II. Du désir et de la nécessité de raconter le terrain à l’exigence de faire science : présentation des enjeux et des difficultés méthodologiques

A. L’esthétique du journal ethnographique est-elle soluble dans le discours et la démarche scientifiques ?

Jusqu’ici, nous avons tenté de montrer comment l’expérience du terrain nous a incité à employer une méthodologie qui puisse nous permettre de le raconter et de le décrire. Il nous a en effet vite semblé que la nature même de l’urgence psychiatrique n’était pas appréhendable dans des protocoles d’enquête. La brève présentation du terrain dans les lignes précédentes suggère que l’urgence psychiatrique se saisit à travers des formulations dialectiques. Rien n’est univoque dans l’urgence psychiatrique tout simplement parce qu’elle met en scène des singularités en prise avec le collectif de manière problématique et que ces deux instances s’articulent, au cas par cas, pour chaque sujet, en fonction de la nature de la rencontre avec un psychiatre. L’urgence psychiatrique est aussi faite d’histoires de vie qui demandent à être racontées dans toute leur singularité. Elles ne doivent donc pas passer, dans un premier temps, dans le tamis de la généralisation scientifique, trop abrasive, qui est souvent déjà présente dans la construction des protocoles d’enquête, des questionnaires, des grilles d’observation, des grilles d’entretien. Les urgences psychiatriques sont faites d’indicible, d’infigurable. Pour toutes ces raisons, seules la narration, la description et l’énonciation à la première personne du singulier nous ont paru à même de rendre compte de l’urgence psychiatrique. Nous avons privilégié, pour la rédaction du journal ethnographique, le modèle de la langue littéraire plutôt que celui de la langue scientifique. Nous avons fait le choix de l’esthétique du journal ethnographique plutôt que celui de l’aridité de langue scientifique. En cela, sur le plan de l’énonciation, la description ethnographique et la description scientifique n’ont pas le même statut. La première rend présent le sujet de l’énonciation, la seconde tend à l’effacer.

Quand nous parlons d’esthétique, nous ne disons pas que ce que nous avons écrit dans notre journal est « beau ». Ce serait bien prétentieux et cela nous entraînerait dans une réflexion épineuse sur les critères du beau… Nous parlons d’esthétique du journal en ce que celui-ci s’exprime dans une langue qui ne cherche pas à révoquer la dimension de connotation, de polysémie, d’équivoque, d’analogie et de métaphore du langage. L’agencement des mots de la langue à la mode littéraire permet que s’y loge l’inexprimable ou le difficilement représentable que nous évoquions plus haut : la dialectique, l’idée du réel de l’urgence, les histoires singulières, les sensations et sentiments du chercheur dans son expérience du terrain, etc. Mais alors, cette nécessité impérieuse de raconter que nous exigeons à nous-mêmes pour ne pas trop « trahir » le terrain est-elle vraiment une démarche scientifique ? Comment le journal ethnographique, rédigé librement, sans la pesanteur de la langue de la science ni de ses protocoles, est-il susceptible d’être utilisé par la science ? Nous traiterons, plus bas, du statut du journal dans la thèse.

Pour l’heure, on peut déjà se référer à ce que nous dit Roland Barthes sur le rapport entre science et littérature. Dans le Bruissement de la langue, Barthes fait un plaidoyer en deux temps pour l’introduction de la logique de la langue littéraire dans les sciences humaines et sociales.

