C. Analyse réflexive sur les anthropologies philosophiques de la thèse

Il a été difficile de savoir où placer chronologiquement, dans le plan de la thèse, la réflexion qui va suivre. En effet, placée ici, elle est censée annoncer une démarche épistémologique et méthodologique. En réalité, elle a un double statut : un statut d’annonce (une invitation vers le lecteur à une manière de lire la thèse) mais aussi un statut de retour réflexif sur la thèse au moment de sa rédaction qui ne se produit pas, elle-même, dans l’ordre chronologique du plan. Ainsi, ce développement aurait très bien pu prendre place à la fin de la thèse. Mais, comme cela nous semble important pour justifier les modalités d’articulation des énoncés scientifiques que nous avons choisi de mobiliser dans la thèse, nous inscrivons ce propos ici, de manière à éclairer le travail conceptuel de nos implicites qui sont, en fait, en dernière instance, le « noyau » rassembleur des différents paradigmes mobilisés.

Il s’agit donc ici de décrire ce qui fonde les constructions théoriques de la thèse mais qui reste, en quelque sorte, indémontrable si on suit, en extrapolant quelque peu, les explications de Corcuff sur les anthropologies philosophiques. C’est en somme la révélation fugace des « croyances » qui sont au fondement de la thèse, c’est-à-dire des postulats qui orientent la thèse sans que le chercheur en connaisse tous les tenants et aboutissants. C’est un peu comme le désir qui guide la vie du sujet et à propos duquel le sujet a quelque connaissance tout en ayant le sentiment que quelque chose lui en échappe toujours. Il s’agit d’un point organisateur à partir duquel les autres énoncés de la recherche sont explicables et articulables72.

Quels sont donc les énoncés indémontrables que nous nous avouons – forcément partiellement – et qui fondent le propos de la thèse sur le plan conceptuel mais aussi certainement politique ? Ces anthropologies philosophiques auxquelles nous adhérons sont-elles courantes en SIC ? Sinon, pourquoi et peuvent-elles y prétendre ?

Ces énoncés que nous proposons comme postulats fondamentaux de notre thèse, nous ne les étaierons pas à partir de références bibliographiques. On pourrait le faire, mais l’objectif ici est l’affirmation et non la démonstration. On ne peut en effet démontrer qu’à partir de point fixés arbitrairement, ou par conviction. Les sciences dites « exactes », comme les mathématiques, ne font pas autre chose en écrivant, par exemple, au début de leurs démonstrations : « On admet que x∈ ». Cette proposition contient en elle-même les conditions d’applicabilité des démonstrations qui seront développées ensuite. De même, en physique mécanique, les raisonnements commencent par une sorte de fiction où l’on annonce qu’on « néglige le frottement de l’air ».

Nous pensons pouvoir dire que notre thèse, élaborée explicitement dans le cadre des sciences de l’information et de la communication, s’appuie implicitement sur une « anthropologie du désir » en ce que le désir est fondamentalement lié à une problématique de la place de l’être humain dans le langage. Nous postulons ainsi que le désir est ce qui anime l’être humain en tant qu’il est un être parlant. Autrement dit, il faut entendre le terme de désir en le dégageant des idées communes auxquelles il peut être associé. La définition à laquelle nous nous référons – qui est celle, en fait, de la psychanalyse lacanienne – n’est pas réductible à celle de volonté ni à celle de pulsion physique ou sexuelle qui sont souvent les définitions associées au terme de désir dans le sens commun. Le désir est pour nous une médiation entre le besoin (qui est de l’ordre du corps, de la pulsion) et la demande (qui est une formulation adressée à l’autre de qui on attend quelque chose, dans le symbolique). Le désir n’est pas le besoin car le besoin s’éteint dès qu’il est satisfait (la soif s’apaise quand elle est étanchée) alors que le désir court toujours, il pousse toujours le sujet vers un autre objet qui le satisfasse et qui ne convient jamais. Le désir est à la recherche d’un objet perdu, à jamais perdu. Le désir n’est pas la demande car il est toujours en deçà ou au-delà d’elle. Soit le symbolique (le langage) en dit trop par rapport à mon désir insu (ce qui peut se lire dans les lapsus et la gêne qu’ils occasionnent), soit il est insuffisant à le dire tout (comment lui dire que je l’aime ?). Autrement dit, le désir est une instance intermédiaire entre la pulsion et le langage ; c’est la pulsion prise dans le langage mais qui aussitôt prise, lui échappe. C’est, pour le sujet, une instance toujours insaisissable et dont il constate pourtant les effets dans sa vie, c’est-à-dire dans son discours et dans ses actes.

