III. L’apport de l’anthropologie de la médecine : une méthodologie et une aide à l’analyse des rapports entre communication, efficacité du soin et relation thérapeutique

On l’aura compris, la psychanalyse va constituer un fonds théorique primordial de la thèse. Mais, conscient de la nécessité d’un usage parcimonieux et limité de la psychanalyse dans les sciences sociales, nous allons maintenant exposer la manière dont nous aurons recours à d’autres sciences sociales pour la construction théorique de notre thèse. Ce recours obéit à deux contraintes de cohérence épistémologique : permettre une analyse en sciences de la communication ET permettre une articulation avec les fondements psychanalytiques de notre approche. Nous avons, à la suite de Freud, le sentiment que la psychanalyse constitue un appareil théorique capable d’établir de « riches connexions entre de nombreux domaines de savoir »121. C’est un des buts épistémologiques des sciences de la communication que de construire ces « riches connexions ».

Nous avons trouvé dans l’anthropologie structurale, et plus précisément dans l’anthropologie de la relation médicale et du corps, un moyen d’enrichir l’armature conceptuelle de la thèse sans trahir l’abord psychanalytique, ni l’abord communicationnel.

D’abord, la lecture de Claude Lévi-Strauss dans ses articles sur l’efficacité symbolique et sur le sorcier et sa magie 122 , nous a permis de continuer à élaborer l’hypothèse de la dimension fondamentalement symbolique et communicationnelle du soin. La psychanalyse l’indiquait déjà, mais nous lui avons trouvé un manque en ce qu’elle prend mal en compte la dimension institutionnelle du soin. Dans la psychanalyse, le sujet est présupposé être l’acteur à part entière de sa guérison (puisqu’il est le créateur de son symptôme). Dans ces conditions, le dispositif de la cure laisse une grande place aux élaborations symboliques du patient, ponctuées et orientées par l’analyste. Nous ne pouvions plaquer le modèle de ce dispositif à notre terrain : nous aurions éludé, d’une part, la part jouée par l’intervention active du psychiatre dans les entretiens de psychiatrie et, d’autre part, le poids de l’institution hospitalière (en termes notamment de représentation pour le patient) dans la prise en charge. Sur ce point délicat qui montre la difficile applicabilité du modèle psychanalytique sur la psychiatrie d’urgence, Claude Lévi-Strauss nous fut d’une grande aide dans la manière dont il montre comment la cure chamanistique est « l’inverse », en termes de dispositif, de la cure analytique. Alors que l’analyse laisse au patient le soin d’élaborer le mythe individuel 123 qui organisera symboliquement les affects angoissants dépourvus de sens, le chaman met à disposition du sujet souffrant un mythe, qui vaut collectivement, et qui est une sorte de « patron » (comme en couture) où le patient logera et organisera symboliquement ses affects en tâchant de faire des équivalences entre l’événement (réel) qui l’accable et le récit (symbolique) qui lui est proposé.

Ainsi, sans trop éroder l’approche psychanalytique, Lévi-Strauss nous permet de continuer à entrevoir le soin comme une activité communicationnelle et symbolique tout en mettant l’accent sur une forme de médiation entre singulier et collectif qui donne une place plus importante au collectif en tant qu’institution. La définition du collectif est alors moins restrictive – et plus opératoire pour l’analyse de notre terrain – que ce que propose Lacan en assimilant le collectif ou le politique au trésor des signifiants124.

Nous nous sommes aussi particulièrement intéressé à l’anthropologie du corps, telle qu’elle est développée, notamment, par David Le Breton125. L’idée est de réaffirmer la dualité réelle et symbolique du corps. Alors que notre corps manifeste des affects et nous communique des sensations anarchiques et impartageables (donc réelles), nous en avons cependant toujours une représentation symbolique. C’est ce qui s’inaugure et ne quitte plus le sujet depuis l’expérience du miroir où les « morceaux » du corps ressentis comme épars chez le petit d’homme se retrouvent unifiés dans une forme, dans une représentation. De ce point de vue, nous apprend l’anthropologie, le sujet humain est sans cesse contraint d’entretenir cette représentation symbolique, de produire des récits sur son corps et les événements qui s’y produisent. Autrement dit, dans la relation médicale, il y a toujours quelque chose de cet ordre, au-delà de la guérison, qui est recherché et qui passe par une relation de communication. Cela nous a particulièrement interpellé dans le cadre de notre thèse car l’hôpital d'aujourd’hui a tendance à promouvoir une représentation morcelée du corps en organisant ses services en fonction de spécialités médicales qui s’attachent au soin d’un organe indépendamment des autres. En quelque sorte, la spécialisation médicale a tendance à rappeler au sujet la dimension réelle de son corps, source d’angoisse si elle n’est pas mise en récit. Nous le démontrerons ultérieurement : nous faisons l’hypothèse que les psychiatres des urgences accueillent ce qui, dans la médecine, relève du symbolique et a tendance a être éludé par l’abord presque strictement organique des pathologies.

