V. L’apport de la sémiotique politique : une analyse de la médiation politique comme dialectique entre désir et sociabilité. Vers la cohérence épistémologique.

Poursuivons notre réflexion épistémologique et rappelons-en son principe : il s’agit de rendre compte de la psychiatrie d’urgence en termes de communication. A cette fin, nous tentons d’articuler une série de concepts, issus de disciplines diverses, qui proposent un point de vue sur l’urgence psychiatrique qui fasse tenir ensemble trois exigences : rendre compte des faits psychiques, rendre compte des faits institutionnels et rationaliser notre analyse à partir de la question de la communication. Psychanalyse, anthropologie et sociologie nous y ont aidé, chaque discipline venant combler les « manques » de l’autre. Il y a cependant une dimension de l’urgence qui n’a pas été vraiment abordée : la question politique. Elle est suggérée dans la manière dont les recours urgences viennent interroger le contrat social134. Bien sûr, la psychanalyse, l’anthropologie et la sociologie ont fait référence, d’une certaine façon, au collectif, représenté respectivement par l’ordre des signifiants, l’institution et le social. Mais il manque une construction théorique qui puisse identifier le collectif et le politique ou au moins en entrevoir les rapports.

Ce constat nous invite à mobiliser de nouveaux concepts qui rendent compte de la nature du contrat social tel qu’il puisse être lu aux urgences psychiatriques comme étant rompu ou en train de s’élaborer, de se réélaborer, de se redéfinir. Nous faisons en effet l’hypothèse, que nous éprouverons plus tard, selon laquelle l’urgence construit un espace de redéfinition incessante du contrat social. Les choix théoriques que nous avons faits précédemment impliquent, pour la cohérence épistémologique, de faire référence à une théorie du contrat social qui pense celui-ci en rapport avec la communication et le psychisme. Les théories qui rendent compte de la structuration du contrat social et de la sociabilité par la communication sont courantes. Habermas, dont les théories ont eu un grand succès en SIC pour comprendre la structuration de l’opinion publique par les médias, a pu montrer, dans l’Espace Public, comment le débat et le discours étaient en mesure de faire consister le lien social et le sentiment d’appartenance. En revanche, les théories qui tentent d’envisager l’articulation des contraintes de la sociabilité (telles qu’elles se structurent par la communication) et celles de la vie subjective et psychique sont beaucoup plus rares. En sciences de l’information et de la communication ce questionnement se formule autour du concept de médiation, notamment chez Bernard Lamizet. Notre lecture des travaux de Lamizet nous invite à considérer la possible articulation entre une sémiotique du politique et une sémiotique de l’énonciation singulière. C’est certainement dans cette articulation que réside le cœur du concept de médiation. Notre thèse se pose spécifiquement cette question puisqu’elle cherche à penser les modalités d’articulation, dans les entretiens de psychiatrie d’urgence notamment, entre une énonciation singulière (la parole du patient) et le discours de l’institution (repérable dans la parole du psychiatre et dans les outils d’information et de communication à sa disposition) qui édicte les normes du contrat social et l’incarne dans la figure du psychiatre.

Sans aller dans le détail, et toujours dans le but d’éclaircir la démarche épistémologique de la thèse, montrons quel usage nous comptons faire des notions et concepts développés par Lamizet.

