La présentation du notre terrain au moment de l’enquête ethnographique n’aura ici que la forme d’une esquisse incomplète pour éviter la redondance avec les descriptions consignées dans le journal ethnographique. Ce journal a d’ailleurs la vertu de présenter le terrain, pas à pas, au rythme même où nous l’avons découvert. Ainsi, on a une meilleure appréhension de la réalité de l’urgence, entre ce qu’elle manifeste d’emblée et ce qu’elle laisse découvrir avec le temps, dans ses coulisses, à l’arrière de sa scène principale.
C’est aujourd’hui une expérience assez commune que d’être passé par un service d’urgences à l’hôpital. Cependant, le pavillon N de l’hôpital Edouard nous semble posséder un caractère particulier du fait de son histoire, on l’a dit, mais aussi du fait de son activité actuelle. Il mérite donc qu’on insiste ici sur quelques-unes de ses spécificités qui ont orienté les hypothèses de notre étude. C’est un service très important : il accueille, toutes les vingt-quatre heures (il est ouvert en permanence), en moyenne une centaine de patients, soit environ 35 000 passages par an. Sur ces 35 000 passages, environ 7 000 patients rencontreront un psychiatre163. Il y a donc toujours beaucoup de monde dans le service : les patients et leur famille, certes, mais aussi tous les acteurs du soin (brancardiers, aides-soignants, infirmiers, médecins), les personnels administratifs (qui enregistrent l’arrivée de chaque patient, ouvrent les dossiers de prise en charge, etc.), les forces de l’ordre (deux agents de police sont souvent présents de longues heures en attendant l’expertise médicale ou psychiatrique d’une personne en garde à vue), les services de secours (pompiers, Samu, ambulances, etc.).
Aussi, s’il faut brosser une description du service à grands traits, nous dirons d’abord que le plus frappant est son ambiance, son atmosphère. Cette ambiance suscite d’emblée le questionnement et le désir de recherche car elle est assimilable aux représentations traditionnelles de l’hôpital tout en y échappant pourtant. Ainsi, entrer la première fois au pavillon N, c’est entrer dans un théâtre où l’on imagine fort la pièce qui sera jouée, grâce au décor, mais où l’on est surpris par ce qui s’y joue dans les faits, comme autant de coups de théâtre164. Salle d’attente bondée, brancards sur lesquels reposent des patients pâlots et perfusés, sonnerie incessante du téléphone, rythme aigu d’un appareil mesurant le rythme cardiaque, machine à café si fréquemment sollicitée qu’elle n’arrête pas de moudre avec un vacarme sourd un café de basse qualité, carrelage au sol, murs clairs, portes battantes ou coulissant automatiquement qui s’ouvrent au rythme du transfert des patients dans les salles d’examen, infirmière d’accueil revêche : nous sommes bien dans un service d’urgence. Bizarrement, on ne retrouve pas ici l’odeur, assez caractéristique, de détergent et de désinfectant qui embaume habituellement les services hospitaliers. Mais alors que l’on s’attend au spectacle de prouesses médicales, à la précision du geste salvateur au cœur de la précipitation, coup de théâtre : on assiste à un ballet silencieux (un peu bruyant en fait, comme une sorte de brouhaha léger, mais où il est rare qu’un son dépasse un autre, ce qui donne l’impression d’un vague silence). Le passage est incessant, les costumes se croisent, chacun semble affairé à l’accomplissement d’une tâche précise : le regard d’un médecin cherche un patient sans se laisser accrocher par celui, discrètement suppliant, d’un autre patient qui se demande quand ce sera son « tour ». Le médecin arrive enfin auprès d’un brancard, dans l’espace d’accueil, dans le couloir de la zone de soin ou dans une salle d’examen (un « box », comme on les appelle au pavillon N), et intime au patient de lui chuchoter la petite ou grande tragédie qui l’amène ici. Parfois, un cri agite durant quelques minutes le service (un besoin pressant – contenu jusqu’à la dernière seconde et, du coup, exprimé de manière véhémente – de fumer ou d’uriner ; les bribes du délire d’un psychotique ou encore un patient violent qui se fait contenir en résistant et à qui l’on donnera un calmant). Dans l’expérience de cette ambiance, d’emblée, se dégagent quelques traits caractéristiques de l’urgence que nous travaillons dans cette thèse : sa dimension théâtrale mais aussi, de manière plus étonnante, son aspect banal ou non-exceptionnel qui vient rappeler qu’aux urgences est avant tout reçue une souffrance qui peut apparaître ordinaire par le peu de moyens techniques mis en œuvre pour son accueil mais qui prend, pour chaque patient, la valeur d’une petite tragédie qui a suscité le recours à un autre, le besoin d’une rencontre (les chuchotis au chevet du brancard), l’établissement d’une relation thérapeutique là où d’autres institutions ou le collectif n’ont pu porter secours.