Au fond, ce que permettent l’anthropologie du corps et de la médecine, c’est de rappeler la dimension communicationnelle du soin et de mettre en garde contre les dérives scientistes de la médecine qui voudraient faire oublier que celle-ci est, aussi, une science humaine et sociale. Psychanalyse et anthropologie concourent à montrer que le symptôme est, au-delà du dysfonctionnement du corps, un symbole. Ce symbole est intégré dans le récit des patients, dans les interprétations des médecins, dans le discours de l’institution. En cela, il est un objet sémiotique qui s’insère et s’échange dans des situations de communication et il intéresse donc les SIC.

Enfin, pour notre thèse, nous avons emprunté à l’anthropologie quelques-unes de ses méthodes d’investigation du terrain, à savoir, principalement, l’observation et la description ethnographiques. C’est Georges Devereux126 et François Laplantine127 qui nous ont guidé. Nous ferons l’exposé de notre méthodologie ultérieurement. Pour l’heure, il s’agit d’alimenter la réflexion épistémologique. En quoi ces méthodologies sont-elles articulables à une approche théorique en SIC sur fond de psychanalyse ? Alors que traditionnellement les outils développés en sciences de la communication sont au service de l’analyse des énoncés, nous avons cherché à mobiliser des outils qui puissent insister sur la dimension d’énonciation dans la communication de manière à rendre compte, au plus près, de situations de communication spécifiques que sont les entretiens aux urgences psychiatriques. Le terme même de « situation » indique l’étude de la contextualisation de la communication en termes de temps et d’espace qui sont des données fondamentales et inévitables quand on traite de l’urgence. Il était impossible, pour nous, de tirer des textes et des discours des entretiens de psychiatrie sans les placer dans leur contexte d’énonciation hic et nunc. De plus, l’urgence psychiatrique, c’est aussi l’étude de l’impossible de la communication qui s’observe peu dans l’espace clos et décontextualisé d’un discours retranscrit. La description ethnographique présente pour nous cet avantage incomparable d’intégrer une dimension scopique et scénique au corpus. Cela suppose un travail important d’élucidation des phénomènes (subjectifs notamment) qui font passer du regard lors de l’observation au moment de l’écriture du journal ethnographique. L’analyse de ce travail, propre au chercheur, est aussi source de données comme le montre Devereux. Une problématique de la communication est ainsi introduite dans notre méthodologie puisqu’il s’agit de clarifier les conditions du passage du réel de l’observation au symbolique de l’écriture dans les contraintes du discours scientifique (rendre compte, à un collectif, de son regard singulier).

Notes
121.

FREUD, Sigmund. « L'intérêt de la psychanalyse » [1913], in Résultats, idées, problèmes I (1890-1920). PUF, 1984. Coll. « Bibliothèque de psychanalyse ». Pages 187-213.

122.

Articles collectés dans LÉVI-STRAUSS, Claude. Anthropologie structurale [1958]. Presses Pocket, 1990. Coll. « Agora ».

123.

Voir LACAN, Jacques. Le mythe individuel du névrosé : poésie et vérité dans la névrose. Seuil, 2007. Coll. « Champ Freudien ».

124.

En réalité, Lacan et Lévi-Strauss nous donnent deux versions de la médiation telles qu’elles peuvent se déduire du même phénomène qui est nommé, en psychanalyse, « abréaction ». Nous traiterons précisément cela dans la suite de la thèse, avec des illustrations cliniques, à la partie III.

125.

LE BRETON, David. Anthropologie du corps et modernité [1990]. Paris : PUF, 2003. Coll. « Quadrige ».

126.

DEVEREUX, Georges. De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement [1967]. Aubier, 2000.

127.

LAPLANTINE, François. La description ethnographique [1996]. Armand Colin, 2005. Coll. « 128 ».