philosophique », développée par Philippe Corcuff, nous a particulièrement séduit en ce qu’elle reconnaît la part d’implicite, donc d’inconscient, de toute recherche. Ces « anthropologies », qui désignent des propriétés de l’être humain auxquelles le chercheur croit et qu’il considère intangibles ou immuables, sont à la fois ce qui est le plus masqué dans la recherche et, en même temps, ce qui l’oriente fondamentalement comme point irréductible et indémontrable auquel se réfère implicitement le chercheur pour chaque concept employé, pour chaque méthodologie mise en œuvre. Corcuff fait ainsi « l’hypothèse que les composantes anthropologiques, comme plus largement les implicites normatifs, ne renvoient pas au choix volontaire d’une seule orientation par le chercheur, mais cheminent de manière plus diversifiée et moins visible dans les méthodes, concepts, les spécificités des différentes enquêtes »46.

Cette dialectique, repérée par Corcuff, entre un savoir ignoré, non interrogé par le sujet chercheur et les énoncés que le chercheur produit comme étant censés représenter le vrai savoir démontrable et argumenté, renvoie pour nous très clairement au fonctionnement dialectique de l’inconscient, et en particulier à ce que nous avons nommé l’inconscient épistémologique. En effet, pour Lacan, l’inconscient, c’est que qui vient produire des trous dans le savoir, c’est « une bévue »47 qui renseigne, sous ses apparences d’erreur, sur la vérité du sujet. L’inconscient, c’est ce qui, pour chaque sujet, s’appréhende et se pense difficilement mais qui pourtant donne une cohérence aux actes et au discours du sujet dans leur suite apparemment sans logique et souvent rationalisée a posteriori.

Le sujet qui fait l’hypothèse de l’inconscient en tire des conséquences dans l’interprétation de sa propre vie. Mais il le fait avec parcimonie, dans le cabinet de l’analyste, ou pour lui, intérieurement en quelque sorte, dans les situations de la vie courante sans en référer nécessairement à l’autre quand il s’agit de rendre compte de ses actes. Ce que nous voudrions montrer ici, c’est que cela fonctionne de la même manière pour le sujet de la science dès lors qu’il fait, comme nous, l’hypothèse d’un inconscient épistémologique. Le chercheur doit ainsi assumer ce qui constitue les implicites de sa recherche. Il doit se rendre compte de leur présence tout en les voilant. Car à trop dévoiler les implicites, on s’expose à devoir justifier leur caractère indémontrable, ce qui met le chercheur dans une position impossible, intenable puisque, par définition, le chercheur est celui dont on attend qu’il démontre, qu’il établisse des rapports logiques entre des faits, entre des énoncés. En revanche, ne rien dire de ses implicites, c’est aussi courir le risque de ne pas être compris en n’ayant pas dit, un tant soit peu, d’où l’on parle. Nous proposons donc d’aborder ici, sans plus y revenir ensuite, les éléments d’anthropologie philosophique (les implicites, les présupposés) de notre thèse, mais sous la forme du voile qui a pour fonction, comme l’a mis en valeur Lacan à partir de la clinique48, de montrer et de cacher à la fois. Le voile, en effet, a une fonction dialectique car il suggère ce qu’il y a en dessous et donc y invite le regard, mais ne le montre pas explicitement.

Philippe Corcuff est un chercheur de science politique à l’IEP de Lyon. Une partie de ses travaux est cependant consacrée à la sociologie et notamment à l’interprétation des travaux de Bourdieu. Dans une perspective épistémologique, il envisage aussi les rapports qu’entretiennent la philosophie et la sociologie, cette interdisciplinarité étant pour lui une manière d’enrichir la « vieille »49 sociologie de nouveaux concepts, de nouvelles méthodes et de nouveaux objets de recherche.