Après l’expérience première et fondamentale de l’ambiance du pavillon N, on découvre qu’il s’agit d’un espace qui a la propriété, encore une fois étonnante, d’être rigoureusement organisé (chaque activité a une place prévue) et, en même temps, très désorganisé, voire chaotique, dans les phénomènes d’occupation et de parcours.
On trouvera ci-dessous un plan très schématique qui représente, de manière non-exhaustive, différents espaces du pavillon N et quelques-unes des activités qui leur sont associées. Il est suffisant pour éclairer les références topographiques faites dans le journal ethnographique.
Sur le plan de l’organisation administrative de l’espace, le pavillon N est très bien organisé. Les zones d’attente, de soins, de consultation, de réunion, les bureaux administratifs, l’infirmerie, etc., sont séparées distinctement : chaque activité a sa place. Le service s’organise selon plusieurs logiques qui se traduisent dans l’architecture.
Premier moment logique fondamental de l’urgence : l’accueil et la rencontre. Ils se font au rez-de-chaussée, tout de suite après être entré (les portes sont représentées sur le plan par des doubles flèches rectilignes) dans le pavillon. On trouve : une salle d’attente (répartie en deux espaces) ; une borne d’accueil (avec l’infirmier d’accueil et d’orientation et le personnel administratif qui ouvre les dossiers des patients, les inscrit sur une basse de données et les dote d’un numéro – code barres – qui figure sur un bracelet au poignet du patient) ; un box pour recevoir, isoler, voire contenir les patients agités ; une machine à café (très fréquentée par les patients, leurs familles et les soignants : c’est un lieu de rencontre et de dialogue informel) ; un espace qui reçoit les brancards pour les patients qui ne peuvent attendre assis.
Deuxième temps : la consultation, les examens et l’hospitalisation de plus ou moins courte durée. Les zones d’examen se situent dans l’aile droite attenante à la zone d’accueil (« N accueil »). D’assez longs couloirs desservent une succession de portes qui débouchent sur des chambres (appelés box) contenant deux lits, d’un confort assez spartiate puisque les patients ne sont pas amenés à y séjourner plus de 24 heures. Le prolongement d’un couloir accueille une zone de réanimation (zone A), les zones B et C occupent le reste des couloirs où sont hébergés, indifféremment, les patients souffrant de pathologies médicales et psychiatriques165. Cette aile a été prolongée, en 2006, par une unité d’hospitalisation de courte durée ayant une fonction équivalente mais offrant un plus grand confort et permettant des séjours un peu plus longs (48 heures). Dans l’aile gauche, toujours au rez-de-chaussée, est installé le service N1. A l’étage au-dessus est le service N3. Ce sont des services d’hospitalisation mixte, de durée limitée, accueillant pathologies somatiques et psychiatriques. Au-dessus de la zone d’examen, dans l’aile droite, est installé le service N2, service d’hospitalisation de psychiatrie. Au deuxième étage, sont distribués les bureaux des médecins, les salles de réunions et quelques cabinets de consultation (psychologie, psychiatrie, médecine légale) qui ne relèvent pas de l’urgence mais ont à voir avec les activités du service.