Le premier temps consiste à dire que les scientifiques sont prisonniers d’un imaginaire du langage qui consiste à croire que le langage n’est qu’un instrument neutre au service de la pensée. Une telle idéologie consiste à penser que : « il y a d’un côté et d’abord les contenus du message scientifique, qui sont tout, d’un autre côté et ensuite la forme verbale chargée d’exprimer les contenus, qui n’est rien »167. Roland Barthes raille alors les procédés inscrits dans la langue de la science qui illustrent cette croyance quand la forme impersonnelle est employée dans les écrits scientifique pour accomplir un souci d’objectivité. Mais, nous rappelle Barthes, la tournure impersonnelle, astuce grammaticale, ne fait pas disparaître l’énonciation propre de chaque chercheur qui, dans tout écrit, fait revenir la subjectivité. Convaincu par cette remarque de Barthes, nous avons choisi de rédiger notre journal à la première personne en assumant pleinement notre énonciation quitte à essayer de l’objectiver, comme nous le verrons ensuite, avec les moyens proposés par G. Devereux. A côté des illusions de la science sur la question du langage, Barthes met en avant la nature du « mot littéraire [qui] est profond comme un espace »168. Dans la littérature, contrairement à la science, le langage à un autre statut : il n’est plus illusoire outil neutre au service de l’expression transparente de la pensée, mais il est matériau. Travailler sur l’agencement des mots, avec les possibilités stylistiques du langage (utilisées de manière parfois insue par le sujet écrivant), c’est faire naître des représentations originales qui peuvent être des formulations scientifiques heuristiques et, surtout, renouvelées. Pour ce qui nous concerne, ce mode d’écrire laisse de quoi loger les infinis détails du terrain.

Dans un deuxième temps de sa réflexion, Barthes milite pour un renouveau de la parole scientifique vers une utilisation du langage à partir de sa nature propre, c’est-à-dire de signifier sans clôture, sans enfermer la réalité sociale dans une conception univoque. Le doute est ainsi maintenu dans la démarche scientifique qui se défend, du même coup, de tomber dans l’idéologie. Cela indique que si la science est faite d’énoncés, elle est aussi constituée d’un usage de l’énonciation seul à même de décaler les énoncés qui précèdent et de donner du sens à ces décalages. Barthes souhaite ainsi « ouvrir à la recherche l’espace complet du langage, avec ses subversions logiques, le brassage des codes, avec ses glissements, ses dialogues, ses parodies »169.

Enfin, dans cet article, Barthes conclut sur une virtualité de l’expression littéraire qu’il reprend à Baudelaire commentant Poe, qui affirme que la littérature est « le seul élément où puissent respirer certains être déclassés »170. C’est tout le but de notre journal ethnographique que de produire une énonciation capable de décrire la population qui fréquente les urgences psychiatriques : une population précaire dont le corps est abimée et qui connait des difficultés psychiques : les « déclassés » de notre société.

François Laplantine a lui aussi étudié les rapports entre la littérature et les sciences humaines, précisément dans le cas de l’ethnologie. Dans L’Anthropologie 171 , Laplantine montre qu’il est possible de faire des analogies entre l’exercice du roman et celui du récit ethnographique. Il s’agit bien d’analogies, ce qui signifie qu’il ne s’agit pas de productions identiques. Les ressemblances notées par Laplantine sont là pour dévoiler la spécificité de la démarche ethnographique qui est scientifique, mais qui défend une vision de la science et de la production de la connaissance que nous avons adoptée pour cette thèse. Ainsi, son propos est un peu différent de celui de Barthes puisque l’anthropologue ne cherche pas à transformer absolument le discours de la science en discours littéraire.

Le modèle du roman, nous dit Laplantine, nous protège d’une science trop spéculative et techniciste qui n’aurait sa référence que dans la science elle-même et aurait le tort, en quelque sorte, d’oublier la réalité sociale : « l’ethnologie et le roman (…) visent précisément (par des voix très différentes) à explorer d’une manière non spéculative cet être de l’homme oublié par la tendance de plus en plus hypertechnicienne et non réflexive de la science »172. Traduisons pour le cas précis de notre recherche : l’énonciation de type littéraire qui se retrouve dans la démarche ethnographique a une faculté toute particulière pour rendre compte des faits psychiques qui, par leur singularité, ne peuvent se réduire, d’emblée, à des lois générales (de type énoncés sociologiques, par exemple). C’est toute la logique de la vignette clinique dans les sciences du psychisme (plus particulièrement la psychanalyse) qui doit d’abord raconter le cas, dans ce qu’il a d’irréductible à un autre, avant de le situer (sans le figer) dans les lois – des interprétations – plus générales.