Cette perspective épistémologique, qui cherche à entrevoir les rapports entre philosophie, science (y compris sous un angle historique) et les dimensions inconscientes de l’investigation scientifique, n’est évidemment pas propre à Philippe Corcuff. On retrouve une parenté, dans la notion « d’anthropologie philosophique » de Corcuff, à ce que Bachelard a désigné, dans La Formation de l’esprit scientifique 50 , sous le nom « d’obstacle épistémologique » qui correspond à ces prénotions et préjugés qui orientent le discours et les pratiques scientifiques et empêchent de réaliser les sauts et les coupures épistémologiques qui renouvellent la science51. Ces ruptures étant la garantie de ne pas assimiler le travail scientifique à la pratique philosophique qui, quant à elle, érige le savoir en système, c’est-à-dire l’immobilise52, ne lui permet plus de se décaler ni d’investir et de construire de nouveaux objets et concepts. Bachelard pense en effet l’histoire de la science non pas comme une édification progressive d’un savoir universel, mais comme une série de ruptures successives : « on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même, fait obstacle à la spiritualisation »53. Bachelard souligne que c’est parce que la science est construite (et ne ressort pas du domaine de l’évidence, de ce qui apparaît à l’expérience) qu’elle avance par destruction et ruptures, coupures successives : « Accéder à la science, c’est spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé »54.

Il y a, en fait, deux raisons principales pour lesquelles nous avons choisi les formulations de P. Corcuff (en leur préférant, du coup, l’importation directe de celles de Bachelard).

D’une part, chez lui, « l’obstacle épistémologique », résultante de la rencontre entre préconceptions philosophiques et spéculatives et pratique réglée de la science, est considéré comme devant faire l’objet d’un usage inventif, qui passe par sa reconnaissance et son déplacement, aux conséquences heuristiques. Par rapport à Bachelard, Corcuff reconnaît une sorte d’indépassable des préconceptions à l’origine de la recherche scientifique. Il s’agirait (c’est ainsi qu’on l’interprète, dans nos termes) d’un point d’origine du discours scientifique, un point de réel ou de fantasme que le chercheur n’est pas en mesure d’abandonner au risque d’y perdre une part de son identité et de son désir de chercher. Contraint de conserver ce qui fait, en quelque sorte, la matérialité psychique de son identité (ce qui ne se déplace pas comme le symbolique mais qui se répète), le chercheur travaille avec, fait usage de ce point inamovible de croyance indestructible. « L’anthropologie philosophique » chez Corcuff désigne la valeur zéro, indémontrable, singulière, à partir de laquelle s’ordonne ensuite le discours scientifique en suivant les règles classiques du raisonnement déterminées collectivement. En somme, l’obstacle de Bachelard est point d’appui ou tremplin chez Corcuff. C’est cette conception du compromis qui dévoile un point d’impureté dans le savoir et la science, à leur origine, pour chaque chercheur, qui nous a séduit. On a là une forme de l’inconscient épistémologique : c’est ce dont le chercheur ne veut rien savoir, parce que le reconnaître pleinement le mettrait hors du champ de la science55, qui pourtant ordonne son discours conscient et public (celui impliquant la reconnaissance des pairs, par des communications ou des publications, par exemple).

D’autre part, le travail de Corcuff s’applique au champ des sciences humaines et sociales, ce qui permet une transposition plus aisée à notre propre travail par rapport à l’usage direct des considérations de Bachelard qui traite davantage de ces questions épistémologiques telles qu’elles sont à l’œuvre dans le champ des sciences exactes (physique, notamment).

