IV. L’apport de la sociologie de la maladie et de la médecine : la maladie comme « signifiant social » et « forme élémentaire de l’événement »

Cette thèse aura peu recours à la sociologie. Cette posture, qui aurait pu paraître étonnante, ne doit plus l’être maintenant que nous avons affirmé notre volonté d’asseoir notre cadre théorique sur des concepts et notions issus de la psychanalyse.

Nous avons précédemment montré pourquoi nous écartions la sociologie interactionniste. Allons plus loin : en mobilisant des concepts qui mettent en avant les notions de désir et de subjectivité, nous sommes contraint, pour des raisons de cohérence épistémologique, de ne pas avoir recours à des théories qui postulent la suprématie du social sans dialectique avec la subjectivité. La psychanalyse est en effet incompatible avec toute théorie qui fasse du sujet une simple déduction du social, comme elle est incompatible avec toute théorie psychologique qui ignore le collectif et ne définisse pas l’individu en dehors des frontières du moi (comme l’ego psychologie).

En ce sens, notre voyage à travers les écrits sociologiques sur la médecine a été très sélectif. Nous avons fait le choix restrictif de n’exploiter, dans le champ de la sociologie, que les travaux de Claudine Herzlich et de Marc Augé. Disons que nous avons été séduit par le fait que ces auteurs avaient un pied dans la sociologie et un pied « ailleurs ».

L’ouvrage de Herzlich et de Augé, Le sens du mal 128 , propose une approche sociologique de la maladie et de la relation médicale qui mobilise des concepts qui ont tout à fait leur place dans les sciences de la communication et sont compatibles avec la psychanalyse.

Nous relevons à ce propos deux notions chez Augé et Herzlich. Les auteurs parlent de la maladie en termes « d’événement » (« la maladie est la forme élémentaire de l’événement », dit Augé) et de « signifiant social ».

Cette formulation conceptuelle, qui identifie maladie et événement, nous semble précieuse pour notre thèse. Elle permet de ne pas réduire la maladie à un enjeu strict de la science médicale ou de la biologie mais de lui donner une dimension tout à la fois subjective, sociale et sémiotique. Elle permet donc, sur le plan épistémologique, de rendre légitime l’abord des faits médicaux par les sciences humaines et sociales et, en particulier, les sciences de la communication.

La psychanalyse peut certainement se satisfaire de cette définition de la maladie puisqu’elle considère que les formations de l’inconscient ou les symptômes sont des irruptions insensées, des bizarreries (pour le sujet à qui cela arrive) à l’intérieur de l’organisation symbolique de la vie psychique. Lapsus, actes manqués, symptômes (comme l’angoisse, par exemple), sont proprement des événements en ce qu’ils viennent troubler et interroger ce qui habituellement fait sens pour le sujet. Ce sont des points de ruptures du sens dans la vie du sujet. Certains symptômes constituent un trou dans le sens dans la mesure où ils ne sont pas situables dans une série de faits et d’affects passés auxquels ils seraient réductibles et identifiables. Ce trou dans le sens est proprement ce que Bernard Lamizet appelle la dimension réelle de l’événement 129 . Nous faisons l’hypothèse que la détresse psychique reçue aux urgences psychiatriques constitue une manifestation, dans l’espace public, de l’événement sous sa forme réelle. Le sujet qui est amené aux urgences ou qui a recours à elles manifeste l’irruption insupportable du réel dans le symbolique (dans la famille, dans l’espace public) : un excès de singularité se manifeste là où est attendue la réalisation du miroir social, de l’identification à l’autre, de l’identité symbolique ; le sujet est porteur de comportements et manifestations psychiques qui font l’objet d’un défaut d’interprétation pour les autres et même bien souvent pour lui-même.

Mais si la maladie et les symptômes constituent des événements subjectifs et réels, ils sont, corrélativement, en attente d’interprétation. Et c’est l’autre fonction de l’urgence psychiatrique, en tant qu’institution, que d’aider le sujet à produire des interprétations sur l’événement malheureux et insensé qui l’affecte. Il s’agit de procéder à une translation du statut de l’événement : de réel à symbolique. L’urgence a ainsi cette double dimension de constituer un indice de la manifestation d’un événement réel et de tout à la fois en fournir une première mise en sens. Au fond, cette notion d’événement pour désigner la maladie est très opérante car elle permet de distinguer, pour ce qui nous concerne, situation d’urgence et prise en charge d’urgence. La situation d’urgence est l’urgence sous sa forme réelle, c’est le signifiant130 qui indique la crise, l’événement réel. La prise en charge d’urgence est l’urgence sous sa forme institutionnelle, donc déjà symbolique, qui correspond aux procédés mis en œuvre par l’institution médicale pour répondre à l’attente d’interprétation, à la symbolisation de l’événement, c’est-à-dire au positionnement de la crise insensée dans le temps long de l’histoire singulière du sujet et dans des catégories du collectif. Augé et Herzlich insistent sur ce dernier aspect :

‘« Dans les sociétés industrielles, la maladie est essentiellement l’affaire du médecin et de la médecine. Mais elle n’est jamais que cela : elle n’est pas seulement l’ensemble des symptômes qui nous amènent chez le médecin. Elle demeure toujours un événement malheureux exigeant une interprétation qui n’est jamais purement individuelle : interprétation collective partagée par les membres d’un même groupe social, mais aussi interprétation qui, au sens propre, met en cause la société et parle de notre rapport au social. La dimension sociale de la maladie, c’est alors (…) le fait qu’elle fonctionne comme signifiant, support de sens de notre rapport au social »131.’

