Partie II : L’enquête ethnographique au centre de la thèse : terrain, méthodologie de production des données, construction de l’objet de recherche

Chapitre 1 : De la rencontre avec une réalité fascinante et captivante au désir de la raconter

Nous souhaitons ici présenter nos choix méthodologiques et montrer commet ils se sont constitués à partir d’une sorte de tension dialectique. En effet, mille manières se présentaient à nous pour travailler sur notre objet, la psychiatrie d’urgence, et pourtant une seule s’est comme imposée : celle de l’observation et de la description ethnographique. Tout s’est passé comme si, dès notre première rencontre avec le terrain, nous avions senti l’impérieuse nécessité de nous y immerger et de le raconter. Seule la voie de l’ethnographie nous paraissait à même de pouvoir rendre compte, un tant soit peu fidèlement, de notre expérience du terrain. La « fidélité » du compte-rendu concerne en fait deux réalités : la réalité même du terrain (la description de ce qui s’y passe à partir de ce qu’on y a observé) et la réalité de notre expérience propre, intime, subjective, qui ne pouvait faire l’objet d’un refoulement trop puissant, masqué derrière quelque protocole trop rigide d’enquête.

Bien sûr, au début, la question de la production de données proprement analysables en sciences de l’information et de la communication s’est posée à nous : était-il possible de faire de notre propre texte (le journal ethnographique auquel nous avons abouti) l’objet d’une analyse rigoureuse dans une discipline qui, traditionnellement, se donne pour objet l’analyse du discours de l’autre ? La réponse à cette question nous a tourmenté quelque temps, puis nous avons fait un choix, un véritable choix : fondé à la fois sur des arguments épistémologiques et méthodologiques, mais aussi sur notre propre désir de recherche.

D’abord, il serait faux de dire que notre journal ethnographique ne contient que notre propre discours : c’est notre énonciation, certes, notre manière d’articuler les signifiants de la langue dans la description du terrain mais, à travers elle, transparaît le discours de l’autre : celui des patients (dans les « fragments cliniques »), celui des médecins, celui de l’institution hospitalière. A nous de relever le défi, dans l’élaboration de notre méthodologie, de tirer les données les plus objectivables possibles à partir de notre propre discours et de démêler les énonciations qui s’y croisent. Il existe des moyens pour cela : c’est ce que nous exposerons dans les chapitres suivants. Ensuite, l’idée d’employer d’autres supports que le journal ethnographique pour saisir notre objet nous paraissait, à maints égards, toujours insatisfaisant et insuffisant. Fallait-il construire un corpus de presse sur la psychiatrie d’urgence ? Nous l’avons fait, et cela figure dans la thèse, mais cela n’aboutit pas à une compréhension de notre objet véritable, soit l’interprétation des situations de communication telles qu’elles se manifestent dans la psychiatrie d’urgence et telles qu’elles donnent à voir des formes de médiation entre psychisme et politique. On a une idée intéressante des représentations médiatiques sur la psychiatrie, mais on s’arrête là. Autre possibilité : fallait-il enregistrer le discours des patients et des acteurs du soin et leurs échanges ? Pourquoi pas ? Nous ne l’avons cependant pas fait, pour plusieurs raisons. D’abord, pour des nécessités légales de protection du secret médical. Ensuite, parce que cette modalité de recueil de données nous est très vite apparue comme susceptible de nous barrer l’accès au terrain : notre expérience avec les psychiatres hospitaliers nous a montré leur grande méfiance, presque paranoïaque, vis-à-vis des chercheurs en sciences sociales qui, longtemps il est vrai, ont cherché à dénoncer le système psychiatrique. Enfin, par choix personnel, à partir d’une conception de la valeur de la parole pour les sujets en détresse. En effet, la prise en charge de l’urgence, son dispositif propre, est très souvent l’occasion pour le sujet en détresse de déposer une parole inédite, d’inaugurer à nouveau le fonctionnement du symbolique, de réinstaurer le rapport à l’autre, en lieu et place d’un acte réel qui a justifié le recours aux urgences. Cette parole est celle du sujet et, nous semble-t-il, elle ne se vole pas, même sur une bande sonore : elle est une métonymie de l’identité en reconstruction du sujet qui ne peut être aliénée, à ce moment précis, par le chercheur. Concernant la parole du fou, sans signification, on voit mal l’intérêt de la récupérer pour en faire une analyse de discours, méthodologie dont le principe est de présupposer du sens dans le texte140.

