A. Les perturbations induites par la présence de l’observateur sur le terrain : une source précieuse de données ethnographiques

L’intérêt de l’approche de Devereux est qu’elle retourne ce qui apparaît comme des écueils méthodologiques en en faisant des éléments pertinents pour la science. On aura maintenant compris que Devereux s’oppose à une vision techniciste et scientiste de la connaissance. Cette vision est pour lui empreinte d’illusion puisqu’elle tend sans cesse à faire disparaître le chercheur de sa recherche, autant dans le champ des sciences dites « exactes » que dans celles du « comportement » (que nous appellerions, pour notre part, sciences humaines et sociales). Dans cette perspective, une expérience réussie est celle où l’observateur aurait trouvé, grâce à des moyens techniques, une position de totale extériorité par rapport au phénomène qu’il décrit. L’extériorité, exprimée par l’usage de tournures impersonnelles dans les comptes-rendus, serait le gage de l’objectivité. Mais alors, comment fait-on quand on veut observer des situations sociales et que le seul moyen d’y avoir accès est d’y participer, comme nous l’avons fait dans notre thèse ? Doit-on abandonner notre prétention scientifique et nous ranger du côté des littérateurs ou des fabulateurs ? Sûrement pas.

En réponse à ces questionnements scientistes, Devereux affirme « l’utilité scientifique des perturbations créées par l’observateur et l’observation ». Pour cela, il se réfère au changement de perspective scientifique apportée par Einstein et Freud. L’un, en introduisant le concept de relativité, et l’autre, en forgeant le concept d’inconscient qui n’a de consistance pour le sujet que dans le rapport au psychanalyste190, induisent le fait que des hypothèses vérifiables peuvent s’élaborer alors même que l’observateur participe pleinement au phénomène :

‘« l’observateur en tant que base des opérations – et non simplement en tant que personnage nécessaire mais extérieur –, fit sa première apparition notable lorsque la théorie de la relativité entreprit d’étudier des phénomènes survenant auprès de l’observateur. (…) Le développement de la physique moderne semble être dû en grande partie à cette étude auprès de l’observateur des phénomènes physiques. (…) il vaut la peine de remarquer que la réinsertion opérée par Einstein du physicien dans l’expérience physique et la réinsertion opérée par Freud de la personne du thérapeute dans la situation thérapeutique coïncident, dans le temps, avec les efforts de bien des analystes du comportement pour exclure l’observateur de l’expérience »191.’

On voit qu’en 1967 G. Devereux avait comme un pressentiment éclairé de l’émergence future des approches cognitivistes des pathologies mentales qui font fureur aujourd’hui…

Il ne suffit pas de dire que l’intégration de l’observateur au phénomène à observer est, par principe, inoffensive pour la démarche scientifique. L’écueil principal qui fait suite à cette affirmation de principe laissée comme telle serait de croire que la situation observée en présence de l’observateur est la même que celle où il est absent, comme si sa présence n’avait pas d’influence. Devereux ne se fait pas d’illusion : « la simple présence de l’observateur introduit une nouvelle variable dans la situation qu’il observe »192. La méthode destinée à retirer des données du terrain consiste alors à travailler sur la perturbation qui est un indicateur, à un second degré, de ce que pourrait être la situation si l’observateur n’était pas présent. On pourrait croire, exprimé ainsi, à une dangereuse démarche spéculative, voire imaginaire. Elle ne l’est pas en fait si on prend deux grandes précautions. On remarquera que nous les avons respectées du mieux possible dans notre journal ethnographique qui en a rendu compte systématiquement193.

La première précaution consiste à mettre en perspective, en série, les analyses des différentes perturbations que le chercheur a eu le sentiment de provoquer sur le fonctionnement normal du terrain. Nous illustrerons cela concrètement à propos de l’observation d’une scène de contention. On peut pour l’instant en détailler le principe. Devereux dit que toute perturbation est une mise à l’épreuve à la fois pour l’observateur (qui est surpris, en quelque sorte, par son pouvoir déstabilisant) et pour le milieu observé. Ainsi, la manière dont réagit un groupe (ou un sujet appartenant à un groupe) révèle, en creux, ses lois ou ses manières habituelles de fonctionner. Ainsi, l’analyse de la première perturbation est nécessairement spéculative ou imaginaire car elle ne peut épuiser toute la signification d’une réaction. Il convient d’en faire des hypothèses pour envisager en quoi cette réaction est une volonté de retourner à une situation antérieure connue et non angoissante194 : ces hypothèses sont nécessairement multiples car la démarche est inductive : elle part du détail pour essayer de retrouver la loi, l’organisation symbolique du réel propre à tel groupe. Ensuite, dans chaque nouvelle situation de perturbation, on produira à nouveau des hypothèses qu’on contrôlera, éprouvera et évaluera en fonction des précédentes, de manière à aboutir, à la suite d’une série suffisante de constats du même genre, à une idée, une représentation, toujours approximative, mais de plus en plus resserrée, de la réalité qu’on veut saisir195. En fait, cette méthodologie est dialectique : elle révèle une réalité à partir de ce qui fait effraction en elle et qui la définit pourtant, à partir de son extériorité, ou à partir, plutôt, de sa limite, à l’instar d’une frontière qui dit autant de l’intérieur d’un territoire que de ce qui n’en fait pas partie. Elle est dialectique donc, mais différentielle, aussi, puisqu’une hypothèse prend sens par rapport à une autre dans une série diachronique, par des déplacements successifs. Cette méthodologie implique aussi de faire des découvertes qui soient toujours un peu à côté du désir initial de recherche. Entrer dans la réalité du terrain par les perturbations, c’est en fait travailler sur de l’inattendu, sur ce qu’on n’avait pas prévu d’observer et dont on doit pourtant prendre note. Le terrain est donc cette réalité qui se construit « de biais » par rapport aux projections initiales du chercheur.