Pour Corcuff, à l’instar de ce que pense Bachelard, tout chercheur a intérêt à se questionner sur les présupposés qui pré-structurent le regard scientifique. A côté du caractère positif de la science (les découvertes scientifiques faites à partir de méthodes d’objectivation et de distanciation), il ne faut pas oublier son caractère normatif. Pour Corcuff, toute science humaine ou sociale, même la plus empirique, est dépendante d’énoncés normatifs. Ces énoncés normatifs, il les nomme « anthropologies philosophiques » : « je viserai par « anthropologies philosophiques » des présupposés (pas nécessairement explicites) quant aux propriétés de l’humain et de la condition humaine »56. Corcuff explique ainsi que le chercheur doit prendre acte de la façon de nommer a priori les êtres humains (« acteur », « sujet », « agent », « individu ») ou de les doter a priori de propriétés spécifiques (« intérêt », « désir », « passion », « compétences », « dispositions », etc.) et que cela entraîne vers tel ou tel type de résultat en éclairant une partie de la réalité sociale et pas une autre. Reconnaître de tels présupposés qui président à toute recherche, « ce n’est pas nier la science au nom de l’abstraction, de l’a priori ou du normatif. C’est prendre conscience des effets de présupposés, irréductibles, dans la pré-structuration du regard scientifique »57. En réalité, la reconnaissance des anthropologies philosophiques permet, d’une part, une forme d’honnêteté intellectuelle et épistémologique et, d’autre part, la possibilité d’ouvrir à d’autres champs de recherche. En effet, reconnaître ses présupposés, c’est affirmer l’orientation spécifique d’une recherche, c’est-à-dire envisager les conditions d’applicabilité des énoncés qui seront produits pour rendre compte des phénomènes. C’est aussi pointer ce que la recherche laisse dans l’ombre : comment, par exemple, rendre compte de phénomènes psychiques inconscients si l’on présuppose que l’être humain est mû par l’intérêt et est donc porteur d’une conscience calculatrice qui indique que rien ne lui échappe ? Le projet épistémologique de Corcuff, c’est alors de faire varier les présupposés anthropologiques légitimes propres à telle discipline ou à telle approche scientifique pour dégager de nouvelles conceptualisations autour d’objets traditionnels de la discipline ; c’est « se donner les moyens de faire varier les outils conceptuels utilisés, en les adossant à des hypothèses anthropologiques plus diversifiées »58.

Corcuff applique notamment sa réflexion au cas de la sociologie de Bourdieu et notamment de l’héritage qu’elle a eue dans la science politique française. Il indique que dans la théorie des champs, exposée notamment dans La Distinction, Bourdieu, en décrivant la vie sociale selon une analogie économique (Bourdieu parle notamment de « marché linguistique » pour rendre compte des processus de distinction sociale par l’usage de la langue), s’est appuyé sur une « anthropologie de l’intérêt ». Selon Corcuff, cette partie de la théorie de Bourdieu fondée sur une vision implicite de l’être humain mû par l’intérêt, a été reprise comme telle, sans être vraiment interrogée, par des politistes français cherchant à renouveler l’approche trop juridique de la science politique française (Daniel Gaxie, Michel Dobry, Bernard Lacroix, Jacques Lagroye, Michel Offerlé). Cela a eu pour conséquence de donner une vision très machiavélique des rapports de pouvoir et donc, au fond, un peu univoque. Et Corcuff de montrer comment un autre « fil anthropologique » pourrait donner d’autres visions des rapports de pouvoir et fournir de nouvelles interprétations de la vie politique : « Ces prises de position anthropologiques, non ressenties comme telles et même ne relevant pas en général d’un choix conscient, ont des conséquences sur le terrain des enquêtes empiriques. Par exemple, un objet social investi ces dernières années par la sociologie politique comme « la manifestation » ne gagnerait-il pas de nouvelles formes d’intelligibilité à retrouver une catégorie comme « passions » à côté de celle d’« intérêts » ? »59.

Au terme de sa réflexion Corcuff explique que les sciences sociales bâtissent leurs théories et leurs paradigmes sur de grandes analogies (analogies biologiques, analogie économique, analogie théâtrale). Les anthropologies philosophiques seraient les « carburants »60 de ces analogies au service de l’intelligibilité du monde social. Il milite alors pour une diversification des « comme si anthropologiques » qui stimulent l’imagination de la recherche. Pour notre thèse nous prendrons acte de cette proposition, et à double titre.

D’abord, parce que notre thèse se propose, dans le champ des sciences de la communication, de construire un modèle conceptuel qui s’adosse à une anthropologie philosophique que nous pourrions nommer « du désir » et dont nous préciserons les contours dans les lignes qui suivent. L’abord du sujet par sa dimension désirante est assez rare dans le champ des SIC.