La première notion qui reviendra avec récurrence dans la thèse est bien sûr celle de médiation. Elle nous semble compatible avec nos autres choix épistémologiques et permet, d’une certaine manière, de les condenser dans une approche proprement SIC. Selon Lamizet, la médiation se définit comme « l’instance qui assure, dans la communication et la vie sociale, l’articulation entre la dimension individuelle du sujet et de sa singularité et la dimension collective de la sociabilité et du lien social »135. Il nous semble que Lamizet procède à une relecture de la notion de contrat social élaborée par Rousseau à la lumière de la psychanalyse lacanienne. Quand Rousseau dit que le contrat social s’établit quand chaque citoyen abandonne une part de sa liberté individuelle au profit de la volonté générale, Lamizet montre que le sujet de la sociabilité est fondamentalement un sujet divisé entre son désir qui fonde la part singulière de son identité, impartageable, et la nécessité de l’identification à l’autre qui fonde la sociabilité. Le sujet ne peut être reconnu par l’autre qu’à la condition de faire l’hypothèse, qui équivaut à un refoulement de son désir, que l’autre est le même que lui. Si le politique peut consister et être structuré par des faits de communication, c’est parce qu’il y a fondamentalement une homogénéité de structure entre la communication et le politique. L’expérience du miroir qui institue la possibilité de la communication institue, du même coup, la possibilité du politique fondée sur l’identification à l’autre de manière à en faire mon semblable. L’aliénation du désir du sujet dans l’ordre du langage préfigure, en quelque sorte, l’aliénation du sujet dans l’espace public que Lamizet nomme espace de l’indistinction. La médiation est alors ce qui permet au sujet d’assurer et d’assumer la dialectique qui relie son identité singulière et son identité collective ; elle s’éprouve dans les situations de communication intersubjective ou sociale (discours politique, discours médiatique, etc.). Cette médiation est précaire dans la mesure où le désir menace toujours de s’exprimer en dehors des normes acceptées136 en présentant, pour le sujet, le danger de ne plus être reconnu de son semblable, c’est-à-dire de s’extraire du lien social. Dans l’autre sens, notre désir qui fait consister notre identité singulière et nous distingue des autres, nous protège d’être totalement aliénés dans le symbolique et le politique. La médiation équilibre, en quelque sorte, les deux versants de notre identité. Lamizet rend compte de cette dialectique entre désir et sociabilité qui fonde son modèle de la médiation : « Le désir est une limite à l’indistinction fondatrice de la sociabilité. Puisque le désir me fonde comme singularité, comme sujet non substituable aux autres dans l’exercice de la sociabilité, il constitue bien une limite indépassable de l’indistinction. Il est la butée en raison de laquelle il ne saurait y avoir de confusion des êtres et des personnes (…). L’indistinction est une donnée symbolique de l’activité institutionnelle. Notre désir nous empêche de nous fondre et de disparaître réellement dans l’institution »137. Les situations de ruptures de la médiation sont ainsi celles où le sujet n’est plus en mesure d’articuler les deux dimensions de son identité, soit qu’il n’éprouve plus son désir, soit que son désir s’exprime tellement qu’il n’est plus en mesure d’assurer les conditions de l’identification à l’autre. Les urgences psychiatriques reçoivent ces sujets qui connaissent des difficultés dans l’accomplissement de la médiation. Notre thèse consistera à rendre compte de la manière dont les sujet que nous avons rencontré aux urgences manifestent des ruptures de la médiation et donnent la possibilité de penser les rapports entre psychisme et politique.

Le modèle de Lamizet permet de penser le contrat social, donc le politique, à partir du sujet, comme une tension dialectique entre désir et sociabilité. Cela lui permet d’importer les catégories lacaniennes de réel, symbolique et imaginaire comme permettant de rendre compte à la fois de la médiation intersubjective et de la médiation politique. Nous retenons des travaux de Lamizet que toute structure de médiation, parce qu’elle met en jeu des faits de communication et de langage comme supports du rapport à l’autre et aux autres, peut se penser à l’aide de ces trois catégories. Lamizet se range aux définitions que Lacan donne à ces trois instances dans le champ de la communication intersubjective. Il propose en revanche une application (une translation) de cette grille au champ du politique où le réel du politique est figuré par le pouvoir et par toutes les formes de contraintes (en tant qu’ils s’exercent et ne se partagent pas) ; où le symbolique renvoie à la représentation (politique, médiatique), à la loi et aux institutions ; et où l’imaginaire renvoie à l’idéologie, aux mythes, aux utopies et aux peurs. Dans la mesure où nous cherchons à démontrer que l’urgence psychiatrique est interprétable en termes de communication et constitue une structure de médiation, nous tenterons de lui appliquer ce schéma (partie III, chapitre 6). Si les phénomènes de l’urgence, subjectifs et politiques, parviennent à s’organiser et à s’articuler dans une telle grille de lecture, nous aurons construit l’urgence comme un fait de médiation. La psychanalyse, l’anthropologie et la sociologie nous permettront de tirer au clair ce qui constitue proprement le réel, le symbolique et l’imaginaire de l’urgence psychiatrique. L’approche sémiotique138 de Lamizet nous permettra ainsi de condenser et d’articuler les résultats de notre approche interdisciplinaire, c’est-à-dire de leur donner cohérence. Pour se rendre compte de cela, nous renvoyons à la structuration de la troisième partie de cette thèse. On y observera dans le plan que les premiers chapitres (1 et 2) sont consacrés à la mise en relief des aspects symboliques de l’urgence qui se lisent à travers ses dimensions communicationnelles et topologiques ; le chapitre 3, en produisant une analogie entre le service d’urgence et le dispositif du théâtre antique se propose de rendre compte des aspects imaginaires et tragiques de l’urgence ; le chapitre 4 traite des éléments de réel de l’urgence en analysant la forme de résidu social que forment certains patients des urgences ; enfin, les derniers chapitres (5 et 6) proposent, à partir des notions de signifiant flottant chez Lévi-Strauss et de médiation chez Lamizet, un modèle d’articulation de ces trois dimensions en démontrant par là-même que l’urgence est identifiable à une structure de médiation.

Pour terminer cette partie épistémologique et faire la transition vers l’exposé de notre méthodologie d’enquête, nous voudrions apporter quelques considérations sur la question du regard.

