B. Fonction et usage du journal ethnographique dans la thèse

Notre journal ethnographique aura, dans l’espace général de la thèse, plusieurs usages. De ces manières de l’utiliser, on pourra peut-être déduire sa fonction épistémologique plus globale. Il va s’agir d’envisager les écueils et les avantages relatifs à la mise en rapport entre le texte du journal et l’écrit de la thèse. La démarche scientifique réside plus dans la réflexion autour de cette tension dialectique que dans les considérations sur la valeur objective – tellement illusoire ! – du texte du journal ethnographique dès lors qu’il est un récit rédigé à la première personne dans une langue qui prend des libertés avec le jargon scientifique.

A propos des multiples usages de notre journal dans la thèse, il y en a un qu’il ne connaît pas et que nous souhaitons tout de suite (r)évoquer. Faire de l’ethnographie et ensuite rédiger son expérience ne revient pas à employer une méthodologie qui s’apparenterait à celles des sciences expérimentales. Si on parle certes d’expérience ethnographique, elle ne s’apparente en rien à l’expérience telle qu’elle peut être définie dans les sciences de laboratoire. Dans le premier cas, il s’agit d’une expérience subjective où les seuls outils d’appréhension de la réalité pour le chercheur sont ses cinq sens et sa parole. Les situations qu’il observe, il ne les suppose pas reproductibles artificiellement : elles émergent dans un contexte particulier, complexe, non reproductible en laboratoire. Elles sont le fait de sujets humains dont les comportements se dessinent selon une diversité de facteurs (rapport conjoncturel à l’autre, manifestations de l’inconscient, activation d’un habitus, etc., selon les perspectives théoriques). Ces facteurs s’inscrivent dans une combinatoire complexe et mouvante qui rend le comportement humain non prédictif178. Dans le deuxième cas, celui des sciences de laboratoire, l’expérience renvoie à la validation d’une hypothèse par la reproduction artificielle d’un phénomène sur lequel elle porte. Le phénomène est observé via un appareillage sophistiqué qui essaie d’exclure au maximum la subjectivité du chercheur dont on considère qu’il est « trompé » par les informations communiquées par ses sens s’ils ne sont pas suppléés par une médiation technique. En somme, l’expérience ethnographique, et plus largement l’expérience dans les sciences humaines et sociales, si tant est qu’elles ne laissent pas trop de place aux analyses quantitatives, automatiques et statistiques, est fondamentalement une expérience du risque. La prévisibilité recherchée de façon obsessionnelle dans les expériences de laboratoires de sciences exactes ou naturelles s’oppose au risque inhérent à l’expérience en SHS en tant qu’elle expose toujours le chercheur à l’altérité et à la différence. Pas de recherche en sciences sociales qui n’observe de récurrence qu’en rapport à des différences, à des écarts qui ne peuvent s’éprouver que dans la rencontre risqué d’un autre étrange. Ceci est particulièrement vrai dans le champ de la psychiatrie d’urgence où chaque rencontre, chaque histoire de tel ou tel sujet, est une confrontation à l’altérité, à l’énigme de l’autre qui interpelle, en retour, la subjectivité du chercheur. Cette expérience subjective du risque, de la distance à l’autre et la nécessité d’en rendre compte est proprement ce qui constitue l’expérience scientifique des sciences humaines et sociales.

Ainsi, le journal ethnographique ne sera jamais rédigé ni utilisé dans la thèse sous le mode de la démonstration. Nous nous contenterons de dire que notre journal montre des phénomènes plus qu’il ne les démontre. Les récits consignés dans le journal feront foi d’une expérience, d’un regard sur une réalité, mais pas d’une vérité. Nous verrons, plus loin, comment tenter de tirer de l’expérience ethnographique, éminemment subjective, des données pour la science. Au fond, la science n’est pas déjà dans le journal ; elle est dans la manipulation, par la théorie et le concept, de ce qui est donné dans le journal comme matériel non neutre. C’est donc à titre de « corpus », comme on dit dans les sciences de l’information et de la communication pour désigner les objets textuels sur lesquels on travaille, que notre journal sera d’abord utilisé.

Cependant, il s’agit d’un corpus sur lequel on ne fera pas d’analyse de discours179 car il s’agit de notre propre discours. Les extraits du journal seront donc, d’abord, intégrés au corps de la thèse à titre d’illustrations. Ensuite, sans être utilisés à titre de démonstrations, ces extraits serviront à éprouver des hypothèses avec l’idée qu’un fragment du journal qui correspond à une hypothèse n’est pas un argument suffisant pour sa validation mais qu’un fragment qui ne vérifie pas une hypothèse rend caduque cette hypothèse ou incite à sa reformulation. Ainsi, le journal joue un rôle d’aiguilleur du travail conceptuel en se préservant de faire force de loi.

Enfin, selon nous, le journal ethnographique appelle à la réalité (voire au réel) de la connaissance en train de s’élaborer. Il a, pour nous, cette fonction, déjà évoquée dans les considérations épistémologiques du début de la thèse, de rendre le savoir toujours manquant, jamais clos, en lui donnant une référence dans le réel qui, comme nous le dit Lacan, est toujours un trou dans le savoir, un trou dans le symbolique.

En retournant à la lecture de Laplantine, on peut mieux saisir la fonction épistémologique de l’ethnographie dans la recherche telle que, nous-mêmes, nous la concevons.

