B. Que faire de l’investissement subjectif et des mouvements psychiques de l’observateur ? Le garde-fou de la réflexivité.

1. Le contexte spécifique des urgences psychiatrique : un terrain « sensible »

Les urgences hospitalières, en particulier psychiatriques, amènent l’observateur à assister à des situations qui drainent beaucoup d’émotions. La psychanalyse a en effet montré combien les questions du corps, de la mort et du non-sens étaient source d’angoisse pour chaque sujet. Or, c’est cela qu’on rencontre aux urgences : des corps abimés (celui du SDF qui sent mauvais, celui de la jeune fille qui a tenté de se couper les veines), le spectre de la mort qui se lit dans l’affairement des médecins à réanimer un patient ou encore dans le discours d’un patient suicidaire, enfin le non-sens dans le discours de ce patient psychotique qui se trouve investi d’une mission divine… Ces caractéristiques spécifiques questionnent la possibilité, pour l’observateur, de garder une approche distanciée du terrain. Comme le montrent les anthropologues, ces types de terrain, dits « sensibles », induisent une forte implication subjective du chercheur qui mérite d’être travaillée et questionnée en permanence de manière à éviter que le compte-rendu ethnographique sur le terrain soit une projection des fantasmes et angoisses du chercheur.

Selon Bouillon, Fresia et Tallio201, plusieurs critères définissent les « terrains sensibles ». Il nous semble que les urgences psychiatriques répondent d’assez près à ces critères, ce qui nécessite d’être très attentif à ce que nous disent ces auteurs sur les biais relatifs à l’investissement des terrains sensibles.

Le premier critère de définition est que les terrains sensibles sont « porteurs d’une souffrance sociale, d’une injustice, de domination, de violence »202. Aux urgences, la souffrance sociale est manifeste puisque la psychiatrie accueille des patients qui sont souvent en situation de précarité (chômage, sans domicile, rmiste, etc.). La violence est parfois présente à travers les cas reçus dans le cadre de la médecine légale qui doit statuer sur la dangerosité des patients et les éventuels troubles à l’ordre public qu’ils peuvent créer. En accueillant la souffrance et la violence, les services d’urgence accueillent l’impossibilité de s’exprimer sous deux versants : singulier pour la souffrance, collectif pour la violence. En cela, les urgences sont un terrain sensible auquel les sciences de l’information et de la communication doivent être sensibles puisqu’elles donnent à voir des situations d’impossibilité de la communication.

Le deuxième critère indique qu’un terrain peut être dit sensible quand il implique de« renoncer à un protocole d’enquête trop canonique »203. C’est ce point précis que nous avons essayé de mettre en valeur dans le chapitre précédent.

Le troisième critère définit un terrain comme sensible dès lors que celui-ci relève « d’enjeux sociopolitiques cruciaux, en particulier vis-à-vis des institutions normatives »204. C’est l’objet de notre thèse que de montrer que ce qui se donne à voir aux urgences psychiatriques est en mesure de questionner la nature de notre contrat social tel qu’il se caractérise aujourd’hui, à travers les manifestations de la souffrance psychique en rapport avec le collectif.

Dès lors qu’on choisit d’enquêter sur ces terrains, on s’expose à des biais méthodologiques importants. Cela est dû, notamment, au fait que le chercheur est en contact proche avec des individus souffrants. Celui-ci doit alors se prémunir, vis-à-vis de cette souffrance, de développer des positions subjectives incompatibles avec la démarche scientifique, qu’on peut recenser, à partir de nos lectures, au nombre de trois.

D’abord, « l’excès de cynisme »205, qui consiste à interpréter le discours de souffrance de l’autre comme une mise en scène ne correspondant à aucun problème effectif ou objectif, ou justifié seulement pour exiger stratégiquement une aide des institutions de secours social. Un passage aux urgences psychiatriques peut ainsi faciliter l’accès plus rapide à des possibilités de logement, de prise en charge en foyer, etc. La position cynique est évidemment néfaste à la progression de la connaissance et de la compréhension des recours aux urgences car elle les invalide a priori. Cela implique aussi de méconnaître la valeur de la demande dans la construction de la relation thérapeutique. Nous avons tenté de rejeter cette position qui peut pourtant naître au gré de mouvements psychiques inconscients face à l’expression de la souffrance de l’autre qui peut parfois paraître banale en regard du lieu, les urgences, où elle se formule. Le regard cynique sur la souffrance naît d’une posture subjective du chercheur qui, voulant se distancier absolument, refuse toute identification au patient en le traitant comme objet, parlant à sa place, c’est-à-dire en le niant comme sujet.