Au début de ce chapitre, nous faisions allusion à des concepts forgés par différents chercheurs en sciences de l’information et de la communication qui tentaient de rendre compte de la démarche épistémologique propre à notre discipline. Chacun de ces concepts exprimaient une forme d’hybridation : « polyphonie » chez Jeanneret, « multidimensionnalité » chez Perret, ou encore « composite » chez Le Marec au gré d’une analogie géologique ou chimique. Ces notions invitent, chacune à leur manière, à multiplier les focales, à faire varier les points de vue sur l’objet communicationnel pour en saisir la complexité sous différentes perspectives. Au fond, il s’agit à chaque fois de prendre acte du caractère de fiction de tout énoncé scientifique et de son impossibilité à rendre compte fidèlement du réel, en en faisant toujours une réalité prise dans un regard ou une énonciation spécifique. Reconnaître un tel fait, ce n’est pas faire le deuil de la science, c’est plutôt en saisir pleinement sa nature. Au fond, on pourrait dire que l’accès à la réalité que veut atteindre la science se situe dans les interstices de la multiplicité des énoncés scientifiques émis au sujet de cette réalité (et qui obéissent, dans leur construction interne, aux lois de la méthode scientifique : hypothèse réfutable, énoncé des conditions d’applicabilité et de réfutabilité, etc.). C’est la raison pour laquelle nous avons adopté une approche multifocale de l’urgence psychiatrique. Partant de la complexité du phénomène, nous le cernons de différentes grilles de lectures, de différents regards, pour l’interpréter en affirmant qu’il y a toujours un reste à cette interprétation dans lequel se loge, paradoxalement en apparence, la vérité du phénomène en ce qu’il résiste à l’interprétation. Nous appliquons, là, au champ de la science, une perspective psychanalytique qui dit que la vérité du sujet est en dehors de ce qu’il dit, dans ce qui se situe dans l’inter-dit du langage, dans ce qui reste impossible à saisir par le langage. En ce sens, la science dit la vérité des phénomènes dans les espaces énigmatiques qu’elle laisse en dehors de ses énoncés satisfaisants pour une part, insuffisants pour une autre. La science est contrainte à énoncer à côté, en quelque sorte, pour faire émerger une forme de vérité des phénomènes dans les espaces vides qu’elle laisse. En fait, le désir de recherche et de faire science se nourrit de ce manque à combler.

Pour alimenter cette réflexion et la poursuivre dans nos considérations méthodologiques à venir, nous voudrions l’orienter plus spécifiquement sur la question du regard. Le rapport entre notre approche épistémologique et méthodologique se situe dans le croisement de deux regards. Le regard sur l’objet et le regard sur le terrain.

Le regard sur l’objet, c’est celui que construit l’approche épistémologique. Il est, nous venons de le voir, parcellisé, multifocal : il tente de penser l’objet et en même temps il le constitue et l’aliène dans le discours de la science.

Le regard sur le terrain, c’est celui du chercheur comme sujet singulier (et qui peut s’apparenter à ce que décrit la psychanalyse comme la pulsion scopique). D’une certaine manière, il est constitutif du terrain. Il a pour conséquence d’affirmer que le terrain est nécessairement un construit. Ce regard, en tant que filtre fortement investi de subjectivité, aboutit à construire une réalité seconde par rapport à la réalité objective, comme un calque qui est le véritable objet du travail d’interprétation.

« L’écriture du terrain », dont nous allons bientôt considérer les implications méthodologiques (notre corpus est un journal d’observation qui associe écriture et regard), serait le résultat du croisement du regard sur l’objet (qui est un avatar du regard de la science ou des façons de voir de notre discipline) et du regard sur le terrain. Notre corpus est ainsi à l’intersection de ce que cherche à voir la science dans un phénomène et de ce que le sujet chercheur a réellement 139 vu.

Notes
134.

Je renvoie ici à la lecture du journal ethnographique qui montre que la population qui a recours aux urgences psychiatriques correspond à une population précarisée, voire très précarisée. Nous aborderons la question du déchet et du reste du contrat social tel qu’il peut s’observer aux urgences dans une partie de la thèse consacrée au réel de l’urgence.

135.

LAMIZET bernard et SILEM Ahmed (dir.). Dictionnaire encyclopédique des Sciences de l'Information et de la Communication. Ellipses, 1997.

136.

En dehors du code, terme qui fait autant référence au langage et au politique et qui corrobore l’hypothèse d’une homogénéité de structure, ou en tous cas d’analogie, entre l’engagement du sujet dans le langage et la communication et l’engagement du sujet dans l’espace public, dans le lieu du politique et de l’appartenance.

137.

LAMIZET, Bernard. Politique et identité. PUL, 2002, p.121

138.

Elle est sémiotique bien qu’elle ne porte pas exclusivement sur des textes. Elle est sémiotique parce qu’elle propose une grille de lecture de l’articulation des faits psychiques et politiques pour en tirer du sens, pour les interpréter.

139.

Si l’on considère que le regard, lors de l’observation au présent est, pour le sujet chercheur, une expérience réelle, en ce qu’elle prend appui sur le sens de la vue.