Il nous semble comprendre, chez cet auteur, que le véritable texte de la recherche n’est ni dans l’écrit théorique final, ni dans l’écrit ethnographique sur lequel il s’est fondé, mais dans le compromis entre les deux. C’est ainsi que Laplantine indique, dans la démarche ethnographique, de toujours maintenir des tensions dialectiques (entre dedans et dehors, entre unité et pluralité, entre concret et abstrait) à même de faire que le texte de la recherche s’écrive dans les textes-mêmes du chercheur mais aussi dans leurs interstices. En somme, la recherche (la vérité scientifique ?) naît de l’exposé de la confrontation entre la spéculation écrite (texte de la thèse) et l’expérience écrite (texte du journal). La vérité scientifique s’appréhende à l’issue de ce « conflit »180 d’écritures. Contrairement à ce qui se produit dans la recherche uniquement spéculative, le journal ethnographique a pour fonction fondamentale non pas de dire la vérité sur la réalité, mais très certainement de dialectiser la recherche avec la réalité et, en deuxième instance, avec le réel (au moins le réel de son expérience de la réalité).

Voyons un peu le détail de ce que Laplantine appelle les « tensions constitutives de la pratique anthropologique »181. La première tension que commente Laplantine est celle entre la « compréhension par le dedans » et la « compréhension par le dehors ». Ce couple ne doit pas se présenter comme une alternative au chercheur mais doit être articulé, mis en tension pour que l’un limite l’autre en quelque sorte. Si le chercheur mène son enquête de terrain en participant aveuglément aux activités de celui-ci, sans distanciation, il risque de produire, dans son journal, une paraphrase du discours ou du témoignage des sujets rencontrés. Il s’agit en plus d’une paraphrase, nous dit Laplantine, qui trahit la parole du sujet, puisqu’elle est souvent transcrite soit dans une autre langue, soit dans un autre registre de langue (celui du chercheur qui est toujours sensiblement différent de celui du sujet observé). L’écueil de la « compréhension par le dehors » consiste à faire passer tous les événements dont le chercheur fait l’expérience à travers un filtre hétérogène au groupe social observé. Une sorte de trahison par rapport au terrain se produit encore. Il faut donc travailler dans un entre-deux, dans une tension dialectique entre imprégnation et distanciation :

‘« Alors que notre métier d’ethnologue exige que nous commencions toute recherche par l’apprentissage de la modestie (…), en nous laissant enseigner et acculturer comme des enfants, nos production savantes finissent presque toujours par rendre les autres sociétés conformes à l’intelligibilité qui organise la nôtre »182.’

Nous avons tenté d’appliquer cette démarche à notre terrain qui ne concerne pas à proprement parler une autre société mais, tout de même, un champ d’activité (la médecine et notamment la psychiatrie) qui a ses règles propres non appréhendables immédiatement par un chercheur en sciences sociales. Nous fîmes l’expérience de cela dans les conversations avec les médecins quand nous étions amenés à rendre compte de notre objet et de notre perspective de recherche. La difficulté à faire entendre le discours des SIC à certains soignants nous invitait, en miroir, à entendre plus exactement la logique de pensée des médecins. A travers quelques passages183, le journal rend compte de cette tension heuristique entre confrontation de la logique du dedans et de la logique du dehors dans l’interprétation des recours aux urgences. Cette confrontation fait émerger une vérité scientifique au lieu d’en opposer deux stérilement sans s’apercevoir que ce sont des variations de référentiels.

Autre couple à mettre en tension pour donner une place intéressante à l’ethnographie dans la recherche en sciences sociale : « le concret et l’abstrait »184. Pour Laplantine, il convient que le chercheur ne privilégie ni le concret, ni l’abstrait mais produise des allers-retours pour qu’un élément du couple limite l’autre. Si l’on privilégie le concret, on tombe dans « la tentation empirique »185 qui consiste à donner l’illusion que la recherche épouse les choses en oubliant la nécessité de transiter par des mots pour les représenter. Si l’on privilégie l’abstrait, Laplantine fait remarquer qu’on court le risque de sombrer dans la tentation idéaliste. Dans cette optique, le chercheur manipule les mots en oubliant qu’ils se réfèrent à des choses et « on finit par tenir la construction de l’objet pour la réalité sociale elle-même »186. Ainsi, tenir ensemble en une seule et même main le concret et l’abstrait dans la rédaction et l’usage du journal ethnographique c’est se prémunir, d’une part, de l’emballement des signifiants qui construisent des mondes sans références et, d’autre part, de l’illusion que le terrain serait à même de « parler seul », que les choses signifieraient d’elles-mêmes sans l’intervention du chercheur qui leur donne la parole mais à travers sa propre énonciation.

Notes
178.

Peut-être cette phrase a-t-elle aujourd’hui une dimension politique puisqu’elle s’institue contre les sciences sociales et psychologiques qui essaient de travailler sur les comportements humains en les reproduisant en laboratoire (comportementalisme, par exemple). On craint là le retour des théories pavloviennes dans le champ de l’analyse du social et du sujet humain. La démarche ethnographique se positionne résolument contre cela en montrant que l’expérience du social est avant tout une expérience de soi, de l’autre, mais en tous cas pas sur l’autre.

179.

Sauf quand le discours des patients et des soignants y est retranscrit à la lettre.

180.

Tout comme la vérité politique d’une nation s’appréhende peut-être dans la résultante du conflit entre les forces politiques en présence qui s’y affrontent.

181.

LAPLANTINE, François. L'anthropologie. Seghers, 1987. Coll. « Clefs pour », p.181

182.

Ibid., p. 184

183.

Voir notamment l’observation 4 où je relate une conversation avec un médecin somaticien qui, alors que je lui présente mon projet de recherche, me dit que je parle « comme un psychiatre ».

184.

LAPLANTINE, L’anthropologie, p. 192

185.

Ibid., p.192-193

186.

Ibid., p.193