Chapitre 2 : Méthodologie principale : l’observation et la description ethnographique problématisées autour du rapport entre regard, langage et connaissance. La nécessité de la réflexivité.

I. L’observation ethnographique : l’implication du chercheur sur le terrain : tenter de maîtriser les effets de la subjectivité et les perturbations du terrain induites par le chercheur.

Nous avons choisi d’appréhender la réalité de notre terrain par la méthodologie bien spécifique de l’observation ethnographique. Comme on l’a dit plus haut, l’observation est une expérience d’immersion, plus ou moins silencieuse, dans le terrain. Elle est une expérience subjective avant tout, bien avant d’être une expérience scientifique. Elle n’est pas une expérience au sens de l’expérimentation. Nous voudrions ici, en nous appuyant sur les pistes méthodologiques ouvertes par G. Devereux187, montrer à la fois quels sont les biais de cette méthode mais aussi combien elle est honnête sur le plan intellectuel et même susceptible de produire des données non pas objectives, mais objectivables, pour la science.

Quand on fait de l’observation de terrain, cela consiste d’abord à être fasciné, bien que cette posture ne semble pas, a priori, scientifique. La fascination est, selon le dictionnaire Robert, l’expérience intense qu’un sujet fait du regard, de son sens de la vue, c’est « l’action de quelqu’un ou de quelque chose sur une personne en fixant son regard, sa pensée ». Faire de l’observation ethnographique c’est, dans un premier temps, laisser s’exercer ce que Lacan appelle la pulsion scopique. C’est une forme d’appréhension sensible (sensuelle presque ou émotive plus simplement) du terrain, une imprégnation qui s’oppose à l’approche de la réalité par des instruments (tests, protocoles d’enquête) qui chercheraient à s’instituer comme des filtres objectivant. En réalité, comme nous le rappelle Devereux, le regard se posera, dans les mêmes conditions, sur l’image rendue par le filtre technique. Aura alors lieu une double déformation de la réalité : celle du filtre technique (exemple : une photographie provoque des effets de cadrage) et celle du regard du chercheur sur la photo (les fantasmes, angoisses et sensations éprouvés à l’observation de la photo qui exprime, elle-même, déjà un regard, celui du photographe). L’utilisation de filtres techniques d’observation rend donc encore plus complexe le travail scientifique sur le matériau à observer puisqu’il est alors une mise en abyme de plusieurs regards qui n’appartiennent pas forcément au même sujet. On a donc fait le choix de l’imprégnation « naïve » par le regard pour éviter « la difficulté épistémologique de ceux qui essaient d’étudier les êtres humains en se défendant d’être eux-mêmes humains »188. Nous reviendrons, plus bas, sur la spécificité de notre terrain qu’on pourrait qualifier, avec certains anthropologues, de « sensible », c’est-à-dire d’un terrain dans lequel sont déjà à l’œuvre et exposés manifestement des mouvements psychiques puissants (pensons à la parole désinhibée sur la mort d’un sujet qui vient de faire une tentative de suicide ou au discours délirant d’un psychotique ; le réel de la pulsion et de la mort sont ici donnés à voir presque sans masque symbolique, ce qui pourrait inviter le chercheur à y poser un voile, au nom de la prétendue objectivité de la science, alors qu’il se défendrait en fait de rencontrer ce réel). L’approche méthodologique proposée par Devereux permet une forme d’appréhension du réel de l’urgence qu’il faut éviter de refouler et surtout pas au nom de la version techniciste d’une science qui chercherait à abraser les faits subjectifs du chercheur et des sujets observés.

En fait, approcher un terrain par l’observation exige de se tenir vigilant à l’égard de deux écueils. Le premier serait de transposer la logique expérimentale de la biologie et de la physique aux faits psychiques et sociaux qui se manifestent aux urgences. On arriverait peut-être à obtenir ainsi des lois générales explicatives des situations de communication aux urgences. On ferait alors fi de la question de la médiation singulier / collectif qui prend en compte l’irréductibilité de chaque sujet au symbolique. Comme nous n’avons pas une approche sociologique, nous ne désirons pas seulement montrer comment chaque sujet des urgences se catégorise dans des « types », de grandes catégories conceptuelles qui amènent à éliminer la dimension psychique, c’est-à-dire singulière, de la vie. Le deuxième écueil serait celui de trop privilégier une approche psychologique, c’est-à-dire d’observer au cas pas cas sans jamais généraliser et de faire de l’enquête ethnographique soit une série de biographies indépendantes qui ne donnent pas de cohérence au terrain – n’expliquant pas pourquoi ces sujets se retrouvent aux urgences psychiatriques et d’autres pas – soit une autobiographie du chercheur qui, au nom de l’illusion d’objectivité de la science et de ses techniques, s’impliquerait trop subjectivement dans le terrain en en faisant une mouture de ses fantasmes et projections intransmissible à la communauté des chercheurs.