Mais trêve de justification par élimination : tentons de montrer ce qui, positivement, a été à l’origine de notre choix de l’observation et de la description ethnographique. La rencontre du monde de l’urgence psychiatrique a été tout à la fois fascinante, captivante et éprouvante. Dès nos première observations, alors que nous étions arrivé sur le terrain armé de protocoles d’enquête et de grilles d’observations savamment et patiemment préparés, ainsi que l’indiquent et le recommandent les manuels de méthodologies de l’enquête de terrain141, nous ne fûmes pas en mesure de ramener la réalité que nous découvrions, mouvante, pour une large part infigurable, dans le langage aride de la science expérimentale. D’un coup, nous faisions l’expérience et acquérions la certitude du caractère inadapté, insatisfaisant et réducteur de tout protocole pour entrer en contact avec le terrain et rendre compte de la multidimensionnalité de la psychiatrie d’urgence. Nous pensions trouver des fous, il y en avait peu ; nous pensions être plongé dans une ambiance agitée, le service était calme en apparence ; nous découvrions des situations insoupçonnées, au gré d’une discussion avec des médecins autour de la machine à café, ou dans telle démonstration du théâtre des uniformes par le chef de service (voir observation 1 du journal) ; nous pensions être un observateur distant et discret et nous voilà amené à participer à des réunions, à raccompagner des patients à leur brancard, à discuter avec eux, à être fort ému de leur histoire, à peine croyable ou si anodine, qui faisait que leur vie était soudain un problème insoluble, qui exigeait l’urgence de parler, de voir un médecin… Foisonnement des phénomènes et infigurabilité de ceux-ci (tant le réel s’y manifestait), insuffisance des protocoles d’enquêtes142 qui créent des cases pour y porter un résultat envisagé a priori et qui jamais n’émerge du terrain ou qui le force, le contraint et le dénature : voilà tout ce qui nous poussait à ne plus envisager qu’une seule solution pour rendre compte du terrain : le raconter, utiliser les ressources et les articulations de la langue, quand elle narre et elle décrit, pour laisser place à une expression de l’expérience subjective, à une part d’ineffable (qui passe entre les signifiants : faculté du langage que le discours académique se refuse parfois à exploiter) mais aussi à une description qui s’appuie sur le temps de la découverte, qui le suive pas à pas, sans intention préalable (hypothétique) de voir quelque chose. C’est ce constat que fait F. Laplantine à propos de l’anthropologue qui « effectue une expérience née de la rencontre avec l’autre, et [qui] est souvent conduit à rechercher des formes narratives susceptibles d’exprimer et de transmettre le plus exactement possible cette expérience »143.