Mais le procédé d’ajustement, de mise au point, sur la réalité observée à partir de l’analyse de ses perturbations se fait aussi selon une autre démarche qui doit croiser la précédente. C’est la deuxième précaution qu’invite à prendre Devereux :

‘« il est souhaitable – afin de découvrir la manière convenable, spécifique de la culture considérée, de voir et de rapporter un événement – d’obtenir par la suite une relation verbale de l’événement par des participants ou des observateurs indigènes et d’en discuter en détail avec eux »196.’

Il convient donc de s’enrichir, au cours des observations, des témoignages et points de vue des sujets du terrain même s’ils n’ont pas participé pleinement à la situation perturbante sur laquelle on leur demande un commentaire. Mais là encore, attention : il ne s’agit pas de prendre le récit du sujet interrogé comme la vérité absolue sur le terrain. Il faut être attentif à son énonciation, à sa manière de mettre en forme son jugement, qui révèle, en creux, le rapport de ce sujet aux faits qu’il a vu ou qu’on lui a raconté (et que l’observateur n’a d’ailleurs pas forcément vu) :

‘« la relation d’un événement par un informateur est nécessairement filtrée par la structure de sa personnalité ; elle est aussi alignée sur le modèle de sa culture, qui ne précise pas seulement ce qui aurait dû avoir lieu mais aussi comment devrait être raconté ce qui eut effectivement lieu. Aussi, les affirmations d’un informateur peuvent-elles être moins exactes quant aux faits mais culturellement plus révélatrices que les observations d’un étranger »197.’

Ainsi, il s’agit d’analyser le filtre « culturel » par lequel l’informateur relate l’expérience d’un événement ou d’une perturbation pour y repérer les valeurs implicites de son discours qui dévoilent les représentations des règles du terrain auxquelles se réfère la catégorie de sujets à laquelle il appartient. Dans une perspective psychanalytique, on pourrait dire qu’il convient d’analyser la parole de l’informateur en la sachant « sous transfert ». En d’autres termes, il s’agit d’interpréter son discours en essayant de prendre en compte la position imaginaire où il met l’observateur qui se présente sous une fausse ou sous sa véritable identité. Nous verrons cela pour les infirmiers aux urgences psychiatriques dans l’illustration proposée plus bas.

On aboutit donc à un procédé méthodologique qui croise les hypothèses du chercheur et les représentations des sujets du terrain sur des mêmes faits. Cette mise en perspective donne une idée relative de la réalité du terrain, des règles qui l’organisent et qui sont au fondement des comportements observés. On n’aboutit pas à une perception parfaite de cette réalité mais elle se préserve d’être trop imaginaire ou spéculative puisqu’elle est « coincée » entre les hypothèses du chercheur en perpétuelle modification (en perpétuelle précision) et les témoignages des informateurs analysés à partir de la manière dont ils s’expriment selon des schèmes de perception de la réalité. Le terrain serait donc structuré par une construction symbolique, posée sur la réalité objective inatteignable, résultat du travail d’élaboration du chercheur en collaboration avec les informateurs/acteurs du terrain198.