Cette anthropologie du désir, qui dessine les contours implicites de la définition de l’être humain contenue, traversant et soutenue dans la thèse, a des implications qui poussent à préciser la définition.

Nous dirions donc que, dans notre thèse, nous considérerons l’être humain comme un sujet. C’est le terme que nous emploierons pour ce qu’il connote et qui est différent d’autres manières de nommer l’être humain qui renvoient, quant à elles, à d’autres conceptions anthropologiques, comme le notait Corcuff. Parler de sujet, ce n’est pas la même chose que de parler d’« individu », d’« acteur » ou d’« agent » qui sont des désignations souvent mobilisées dans le champ des sciences sociales et donc en SIC. Mais il y a plusieurs façons de définir le sujet… Pour nous, le sujet n’est pas totalement assujetti : nous venons de le voir au cours de notre rapide discussion de la pensée de Foucault. En effet, concevoir qu’une logique du désir traverse le sujet, c’est lui reconnaître une forme de responsabilité dans les actes, les discours et les symptômes qu’il manifeste (c’est pour cela qu’il n’est pas un « agent », terme qui indique une forme de passivité, d’aliénation totale aux structures collectives). De manière consciente ou inconsciente (le sujet ne veut parfois rien savoir de son désir), dans notre perspective, le sujet est toujours pour quelque chose dans ce qu’il dit ou fait – ce sont des manifestations explicites ou masquées et déformées du désir qui cherche à s’exprimer en correspondant aux exigences du symbolique et de la civilisation.

Le sujet que nous envisageons est donc désirant et parlant. Il est aussi divisé (c’est pour cela qu’il n’est pas un « in-dividu »). Cette division est, en quelque sorte, ce qui est issu de la confrontation dialectique qui définit le sujet entre désir et langage et entre désir et pouvoir. Pour le dire grossièrement, avant d’étayer plus rigoureusement ces considérations plus tard dans la thèse, le sujet est divisé entre sujet de l’énoncé (le sujet tel qu’il apparaît dans l’énoncé, le moi) et sujet de l’énonciation (le sujet qui prononce, qui s’engage dans la parole, le sujet du désir et de l’inconscient). C’est cette dialectique, définissant pour nous fondamentalement la condition humaine, qui est exprimé dans la célèbre proposition de Rimbaud « Je est un autre ». Cette phrase rend vraiment compte de la manière dont, finalement, notre conception du sujet entraîne une conception spécifique de la communication qui traversera notre thèse : je crée du lien social en mettant en œuvre la communication mais je ne me saisis jamais moi-même dans le langage qui, par nature, est équivoque, insuffisant à dire et support originaire de la communication ; j’ai pourtant l’idée que l’autre pourra me renvoyer, en miroir, qui je suis ; cette identification, qui exprime au fond la reconnaissance d’un code commun, m’intègre au collectif mais, en même temps, me renvoie à ma singularité à travers l’insuffisance du langage et de la communication à représenter, pour l’autre, mon désir.

Nous tenons à souligner qu’une telle anthropologie du désir, fondant une conception spécifique de la communication, implique une théorie de la médiation entre le singulier et le collectif. Il ne s’agit pas, en effet, d’une psychologisation de la communication qui tendrait à éluder la question du collectif. Le collectif est bien présent, notamment sous la forme de la figure de l’autre qui se présente selon trois instances73. D’abord, l’autre est réel : comme objet de jouissance, comme corps, comme porteur de l’objet et comme limite de ma propre identité. Ensuite, l’autre est imaginaire (comme dans l’amour, la paranoïa, les mythes individuels où des fictions sur l’autre viennent à la place de l’impossibilité à connaître son désir : que me veut l’autre ?). L’autre est enfin symbolique : le code, le langage qui existent avant moi et existeront après et par lesquels je dois passer pour m’exprimer, m’indiquent l’existence des autres et mon appartenance au collectif.