A cela, s’ajoute une autre difficulté, à ne pas refouler non plus, qui est liée à la perturbation induite par la présence du chercheur sur le terrain et qui fait que le terrain observé n’est jamais celui qui pourrait être observé sans cette présence. Ainsi, il faudra discuter des conséquences possibles de notre présence lors des entretiens de psychiatrie aux urgences dont la configuration met en scène un sujet en détresse face à deux autres sujets alors que la situation habituelle introduit seulement un face à face patient / psychiatre.

Notre lecture des travaux de Devereux nous amène à penser qu’il ne sert à rien de chercher une solution médiane ou de compromis entre approche psychologisante et approche fondée sur le modèle expérimental du terrain. Il faut plutôt envisager une sortie du dilemme en forme d’alternative pour tenter de s’émanciper des effets de subjectivité et des effets de perturbation du terrain. En fait, cette « sortie », qui n’est ni une recette, ni une solution miracle, consisterait en la construction d’une posture spécifique, dialectique, du sujet chercheur face à son objet : la réflexivité. Cette posture ne prétend pas éliminer totalement les biais évoqués précédemment, mais elle permet d’entretenir une vigilance permanente par rapport aux biais. La réflexivité consiste à faire un retour a posteriori sur l’expérience d’observation (sur l’angoisse éprouvée par le chercheur, sur les moyens de défense qu’il a tenté de mettre en œuvre pour mettre à distance la réalité qu’il a rencontrée, sur les perturbations qu’il a provoquées par sa présence sur le terrain et qu’il refuse éventuellement de reconnaître…). Certes, cet effort a posteriori n’empêche pas aux biais de se former lors de l’observation, mais il permet de ne pas en ajouter a priori en inventant des protocoles d’enquête qui segmentent la réalité à observer avant même de l’avoir rencontrée et qui sont des utilisations souvent défensives189 de la méthodologie.

Nous allons voir ici comment Devereux nous incite à la réflexivité pour retirer de l’observation non pas des données objectives mais au moins objectivables dès lors qu’elles seront travaillées et maniées par l’élaboration conceptuelle qui se produit parallèlement au travail de terrain. En somme, Devereux propose, un peu paradoxalement, une méthode qui ne fétichise pas la méthodologie. La réflexivité s’institue alors comme un rempart contre la fétichisation obsessionnelle de la méthodologie. Elle est à l’origine de la production de données mais dans une pratique du décalage en permettant que la science ne se saisisse non pas de l’expérience sensible première du chercheur mais d’un regard déplacé et distancié a posteriori sur cette expérience. En ce sens, la réflexivité n’est pas une méthode à proprement parler : l’observation en est une, à laquelle est ajoutée la posture réflexive qui limite les biais de la méthode en indiquant, au minimum, l’endroit d’où voit et parle le sujet chercheur.

Ces points vont être développés ici en trois temps. Avant de considérer la façon dont on fonde une donnée pour la science sur l’analyse réflexive des expériences subjectives du chercheur sur le terrain, nous verrons comment l’observateur peut tirer du matériel objectivable des perturbations qu’il induit sur le terrain. Nous terminerons par le commentaire d’un extrait de notre journal ethnographique qui montrera comment, pour le cas particulier de notre recherche, nous avons mis en œuvre les conseils de Devereux d’investissement et d’approche du terrain. Cela nous amènera à interroger l’étape qui suit celle de l’observation, c’est-à-dire celle de l’écriture du journal ethnographique qui doit passer par une réflexion préalable sur l’épistémologie et la méthode de la description.

Notes
187.

DEVEREUX, Georges. De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement [1967]. Flammarion, coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique », 1980.

188.

LA BARRE, Weston. « Préface », in DEVEREUX, Georges. De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement [1967]. Flammarion, coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique » 1980, p.6

189.

Quand Devereux dit qu’il faut savoir négocier le passage de l’angoisse à la méthode, il invite à une appropriation et à une mise en sens de l’angoisse par le chercheur lui-même. Pour faire une métaphore clinique, on pourrait dire que la méthode est le résultat d’une perlaboration de l’angoisse (sa sublimation, en quelque sorte), ce qui ne revient pas à faire de l’emploi d’une méthodologie un anxiolytique qui ferait disparaître la manifestation de l’angoisse surgie du rapport au terrain, sans l’interpréter. Or ce sont les interprétations de l’angoisse qui fournissent des données à la science car elles se réfèrent à un conflit entre la subjectivité du chercheur et l’extérieur. En dernière instance, l’analyse de l’angoisse renseigne donc de manière dialectique sur le terrain et le chercheur.