B. Les anthropologies philosophiques des théories rendant compte, dans le champ des SIC, de la psychiatrie et de la maladie mentale.

Relever l’ambition de Corcuff pour les SIC est un travail trop important pour une thèse. En effet, le caractère interdisciplinaire des SIC fait que cette discipline s’inspire d’un ensemble très vaste de paradigmes issus de disciplines variées. Cela signifie qu’il n’y a pas une anthropologie philosophique unique qui traverse ses présupposés et il faudrait en dresser un liste trop longue pour une thèse qui n’est pas exclusivement épistémologique. On peut cependant se prêter au jeu de manière non exhaustive et tenter de dévoiler les présupposés anthropologiques des théories mobilisées pour l’analyse de la psychiatrie et de la relation médicale dans le champ des SIC.

En réalité, elles sont peu nombreuses. A notre sens, il n’y a pas beaucoup de théories en SIC qui se préoccupent de comprendre et de rendre intelligible la relation médicale. Pourtant, la relation médicale, notamment dans le champ de l’accueil et du traitement des pathologies mentales, s’inscrit pleinement dans une problématique de la communication puisque la parole est l’outil thérapeutique (Freud parle de « cure par la parole »61) et que le rapport problématique du sujet au langage et à la communication permet de rendre compte de certaines pathologies (la psychose pouvant s’interpréter comme une forclusion du sujet de l’ordre symbolique et la névrose comme la résultante de l’aliénation du sujet dans le langage62).

En fait, la question de la santé n’est pas absente des travaux en SIC, mais elle est rarement traitée sous l’angle de la relation thérapeutique et de sa compréhension en termes de communication. Les voies de la recherche sur la santé dans ce champ suivent deux axes majeurs qui sont d’un côté celui de la médiatisation de la maladie en tant qu’elle contribue à faire de la santé un problème public et politique majeur dans notre société63 et, de l’autre côté, celui des recherches portant sur les phénomènes de vulgarisation scientifique de la médecine ou de construction des savoirs hybrides et profanes sur la santé, la maladie, la médecine, les thérapeutiques64. On pourrait ajouter un troisième axe, dont Dominique Carré et Robert Panico65 sont des représentants, qui traite de la question de l’insertion, dans le champ de la santé, des nouvelles technologies numériques qui se mettent au service des objectifs de rationalisation managériale de l’hôpital en provoquant des effets de rentabilisation et donc de déshumanisation de l’acte de soin. Ici, on s’approche, de biais cependant car il s’agit de l’analyse de l’usage des NTIC, des questions de la nature de la relation médicale.

Ainsi, il y a peu de théories propres aux SIC qui traitent de la relation médicale, et en particulier de la psychiatrie, et il y a là un champ de recherche non réellement défriché que notre thèse se propose d’investir. On le verra dans le chapitre suivant, l’objet que nous avons choisi nous a invité à aller nous enrichir de théories plutôt propres à d’autres sciences humaines et sociales qui ont l’habitude de traiter de la relation médicale : anthropologie, sociologie et psychanalyse notamment. Mais notre but n’est pas de faire un « patchwork » théorique et nous n’avons pioché dans ces domaines des recherches que pour autant que les paradigmes qu’on y a puisés permettent de construire une approche en termes de communication de la psychiatrie d’urgence.

Il y a cependant deux auteurs souvent mobilisés dans le champ des SIC qui se sont penchés sur la question de la psychiatrie. Ce sont Michel Foucault et Erving Goffman. Nous ne développerons pas leurs théories ici pour deux raisons. D’une part, alors que ces auteurs ont fondé une partie de leurs approches théoriques à partir de l’étude de la psychiatrie, les SIC ont gardé la théorie et la méthode en évacuant l’objet spécifique (la maladie mentale, la psychiatre) sur lequel elles avaient été établies pour les transférer à d’autres objets. D’autre part, dans la dernière partie de la thèse, nous proposons – notamment – une relecture de Foucault et de Goffman à partir des résultats de notre recherche sur la psychiatrie d’urgence. Nous aurons là un angle de lecture de Goffman et de Foucault qui se révèlera plus intéressant qu’un exposé général de la théorie sans véritable but de démonstration.

Nous pouvons cependant essayer de détacher, à grands traits, sans être exhaustif, quelques « anthropologies philosophiques » de l’interactionnisme de Goffman et de la pensée de Foucault. Cela permettra de lire, par comparaison en quelque sorte, la spécificité de notre approche présentée plus bas.