On voit bien le caractère heuristique de considérer la maladie comme un événement et un signifiant social. Elle est une affaire individuelle : elle fait trauma. Mais elle implique aussi le collectif, d’autant plus quand elle est traitée dans une institution comme l’hôpital : elle doit s’inscrire, pour le sujet qui cherche à l’interpréter pleinement, dans des références au social et au collectif. Il nous semble que les urgences psychiatriques procèdent à l’accueil de la maladie en tant qu’événement en autorisant à la fois le colloque individuel avec le psychiatre et la possibilité, grâce au cadre institutionnel de l’hôpital, d’articuler le symptôme au collectif, de lui donner un sens social, en quelque sorte. En cela, la logique de recours à l’hôpital est bien différente de la logique du recours au cabinet de l’analyste. Chez l’analyste, il n’y a pas de mise en sens du symptôme en regard avec le social, mais plutôt une réappropriation singulière du trauma par l’élaboration d’un mythe individuel. Parce qu’elle se base sur le dispositif de la cure, la théorie psychanalytique est insuffisante à rendre compte des aspects politiques et sociaux de la prise en charge à l’hôpital. A l’hôpital, le symptôme/événement qui a déclenché le recours à l’urgence a la possibilité de s’insérer dans des discours aux résonnances singulières et collectives, ces derniers étant proposés par le patient lui-même ou par l’institution qui les lui met à disposition comme l’expliquait déjà Lévi-Strauss.

Au plan épistémologique, on voit donc bien comment le recours à cette sociologie, en fait proche de l’anthropologie, ne trahit pas l’approche psychanalytique, mais la complète, en intégrant la question de la dimension sociale de la maladie. Parce que nos observations nous ont montré combien la souffrance aux urgences était marquée du sceau de la précarité, nous ne pouvions nous contenter de la stricte théorie psychanalytique qui a parfois tendance à réduire le symptôme du sujet à un sens très singulier ou, en tous cas, qui ne peut s’éclaircir qu’à la lumière d’une histoire singulière. Ainsi, que dire, par exemple, des recours aux urgences psychiatriques de sujets qui font état de désirs de mort en rapport avec des situations professionnelles découlant directement de la transformation actuelle du monde du travail ? Que dire de la souffrance psychique de tel sans-abri ? La souffrance, pour s’apaiser, a parfois besoin d’un sens fourni par le social ou de prendre sens à partir de considérations sur le social. C’est une manière, pour le sujet, de donner une dimension collective à ce qui lui arrive et, partant, de reconstruire la médiation dont les situations d’urgence manifestent des ruptures. Cet enserrement du trauma dans une sorte de causalité sociale est en fait une mise en sens, ce que notent Augé et Herzlich à propos de la maladie biologique, mais qu’on peut sans doute appliquer à la détresse psychique qui se traduit d’ailleurs parfois directement dans le corps : « Le mal biologique est signifiant de notre rapport insatisfaisant à la société, à travers lui, nous exprimons un mal de vivre ou une crise des valeurs, mais la représentation que nous en produisons prend d’abord la forme d’une théorie causale : le mode de vie moderne engendre desmaladies. Le sens se dissimule ici sous la cause, ou plutôt ce n’est que par la mise en cause qu’il ne peut s’exprimer »132. En d’autres termes : recourir à des raisons sociales pour expliquer sa maladie, c’est déjà tenter de la mettre en sens133. Il nous semble qu’un processus de cet ordre est autorisé et reconnu aux urgences psychiatriques par les psychiatres qui interrogent les patients sur leurs conditions de vie sociale, au même titre que sur leur histoire personnelle. En quelque sorte, les psychiatres donnent toutes les chances au symptôme d’être expliqué. Or, c’est bien ce qui manquait au sujet et qui a motivé son recours aux urgences suite, par exemple, à un passage à l’acte qui est toujours le signe d’une évaporation du sens.

Nous tenterons de montrer que c’est précisément par des processus de communication, qui engagent la formation de sens, que s’articulent version singulière et interprétation collective de la souffrance aux urgences psychiatriques.

Notes
128.

AUGE Marc et HERZLICH Claudine (dir.). Le sens du mal. Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie [1984]. Edition des archives contemporaines, 1986. Coll. « Ordres sociaux ».

129.

LAMIZET, Bernard. Sémiotique de l'événement. Hermès sciences Lavoisier, 2006. Coll. « Forme et sens ».

130.

C’est un « S1 » dirait Lacan, un « signifiant seul » qui ne peut être l’objet d’aucune association avec un autre signifiant pour former une chaîne symbolique. C’est la forme réelle du signifiant, chargé de jouissance, qui ne se laisse réduire à aucun autre.

131.

In Le sens du mal, p. 22

132.

Ibid., p.26

133.

On perçoit ici toute la différence avec une approche strictement biologique de la maladie qui, dans ses explications causales, laisse « peu d’espace libre pour un travail du sens », comme disent Augé et Herzlich. Faire référence au social, c’est toujours introduire la question de l’arbitraire et donc du sens et ainsi éviter de réduire le symptôme ou la maladie à une causalité organique sans équivoque qui explique bien peu de choses au patient s’il n’est pas formé au discours scientifique.