C’est de cela, préalablement à l’exposé de la méthodologie, qu’il sera question ici : nous présenterons d’abord, en l’esquissant – car le principal est dans le journal ethnographique – ce que fut notre terrain. Nous en dégagerons les aspects fascinants, interpellant, déroutants à partir des sujets qui y passent, y travaillent ou y souffrent. Nous le camperons à partir de son histoire (qui s’inscrit très spécifiquement dans l’histoire de la médecine d’urgence), à partir de son architecture, de la manière dont il s’organise spatialement. Nous soulignerons la nécessité et le désir de raconter le terrain en notant, avec Roland Barthes et François Laplantine, les virtualités, pour la recherche, du plaisir du texte ethnographique, de la possibilité d’un mode de connaissance qui lie expérience subjective, narration et description comme susceptibles de produire des données objectivables, au gré de quelques opérations supplémentaires. Les deux auteurs permettent en effet de faire tenir ensemble au moins deux exigences auxquelles nous sommes attaché : la reconnaissance d’un sujet de la recherche désirant et mettant en œuvre une énonciation propre (comme nous l’avons institué dans les développements épistémologiques de la partie I) qui, dans la rencontre avec le terrain, n’est pas assimilable à un appareil neutre d’enregistrement de la réalité ; la possibilité d’envisager une langue de la recherche qui soit un compromis entre l’académisme (exigence de démonstration) et une langue propre qui possède son style (exigence de communication). C’est de cette tension entre science et littérature, et de leur langue propre, que traite Roland Barthes dans un article144 que nous lirons pour introduire plus précisément à l’exposé de notre méthodologie. Barthes y montre comment la langue est considérée par la science comme un simple moyen, neutre, au service de l’expression des concepts alors qu’elle pourrait être considérée aussi, à l’instar du statut qu’elle a dans la littérature, comme un matériau au service de l’expressivité des idées145. Il nous semble que Barthes, comme Lacan d’ailleurs, savait rendre poétique la langue des concepts dans le sens où le travail du signifiant est, aussi, un moyen de produire de la connaissance dont on sait qu’elle est souvent, dans le champ des sciences sociales, métaphorique ou analogique. Sans avoir le projet de faire de notre journal ethnographique un texte poétique – nous en serions bien incapable, d’ailleurs – nous prendrons acte de cette posture suggérée par Barthes pour nous laisser aller au plaisir de l’écriture et aux possibilités du « bruissement de la langue » dans notre journal ethnographique.

Notes
140.

Peut-être découvrirait-on, au mieux, les figures de style qui jalonnent le discours du psychotique (métonymies, coq-à-l’âne, etc.) mais qui ont déjà été repérées par Lacan dans la clinique sans qu’il ait eu besoin de la batterie analytique de l’analyse de discours.

141.

Nous avions travaillé notamment sur les ouvrages suivants dont on se demande bien comment ils peuvent véritablement proposer des méthodologies opérantes tant ils sont prescriptifs : ARBORIO A-M. et FOURNIER P. L'enquête et ses méthodes. L'observation directe. Nathan, 2003. Coll. « 128 » ; PERETZ, Henri. Les méthodes en sociologie. L'observation [2004]. La Découverte, 2007. Coll. « Repères ».

142.

Nous avons en réalité fait l’expérience de ce que Laplantine indique à propos du travail de l’anthropologue : « Dans la quête ethnographique, au contraire [de l’enquête sociologique qui a des protocoles rigides], il y a une part d’errance », in LAPLANTINE, François. L'anthropologie. Seghers, 1987. Coll. « Clefs pour », p. 149. Nous n’avons pas souhaité faire de cette errance un point d’échec de notre enquête, mais plutôt un première donnée nous orientant vers la nécessité de la narration et de la description, seules formes susceptibles de contenir l’inattendu, l’irréductible à la mise en forme scientifique (calquée sur les sciences expérimentales en gage de scientificité) des données de terrain.

143.

LAPLANTINE, François. L'anthropologie. Seghers, 1987. Coll. « Clefs pour », p.173.

144.

« De la science à la littérature ». In BARTHES, Roland. Essais critiques 4. Le bruissement de la langue. Seuil, 1984. Pages 13-20.

145.

Ce que nous aurons à discuter est précisément la limite de l’usage de la langue comme matériau qui, trop exploitée comme telle, ne servirait plus à « peindre » la réalité du terrain, mais à la construire de toute pièce, sans référence au réel, comme on construit une réalité dans le roman à partir du travail poétique de la langue. La posture méthodologique que nous souhaitons défendre pourrait faire penser que l’esthétique du journal ethnographique serait assimilable à celle du roman réaliste qui, certes construit à partir de « cahiers d’enquête » (Zola), exige simplement la vraisemblance du texte final. Nous montrerons comment, malgré l’apparence de feuilleton et l’apparition récurrente de certains « personnages » du service, nous avons construit des gardes fous pour permettre à notre texte de faire l’objet d’un usage scientifique.