Notons qu’un système informatique rend accessible depuis tous les endroits du pavillon, en temps réel, le dossier médical des patients présents dans le service. Ainsi, à part au moment des relèves et de manière informelle dans les bureaux, les différents soignants se parlent peu et se transmettent les dossiers et communiquent par voie électronique. Cela explique le ballet aveugle des infirmiers, médecins et psychiatres à la recherche de leurs patients que l’ordinateur, en quelque sorte, indique d’aller rencontrer. Les psychiatres cherchent ainsi sur l’interface informatique les noms des patients à côté desquels figurent une demande « d’avis psychiatrique ». Ils lisent alors les commentaires de leurs collègues infirmiers et médecins à propos du patient avant d’aller à sa rencontre. La technologie de l’information et de la communication utilisée assure la transmission des informations entre espaces cloisonnés consacrés à un type d’activité particulier. On voit là, à l’œuvre, tout l’effort de rationalisation des tâches propre à l’hôpital contemporain.
A cette rationalisation des espaces de travail, d’accueil et de prise en charge, huilés et connectés par l’outil informatique, répond une forme de chaos qui fait toute la spécificité de l’urgence, et peut-être même une de ses dimensions thérapeutiques, concernant la prise en charge de la souffrance psychique ou psychosociale.
En fait, il nous semble que l’urgence hospitalière d’aujourd’hui, particulièrement au pavillon N, est habitée par une tension dialectique entre rationalisation de l’organisation et chaos. L’un répond à l’autre. D’un côté, les efforts de rationalisation de la prise en charge répondent aux difficultés de la prise en compte des aléas de l’urgence (affluence non maitrisable, degré de gravité des pathologies et mobilisation de moyens techniques – matériel de réanimation – et humains – présence de médecins spécialistes –, durée de séjour, etc.). De l’autre côté, les patients présentent des pathologies qui évoluent (intégration de difficultés sociales et psychiques aux problèmes somatiques par exemple) et qui surprennent les prévisions et procédures d’accueil rationalisées des administrateurs. Les patients des urgences, nous le montrerons, sont en effet typiquement ceux qui ne suivent pas les sentiers battus et balisés du recours à la médecine. L’urgence se présente souvent comme un dernier recours pour des sujets qui ne trouvent pas de réponses à une souffrance multidimensionnelle, globale. En termes lacaniens, on pourrait dire que les patients des urgences sont confrontés à un réel qui met à mal et déséquilibre l’organisation rationalisée, symbolique de l’institution hospitalière. Ainsi les personnes âgées présentant des polypathologies (maladies respiratoires et démence sénile) qui posent le problème de l’orientation vers d’autres services qui désirent une personne avec une seule pathologie. Ainsi des patients « suicidant » en situation de précarité qui nécessiteraient une hospitalisation en clinique pour éviter l’hôpital psychiatrique mais qui n’en ont pas les moyens. Ainsi cette patiente, Madame J., handicapée, précaire, en difficulté psychique, qui vit presque aux urgences en y occupant régulièrement un lit, pendant plusieurs semaines, faute de trouver ailleurs une institution qui veuille bien l’accueillir (voir fragment clinique 1). Quand de tels cas s’accumulent, le service s’engorge, les box sont pleins et les brancards envahissent peu à peu les couloirs de la zone d’examen puis ceux de la zone d’accueil. Les temps d’examen rétrécissent pour que les médecins voient les patients le plus brièvement possible et parviennent à « ventiler » le service, c’est-à-dire à rétablir la mécanique de l’accueil et de l’orientation. La circulation dans le service se densifie, devient encore moins lisible. La séparation des espaces n’est plus aussi nette : les entretiens de psychiatrie se font tantôt dans les box, à côté d’un autre patient, tantôt dans le local des infirmières pour trouver un peu de calme et donner de l’importance à la parole mais, par intermittence, la porte s’ouvre et on entend un « oups, pardon ! » sans même voir le visage de la personne qui tentait d’entrer. Le service d’urgence prend quelque peu l’aspect de « cour des miracles »166 que nous avons tenté de décrire à plusieurs reprises (observations 10, 18, 19 notamment).
Pour terminer sur cette esquisse de présentation du pavillon N, nous ferons trois remarques.