Cette conception du sujet a une autre conséquence sur le plan de l’analyse de communication : elle indique que la communication n’est pas transparente. En effet, le langage, sur lequel elle s’appuie est, on l’a dit, hétérogène à l’ordre du désir (donc jamais satisfaisant) mais, en plus, la structure même du langage confère à la communication une nature fondamentalement équivoque. On ne s’engage pas dans le langage, via la parole, sans faire l’expérience de ses aspects métaphoriques et métonymiques qui font que chaque terme prononcé renvoie, pour moi ou pour mon partenaire de communication, à un autre terme qui n’est pas fixé de manière certaine mais qui dépend, de manière contingente, de chaque sujet, de ses associations inconscientes et donc de son investissement désirant du langage. La communication est en définitive, de ce point de vue, une médiation précaire qui bute, en permanence, sur le malentendu.

Les conceptions de la communication, issues de cette conception du sujet comme clivé, parlant et désirant, sont rares dans le champ des SIC. Nous avons cependant la certitude qu’une telle conception est à la fois heuristique pour l’analyse de notre objet qui l’exige, en quelque sorte, et qu’elle est susceptible de générer des articulations conceptuelles originales capables de renouveler les concaténations interdisciplinaires dominantes en SIC. C’est, entre autres, le projet de notre thèse.

Ce refoulement des aspects psychiques de la communication74 a souvent conduit les SIC à occulter l’étude d’objets qui peuvent légitimement faire partie de leur champ d’investigation. Ainsi, les SIC se sont peu intéressées aux pathologies de la communication alors que la psychologie ou la linguistique ont pu en faire leur objet en mettant en œuvre leurs propres méthodologies. Il est étonnant que les recherches n’aient jamais vraiment tenté de concevoir des modèles rendant compte de la médiation entre les aspects psychiques et collectifs de la communication75. Car enfin, beaucoup de théories de la communication ont pu montrer l’illusion qu’il y avait à postuler une transparence de la communication76, mais les questions du malentendu et de la pathologie ont rarement été rationnalisées à partir de considérations sur la vie psychique des sujets de la communication. On trouve cependant une présence du discours de la psychanalyse chez des auteurs largement mobilisés par les chercheurs en sciences de l’information et de la communication tels que Roland Barthes ou Michel de Certeau.

Il est temps de rendre compte de la manière dont nous avons choisi et articulé les concepts fondamentaux qui constituent l’approche théorique de notre thèse.

Notes
72.

Ce serait la même métaphore que celle de « l’ombilic du rêve » décrit par Freud dans l’Interprétation des rêves (p.446) qui désigne ce point inaccessible au sujet mais qui pourtant donne une orientation déterminée au rêve. C’est ce point de réel, dirait Lacan, autour duquel tourne le sujet quand il interprète son rêve à partir de ses formations manifestes. C’est un point d’énigme, un point opaque d’où, paradoxalement, se construit le sens. C’est un peu la même chose dans une recherche où la singularité ineffable du désir du chercheur oriente pourtant les formations de sens, explicites quant à elles, qu’il produit dans la recherche.

73.

La notion même de sujet définit étymologiquement le rapport à l’autre : sub-jectum signifie « [placé] sous le regard de l’autre ».

74.

Qui ne sont pas exclusifs de la considération des aspects collectifs et sociaux de la communication, on l’a vu et on l’approfondira au chapitre 2.

75.

Freud est parfois cité dans les manuels de SIC, aux côtés de Tarde et de Le Bon, concernant la question de la psychologie des foules. Il nous semble qu’il s’agit d’une lecture de Freud relativement partielle qui ne rend pas compte de tout son travail, au début de son œuvre, sur les rapports entre le psychisme et les lois du langage susceptibles d’intéresser plus largement les sciences de la communication…

76.

C’est en fait toute l’histoire des théories de la communication que d’être partie d’une vision instrumentale et transparente de la communication (modèle de Shannon) à l’élaboration de modèles plus complexes prenant en compte la question de l’interprétation du récepteur (Cultural Studies, Contrat de communication, etc.).