Ensuite, parce que nous avons aussi fait le choix d’aborder notre objet, la psychiatrie d’urgence, par une approche multifocale, sans la cantonner à un seul bloc théorique. Bien sûr l’anthropologie du désir traversera toute la thèse et sera un point de rassemblement des théories mobilisées, mais nous nous emploierons à aborder notre objet à partir de différentes analogies qui nous semblent complémentaires et heuristiques (celle du théâtre pour rendre compte du nouage des aspects symboliques et imaginaires de l’urgence ; celle de la magie pour rendre compte de l’efficacité symbolique de la prise en charge psychiatrique, par exemple).

Notes
46.

CORCUFF, Philippe. Bourdieu autrement. Fragilités d'un sociologue de combat. Textuel, 2003. Coll. « La discorde », pp.92-93.

47.

Dans son séminaire 24, de 1976-1977, publié sous le titre « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile amour », Lacan, en jouant sur la sonorité du signifiant, traduit le mot « unbewust » de Freud (« inconscient », en allemand) par « une-bévue » pour bien signifier le caractère de trou dans le savoir que constituent les manifestations de l’inconscient qui apparaissent toujours comme bizarrerie ou acte manqué mais d’où se déduit la vérité du sujet, c’est-à-dire son désir.

48.

A partir, notamment, de la lecture du cas du Petit Hans de Freud. On retrouve ainsi les analyses sur la fonction du voile chez Lacan dans le Séminaire 4, La relation d’objet, p. 279 sqq. Les propos de Lacan sont articulés autour de la question du phallus et notamment de la manière dont le Petit Hans, qui n’accepte pas l’absence du phallus chez la mère, introduit la question du voile pour le faire exister. Mais il nous semble qu’on peut légitimement élargir la dialectique du voile à d’autres objets, dont celui, épistémologique, qui nous occupe.

49.

En employant cet adjectif nous faisons référence à l’ouvrage de P. Corcuff Les nouvelles sociologies, A Colin, coll. « 128 », 2004

50.

BACHELARD, Gaston. La formation de l'esprit scientifique [1938]. Vrin, 1989. Coll. « Bibliothèque des textes philosophique ».

51.

Bachelard donne un synonyme à la notion d’obstacle épistémologique, décliné à partir de la question des biais de l’expérience première (des impressions d’observation) et dont la formulation nous intéresse dans l’articulation que nous faisons entre psychanalyse et épistémologie : il parle de « concepts préscientifiques à noyaux inconscients » (p.45 de La formation de l’esprit scientifique).

52.

Gaston Bachelard dit : « La philosophie a une science qui n’est qu’à elle, la science de la généralité. Nous allons nous efforcer de montrer que cette science du général est toujours un arrêt de l’expérience, un échec de l’empirisme inventif. (…) Il y a en effet une jouissance intellectuelle dangereuse dans une généralisation hâtive et facile », in la Formation de l’esprit scientifique, déjà cité, p.55. Quelques pages avant, Bachelard indique que le propre de la connaissance scientifique n’est pas la généralité, mais la réponse à une question qui, d’emblée, donne des conditions d’applicabilité et de validité restreinte au savoir établi. C’est la notion très usitée de problématique qui est évoqué ici.

53.

Ibid., p.14

54.

Ibid., p.14

55.

Il est en effet question d’une croyance qui ordonne la science. Or, la science qui se veut positive se donne pour but d’arracher le sujet aux croyances par le biais de la démonstration, du raisonnement, etc. L’inconscient, pour la psychanalyse, s’institue toujours à partir de telles dialectiques qui ordonnent nécessité et interdit.

56.

CORCUFF, Philippe. « Figures de l'individualité, de Marx aux sociologies contemporaines ». In EspaceTemps.net. Juillet 2005 [En ligne]. Textuel. http://espacestemps.net/document1390.html.

57.

Ibid.

58.

Ibid.

59.

Bourdieu autrement…, déjà cité, p.108

60.

Ibid., p.122