La littérature interactionniste, particulièrement Goffman, invite à désigner ce champ théorique comme traversé par une anthropologie du rôle. Dans l’interactionnisme symbolique, qui a pu servir à interpréter la relation thérapeutique en psychiatrie, l’être humain a cette caractéristique de n’être pas doté d’attributs psychologiques. C’est ce qu’exprime David Le Breton lecteur de Goffman : « Le soi est socialement fragmenté (…). L'existence sociale n'est possible qu'à travers la capacité pour l'acteur d'endosser une succession de rôles différents selon les publics et les moments. (…). Le rôle prime sur une identité établie une fois pour toutes. (…) Le soi n'existe que sous la forme des rôles tenus »66. En somme, dans l’interactionnisme, il existe un implicite selon lequel l’identité n’est pas substantielle mais relationnelle. Peut-être faudrait-il plutôt dire conjoncturelle ou circonstancielle en fonction des situations sociales. Car, au fond, on peut aussi dire que l’identité, dans le champ de la psychanalyse, est relationnelle en ce qu’elle s’institue dans le rapport que le sujet entretient au symbolique, c’est-à-dire à la figure de l’Autre, figure générale du tiers. Pour Goffman, l’identité s’établit au gré de la rencontre, dans un rôle de composition, selon la figure particulière d’un autre, caractérisé socialement et qui invite à tel ou tel type de comportement. Dans le champ de la psychanalyse, qui est celui auquel notre thèse se réfère pour construire la vision de l’être humain qui la sous-tend, l’identité du sujet se soutient de son désir qui est l’envers dialectique du manque provoqué par l’insertion du sujet dans le langage, c’est-à-dire dans le rapport à l’autre médiaté par un code hétérogène à ce qui anime biologiquement le sujet67 (vie pulsionnelle). Cette anthropologie du rôle à la racine de la théorie interactionniste s’avère pour nous insuffisante pour analyser notre objet et menace de laisser des zones d’ombre dans l’intelligibilité de la psychiatrie d’urgence. En effet, réduire l’être humain à son rôle, c’est pertinent pour l’analyse de multiples situations sociales mais ça ne permet pas de rendre compte de la dimension réelle (irréductible au symbolique, au rôle) qui se manifeste dans les situations de crise psychique.

Concernant Foucault maintenant, peut-on dégager une anthropologie philosophique qui traverse l’œuvre, et notamment l’Histoire de la Folie ? Quelles possibilités heuristiques cette anthropologie libère-t-elle ? Laisse-t-elle dans l’ombre des possibilités d’analyse de la psychiatrie d’urgence ?

Peut-être pourrait-on dire, sans prétention d’exhaustivité, qu’un des fils implicites de la pensée de Foucault (en tous cas dans ses écrits les plus anciens dont fait partie l’Histoire de la folie) est qu’il suit une anthropologie de l’assujettissement. Pour Foucault, l’être humain est pris et prisonnier de normes qui l’assujettissent jusque dans son corps. Les corps sont porteurs des normes que le sujet intègre et cela de manière écrasante. Comme pour la question du rôle dans l’interactionnisme, la question de l’assujettissement est intéressante à mettre en perspective avec la psychanalyse, ce que fait notamment Judith Butler en comparant chez Freud, Foucault et Lacan les conceptions de la norme et du symbolique68. Elle explique que la pensée de Foucault, comme la psychanalyse, désignent des formes d’assujettissement ou d’aliénation au symbolique. Elle souligne que chez Foucault, l’instance du symbolique est, en quelque sorte, toute puissante, et construit alors une théorie assez pessimiste sur le social, notamment dans les difficultés à contourner les formes de pouvoirs et les normes intégrées par les sujets sociaux. Butler indique que Lacan, en introduisant l’importance de ses catégories de réel et d’imaginaire rend moins aliénante la fonction symbolique. Notons d’ailleurs que si Lacan insista beaucoup sur la notion de symbolique au début de son enseignement, la suite, à partir notamment du Séminaire 10 sur l’angoisse, fut consacrée à rendre compte du rapport des instances du réel et de l’imaginaire avec le symbolique. Judith Butler souligne alors que faire l’hypothèse de l’inconscient, c’est envisager la possibilité de trous et d’échappatoires dans le symbolique qui appartiennent au sujet qui n’est pas sujet à l’inconscient mais sujet de l’inconscient, c’est-à-dire propriétaire et non pas esclave assujetti de son inconscient pourtant lui-même corrélatif à l’insertion du sujet dans le symbolique. Ce constat pousse Butler à dire que « tous les rituels de conformité aux injonctions de la civilisation ont leur coût, et un certain reste non bridé et non socialisé se trouve ainsi produit, qui conteste l'apparence du sujet obéissant à la loi. Ce reste psychique marque les limites de la normalisation »69. Ce reste est ce que Lacan appelle l’instance du Réel : c’est ce qui marque que le symbolique n’est pas tout puissant sur les conduites et sur le corps – c’est même le corps qui, dans ses manifestations irréductibles aux exigences de la civilisation, vient interroger le symbolique, parfois sous forme de symptôme. Butler souligne enfin que la fonction de l’imaginaire, chez Lacan, permet à l’identité d’échapper à une dimension strictement symbolique : « L'identité ne peut jamais être pleinement totalisée par le symbolique car ce que celui-ci ne parvient pas à ordonner émergera dans l'imaginaire en tant que désordre, site de contestation de l'identité »70. En cela, la psychanalyse, à la fois comme théorie et comme pratique, est politique : elle soutient une idée du sujet – dans la théorie – et un sujet proprement dit – l’analysant, dans la cure – qui, respectivement, soit subversive et fasse preuve de subversion71.