La première concerne l’ambivalence entre chaos et organisation. L’observation 18 montre qu’elle est, en quelque sorte essentielle aux urgences, notamment pour la psychiatrie. C’est ce que dit une psychiatre avec qui nous avons travaillé : « il faut laisser un peu de flou pour pouvoir s’identifier à l’institution », dit-elle, « car un service d’urgence doit conserver son caractère paradoxal d’être à la fois cadre contenant et lieu chaotique de projection ». En fait, on peut faire l’hypothèse, qu’on éprouvera plus loin, selon laquelle si l’urgence psychiatrique est un lieu de (re)médiation entre singulier et collectif, entre psychisme et politique, elle met cela en scène dans l’espace même où elle prend place : l’urgence se manifeste et trouve une solution dans un espace de dialectisation de l’ordre avec le chaos, de la civilisation avec la pulsion comme dirait Freud, de la réponse soignante avec la singularité irréductible du symptôme.
La seconde remarque concerne l’importance de la question de l’espace dans l’urgence. Bien que le terme d’urgence évoque le fait qu’on ne puisse plus attendre, qu’un secours immédiat soit apporté et qu’une décision soit prise pour tel sujet (opération chirurgicale, hospitalisation en psychiatrie, etc.), la présence sur le terrain nous a fait prendre conscience de l’importance de la question de l’espace. Si les médecins sont pressés de « ventiler » le service, les patients acceptent d’attendre des heures et sont patients ! En ce qui concerne spécifiquement la psychiatrie, les patients sont dans l’urgence de la rencontre (qui s’exprime sous la modalité du « il faut que je voie quelqu’un pour avoir une explication à ce qui m’arrive » - c’est une demande de sens et un désir de lien qui acceptent un délai dès lors que le patient est accueilli dans l’enceinte de l’hôpital – plutôt que sous celle du « il faut aller vite » qui concerne davantage le corps médical, qui éprouve parfois la sensation d’être noyé par l’affluence des patients). Nous montrerons ainsi comment notre thèse, prenant acte des dimensions d’organisation, de chaos, de parcours, d’attente, de communication, de rencontre de l’urgence, construit une approche topologique de l’urgence psychiatrique. Cette approche topologique permet de mettre l’accent sur la dimension de sens et de médiation de l’urgence en révisant l’opinion courante qui associe l’urgence à l’agir. Bien sûr, le réel de l’urgence existe (passage à l’acte du patient, décision médico-légales, contention, etc.) et nous y consacrerons un chapitre. Mais nous tenons à montrer que l’urgence se sont des situations (de détresse et de prise en charge, d’accueil) et qu’en cela elle est une dialectique entre temps et espace où la dimension spatiale est d’une importance capitale car c’est par elle que s’introduit à nouveau la dimension symbolique du temps suspendue dans la crise. C’est par la rencontre d’un autre que le temps singulier se réinscrit dans le temps long.
La troisième remarque concerne l’évolution historique du pavillon N sur laquelle on doit s’interroger pour formuler des hypothèses de recherche. Cette esquisse de description du pavillon N, nous plongeant dans son atmosphère et son espace, montre combien le service d’urgence, au moins dans sa patientèle (qui ne connaît pas nécessairement d’urgence dite « vitale » où la mort brandit sa faux) et l’organisation globale des soins (pluridisciplinarité), garde son esprit historique. Notre thèse consistera notamment à montrer dans quelle mesure cette philosophie du soin, s’adressant à un sujet global (qui a un corps, un psychisme et une existence sociale) est ébréchée au gré des nouvelles logiques hospitalières.
Voir la p.19 du journal pour comprendre les modalités de rencontre avec un psychiatre dans le service. Le psychiatre intervient, dans la majorité des cas, après un examen somatique.
Nous consacrerons un chapitre aux aspects théâtraux de l’urgence psychiatrique que nous comparerons à une scène de tragédie antique (III, 3).
Le « box 13 », chambre d’isolement, est souvent réservé au patients de la psychiatrie (éthyliques ou psychotiques agités). Ce box est placé juste en face du bureau du psychiatre. Nous en faisons un commentaire dans le journal.
Nous discuterons, dans la dernière partie de cette thèse, de la relative pertinence d’avoir mobilisé cette analogie dans nos descriptions. Cette figure se retrouve aussi dans les descriptions du pavillon N par la presse locale (voir notre étude de corpus en annexe)