Ensuite, il y a la posture subjective inverse : « l’excès de psychologisme et de populisme »206. Le terme de populisme qui a une connotation dans le champ du politique demande certainement ici à être revu, en parlant par exemple de « pathétique ». Ici, c’est en fait l’empathie (par identification trop forte au patient) qui l’emporte au détriment de la distanciation. On aboutit alors à un relativisme qui fait du discours de chaque sujet l’expression d’une vérité absolue et indiscutable. Dans ce cas, on s’empêche de pouvoir produire des comparaisons entre les situations. On s’interdit aussi, au nom du respect absolu de la souffrance de l’autre, de commenter son cas et d’émettre l’hypothèse, par exemple, de la théâtralisation de la souffrance aux urgences comme modalité imaginaire de mise en forme de la demande. Le populisme aboutit aussi à des situations d’empathie qui courent le risque de se transformer en apitoiement et en misérabilisme. Cela est contreproductif car cela revient une fois de plus à nier la subjectivité des patients en les réduisant à des victimes d’un sort qui ne leur appartient pas, où leur désir n’aurait pas de place. Notre perspective théorique, appuyée sur la psychanalyse, ne peut s’accommoder d’un tel regard sur le terrain puisque nous n’envisageons pas les sujets de l’urgence comme des « choses » produites par le social néfaste et tout puisant, mais comme des sujets en difficulté avec la médiation entre les aspects psychiques et collectifs de leur vie. Rendre raison de ce qui se joue aux urgences, c’est reconnaître la possibilité aux patients d’être de véritables sujets, c’est-à-dire des êtres parlants capables de réarticuler leur désir aux exigences de la vie parmi les autres.

Enfin, Fassin nous indique un dernier danger inhérent aux enquêtes sur les terrains « sensibles ». C’est celui qui consiste, par trop d’implication auprès de la souffrance de l’autre, à faire oublier au chercheur la raison de sa présence sur le terrain. Alors que le chercheur doit sans cesse se rappeler à une éthique du doute, du questionnement, il peut sombrer dans le biais de la certitude, de la preuve par l’évidence, qui transforme « indûment les sciences historiques en disciplines prescriptives »207. Le chercheur, s’il a l’idée d’une possible contribution de son travail à la réflexion sur la société, ne doit pas faire de ses conclusions des règles à suivre. Ce n’est même pas la manière d’être politique de la science puisque, dans ce cas, elle instrumentalise la connaissance en lui donnant un statut de vérité absolue et dernière que tout bon sens épistémologique ne peut accepter. Dans notre cas, l’empathie pour les patients de la psychiatrie et pour les psychiatres eux-mêmes a été forte. Nous avons tenté de ne pas tomber dans un discours militant, même quand nous remarquions des formes de position dominante de la médecine somatique aux urgences. On peut observer cela dans notre journal.

Tous ces biais, qui tiennent à des postures subjectives possibles du chercheur sur le terrain ne sont pas totalement éliminables, mais peuvent être maîtrisés par un effort constant de réflexivité qui ne doit pas s’abîmer dans la sur-réflexivité, c’est ce qu’on va voir maintenant.

Notes
201.

BOUILLON F., Fresia M., TALLIO V. « Introduction. Les terrains sensibles à l'aune de la réflexivité. ». In BOUILLON Florence, FRESIA Marion, TALLIO Virginie (dir.). Terrains sensibles. Expériences actuelles de l'anthropologie. EHESS, 2005. Coll. « Dossiers africains ». Pages 13-28.

202.

Ibid.

203.

Ibid.

204.

Ibid.

205.

In FRESIA, Marion. « Entre mises en scène et non-dits : comment interpréter la souffrance des autres ? ». In BOUILLON F., FRESIA M., TALLIO V. (dir.). Terrains sensibles. Expériences actuelles de l'anthropologie. EHESS, 2005. Coll. « Dossiers africains », pp. 31-54.

206.

Ibid.

207.

FASSIN, Didier. « L'innocence perdue de l'anthropologie : remarques sur les terrains sensibles ». In BOUILLON F., FRESIA M., TALLIO V. (dir.). Terrains sensibles. Expériences actuelles de l'anthropologie. EHESS, 2005. Coll. « Dossiers africains », pp. 97-103.