Nul doute que la pensée de Foucault est puissante et heuristique à bien des égards, nous le montrerons au long de la thèse et plus précisément à l’approche de la conclusion quand nous proposons une relecture de l’Histoire de la folie à la lumière du phénomène contemporain d’accueil d’urgence en psychiatrie. Cependant, l’anthropologie philosophique pessimiste de Foucault qui sous-tend ses écrits nous laisse perplexe quant à la possibilité laissée par sa pensée d’éclairer tous les phénomènes qui se produisent lors des situations d’urgence psychiatrique. Par exemple, comment une théorie de l’assujettissement est-elle en mesure de rendre compte de l’inventivité subjective et discursive de sujets en détresse qui se présentent et rendent compte de leur souffrance aux psychiatres des urgences ? Comment une théorie de l’assujettissement dégageant la force de l’institution sur les corps est-elle en mesure d’être opératoire pour une analyse des articulations dialectiques entre demande du patient et discours de l’institution ? Notre thèse, peut-être un peu naïvement, ne souhaite pas postuler a priori l’assujettissement à l’institution hospitalière des patients en difficulté psychique, quitte à ce que nous revenions sur nos présupposés à l’épreuve de nos découvertes sur le terrain.

Les analyses que nous venons de mener ont déjà dévoilé, en creux, ce que sont les présupposés sur la définition de l’être humain qui fondent les approches conceptuelles et méthodologiques dans notre thèse. Il s’agit maintenant de tenter de les préciser pour ne plus avoir à y revenir ensuite.

Notes
61.

FREUD, Sigmund. La technique psychanalytique. Paris : PUF, 2005. Coll. « Bibliothèque de psychanalyse ».

62.

Nous détaillerons ces points plus bas que nous extrayons de la lecture de Lacan, on pourra cependant trouver cela dans LACAN, Jacques. Le séminaire. Livre 3, Les psychoses [1955-1956]. Seuil, 1981. Coll. « Champ Freudien ». On trouve par ailleurs répétée dans nombre de séminaire de Lacan que « l’inconscient est structuré comme un langage », renvoyant au fait que l’inconscient est corrélatif au schéma de la communication qui implique l’Autre et un code.

63.

Pour avoir un point de vue synthétique de cet axe de recherche on peut se référer à Questions de communication. 2007, n°11, « Malades et maladies dans l'espace public ». Presses universitaires de Nancy ; et à ROMEYER Hélène (dir.). La santé dans l'espace public. Rennes : Presses de l'école des hautes études en santé publique (EHSP), 2010.

64.

De telles recherches peuvent par exemple être menées par le laboratoire de sciences de la communication de l’ENS Lyon, le C2SO.

65.

PANICO, Robert. « Télé-médecine et progrès social : un duo incertain ». In Sciences de la société. 1999, n°47, Les télé-Services. Les nouveaux services de communication. Presses universitaires du Mirail. Pages 43-56.

66.

LE BRETON, David. L'interactionnisme symbolique. PUF, 2004. Coll. « Quadrige », Manuels, p.62-63

67.

Cette spécificité de la psychanalyse freudienne qui associe une théorie du sens à une théorie de la pulsion a été fort bien analysée par Paul Ricœur dans De l'interprétation. Essai sur Freud. Seuil, 1965. Coll. « L'ordre philosophique », à la partie « Energétique et herméneutique », pp.73-153. Cette dialectique sera travaillée par Lacan plus particulièrement dans les dernières années de son enseignement.

68.

BUTLER, Judith. La vie psychique du pouvoir. L'assujettissement en théories. Editions Léo Scheer, 2003. Coll. « Non & Non ».

69.

Ibid., p.141

70.

Ibid., p.153

71.

Nous développerons, dans le chapitre suivant, comment il est possible d’envisager les rapports entre psychanalyse et politique. Cette articulation invite à une définition quelque peu restrictive du politique.