Ensuite, Laplantine, qui s’appuie sur la logique proustienne du roman, montre que la démarche ethnologique peut prendre modèle sur l’énonciation littéraire pour se rendre attentive aux détails qui sont constitutifs de la vie sociale et psychique : « La littérature (et notamment la littérature romanesque) développe un intérêt tout particulier pour le détail, et pour le détail du détail, pour les « événements minuscules » et les « petits faits » dont parle Proust. Or cette préoccupation pour le microscopique rejoint la démarche qui est celle de l’ethnologie »173. On verra que dans notre journal ethnographique nous avons donné une place à ces détails, en relevant, par exemple, des lapsus ou en relatant une discussion informelle et fugace avec un médecin qui ne nous n’avons vu qu’une fois. Il s’est agi, aussi, de faire une place à l’anodin et l’ordinaire comme deux caractères spécifiques de l’urgence174. C’est l’attention au détail, aux petits faits non spectaculaires, qui nous a donné la possibilité de mettre en relief cet aspect de l’urgence qui est contradictoire aux représentations classiques qu’on s’en fait.

On s’aperçoit ici de la façon dont Barthes et Laplantine se complètent sur la contribution de la littérature à la méthodologie des sciences sociales : le premier invite au travail de la langue, le second invite à l’adoption du regard littéraire.

Cependant, si ces éléments sont importants pour construire une démarche d’investissement du terrain qui évite les pièges des illusions scientifiques (imaginaire sur le langage pour Barthes, croyance en la possibilité de trouver immédiatement des lois générales dans la réalité pour Laplantine) on n’a toujours pas de réponse quant à la manière d’intégrer le récit ethnographique à l’écrit scientifique final c’est-à-dire, pour nous, au texte de la thèse.

C’est ce que nous allons commencer à observer maintenant. Laplantine nous conseille déjà sur ce point en nous disant que la démarche ethnographique construit un regard, un point de vue sur la réalité sociale. La démarche scientifique consistera à « poser le problème des limites que l’on doit assigner au regard »175 pour qu’il puisse à la fois se généraliser dans des interprétations et des résultats tout en ne reniant pas ce qui a fondé l’adoption de la méthode, c’est-à-dire la volonté de forger un point de vue jamais absolu, comme l’est la réalité sociale et psychique où s’inscrit le manque. Pour Laplantine cette démarche revêt un caractère politique car en étant « délibérément perspectiviste »176, elle s’affirme « résolument antitotalitaire »177.

Notes
167.

« De la science à la littérature ». In BARTHES, Roland. Essais critiques 4. Le bruissement de la langue. Seuil, 1984, p.14

168.

Ibid., p.16

169.

Ibid., p.19

170.

Ibid., p.19

171.

LAPLANTINE, François. L'anthropologie. Seghers, 1987. Coll. « Clefs pour ».

172.

LAPLANTINE, L’anthropologie, p.178

173.

Ibid., p.178

174.

Grâce à cette découverte nous avons alors pu nous porter vers des lectures non envisagées au début de la thèse, comme l’ouvrage de Guillaume Le Blanc, Les maladies de l’homme normal, qui traite, dans une perspective philosophique et psychanalytique, des souffrances « ordinaires » qui sont le lot massif des urgences psychiatriques. Ainsi, par l’attention première au détail, des allers-retours plus précis et rigoureux arrivent à s’établir entre terrain et conceptualisation, sans que la théorie ne préforme trop le regard porté sur la réalité sociale observée.

175.

Ibid., p.180

176.

Ibid.

177.

Ibid.