Enfin, nous devons ajouter une précision quant à la profondeur et au champ de vision de l’observateur : a-t-il une vision « panoptique » de la réalité qu’il rencontre ? Est-il en mesure de voir toutes les nuances de cette réalité ? Bien que nous ayons choisi de nous imprégner du terrain par le regard sans grille de lecture préalable, nous sommes conscient que cela nous ne nous a pas donné un regard totalisant sur l’urgence psychiatrique. Il y a deux raisons à cela : la première tient à notre subjectivité : nous sélectionnons les informations du monde qui nous entoure en fonction de processus inconscients ; nous développerons cela ensuite, notamment à partir du surgissement de l’angoisse sur le terrain. La deuxième raison tient à notre appartenance collective : même si nous ne nous munissons pas de grille de lecture, notre regard est plus ou moins déterminé, en conscience cette fois, par notre statut de chercheur en sciences de l’information et de la communication. Il nous est ainsi impossible de percevoir la même réalité qu’un médecin ou qu’un infirmier quand celui-ci procède à la contention d’un patient. Ainsi, notre attention s’est toujours davantage portée sur les faits de communication repérables aux urgences psychiatriques et cela peut aboutir à des sortes de perceptions comme : « la contention marque un échec de la communication ». Nous avons fait le choix de voir le terrain selon cet angle général de la communication, non pas pour nous mettre des œillères, mais pour nous constituer un point d’appui à partir duquel penser l’émergence de phénomènes qui puissent ne pas correspondre à ce regard. Sans une distinction de la sorte tout se vaut et on n’arrive plus à rien discriminer dans le continuum du terrain. Il faut avoir une référence générale pour mettre en relief ce qui ne s’y réduit pas et qui, du coup, vaut la peine d’être travaillé. Il faut aussi maintenir le côté « général », sans trop le décliner, pour ne pas retomber dans les biais des protocoles d’enquêtes. Pour faire l’analogie avec « l’écoute flottante » du psychanalyste, nous pourrions dire que nous avons posé sur notre terrain un « regard flottant ». De la même manière que le psychanalyste à une écoute flottante qui cherche à ne pas surdéterminer a priori telle ou telle parole dans le flot de mots de l’analysant mais qui lit cette parole selon le prisme général du repérage des points de désir, nous avons posé un regard flottant, un peu plus attentif aux faits de communication, mais sans les traquer pour autant et ainsi se prémunir du risque d’un aveuglement à d’autres phénomènes d’importance moins surdéterminés par la question de la communication.

Devereux ne manque pas de rappeler cette dimension de présélection des phénomènes dans la réalité en affirmant que chaque chercheur a un genre particulier de compréhension et de découpage spontané des phénomènes (ce qu’il appelle « démarcation »199). Mais il exprime aussi ce fait par la négative, par ce qui échappe au regard :

‘« chacun, même le psychologue a une boîte noire qui contient et isole quelques-uns ou la totalité des éléments suivants : ce qu’on ne sait ni peut savoir dans le cadre de sa propre discipline, ce qu’on refuse de savoir pour des raisons méthodologiques et ce qu’on présente comme une explication de ce qu’on sait et qu’on consent à prendre en considération »200.’

Il rappelle aussi plus loin de ne pas confondre phénomène et donnée. En effet, même si l’appartenance disciplinaire oriente tendanciellement le regard vers un certain nombre de phénomènes, c’est en faisant l’objet d’une appropriation par une discipline et en étant travaillé par ses concepts qu’un phénomène est en mesure de devenir une donnée pertinente. Dans les phénomènes sélectionnés lors de nos observations, certains ont constitué ultérieurement une donnée à travailler par les SIC, mais ils auraient bien pu constituer une donnée, travaillés autrement, pour la psychologie clinique, par exemple. Ainsi, il ne faut pas considérer comme un biais méthodologique d’oublier des phénomènes ou d’en sélectionner trop car ils n’ont pas de sens inhérent, a priori. C’est le travail conceptuel qui leur donne un sens pour illustrer ou valider telle hypothèse inscrite dans une démarche conceptuelle.

Notes
190.

Ou ce qui en tient lieu : le lapsus, manifestation de l’inconscient, est inexistant s’il n’est pas relevé par un autre, c’est-à-dire s’il ne me revient pas de l’autre « sous une forme inversée », dirait Lacan.

191.

DEVEREUX, Georges. De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement [1967]. Flammarion, coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique », 1980, p.382

192.

Ibid., p.364.

193.

Du coup, la lecture en est parfois un peu pénible puisque après le récit de chaque observation sur le terrain suit une série de considérations qui font retour sur ce récit en analysant tour à tour les perturbations de ma présence et mon expérience subjective de tel ou tel épisode.

194.

C’est précisément ce que Freud cherche à établir en forgeant le concept de principe de plaisir.

195.

De la même manière qu’un acte manqué, sorte de perturbation du comportement que le sujet se fait à lui-même, n’a pas de sens s’il n’est pas mis en série avec d’autres actes manqués ou d’autres manifestations de l’inconscient pour saisir les éléments constitutifs de cet inconscient.

196.

DEVEREUX, Georges. De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement [1967]. Flammarion, coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique », 1980, p.368

197.

Ibid., p.367

198.

Anne-Marie Losonczy a une formule assez heureuse pour décrire l’ethnographie dans une formule ramassée : elle parle de « co-savoir relationnel », in « De l'énigme réciproque au co-savoir et au silence. Figures de la relation ethnographique ». In GHASARIAN, Christian (dir.). De l'ethnographie à l'anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux. Paris : Armand Colin, 2002. Coll. « U », pp. 91-102.

199.

DEVEREUX, Georges. De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement [1967]. Flammarion, coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique », 1980, pp.386 sqq.

200.

Ibid., pp. 389-390