2. Le nécessaire retour réflexif sur l’expérience subjective

Quand, plus haut, nous parlions de la réflexivité comme « garde-fou », il ne s’agissait pas d’une métaphore innocente. Elle se justifie pour exprimer deux choses. D’une part, la réflexivité est une posture méthodologique qui se pose comme une garantie scientifique contre la traduction textuelle immédiate de la « névrose » ou du « délire » du chercheur dans le journal ethnographique. La réalité ethnographique est en partie l’expérience subjective du chercheur, certes, mais elle doit être limitée ou transformée par des moyens que nous allons voir. D’autre part, le garde-fou n’est pas prescriptif : il autorise l’errance, le cheminement singulier, en protégeant contre la chute dans le précipice. De même, la réflexivité est une posture relativement libre qui, une fois de plus, ne réduit pas la méthodologie au protocole rigide. La réflexivité n’épuise pas tous les biais subjectifs induits sur la lecture du terrain (tout simplement parce que la plupart son inconscients, donc insus) mais elle construit une posture de vigilance, un état d’alerte sur le fait que le terrain est toujours investi à partir de la singularité du chercheur. On le verra dans le journal : nous nous sommes tenu à un commentaire de notre expérience subjective à l’issue de chaque observation. Non pas pour dire : « voilà où était mon inconscient et comment il m’a amené à aborder ainsi tel phénomène » car cela est pratiquement impossible et bien présomptueux, mais pour laisser toujours présent à la conscience du chercheur, d’une observation sur l’autre, que son psychisme est à l’œuvre dès qu’il met un pied sur le terrain. Cela nous a certainement évité des déceptions, des angoisses ou des frustrations qui auraient pu contribuer à une lecture puis à une construction trop subjectivée et fantasmée du terrain208.

Pour G. Devereux209, de même qu’il faut étudier les perturbations induites par la présence du chercheur sur le terrain, il convient d’exploiter, après les avoir reconnues, les perturbations psychiques du chercheur lui-même, soumis aux événements du terrain. Dans son ouvrage de méthode, Devereux indique que c’est l’angoisse qui indique à l’observateur, comme un signal qui ne trompe pas, qu’à cet instant de l’observation se jouent des phénomènes qui seront lus presque exclusivement, si l’on n’y prête pas garde, à travers le filtre de la subjectivité du chercheur. Devereux montre ainsi que la découverte et l’étude du terrain sont emplies de mouvements transférentiels et contre-transférentiels à élucider. Il invite alors le chercheur à travailler, de manière réflexive et continue sur ces mouvements pour faire de l’impression subjective une donnée objectivable, en tous cas situable dans un contexte plus large que celui de la singularité du chercheur. Il en donne de multiples exemples qui sont très frappants, voire gênants, car Devereux ne dit pas jusqu’où peut aller l’exposé de la subjectivité du chercheur. Ainsi, en prenant des exemples de sa propre expérience, on a parfois l’impression d’une forme d’exhibition plus que de réflexivité. Ce que raconte Devereux, en interprétant ses mouvements psychiques et la façon dont ils furent à l’œuvre lors de telle ou telle observation, aurait pu être réservé et adressé à un psychanalyste, dans l’espace protégé du cabinet, mais pas vraiment, nous semble-t-il, à une communauté scientifique qui ne peut être qu’étonnée voire choquée de l’exposé de tant d’intimité. C’est ainsi qu’aux côtés de Jean-Pierre Olivier de Sardan210 nous pensons qu’il est bon de s’inspirer des conseils de Devereux mais en atténuant leur portée, c’est-à-dire, en fait, en les adaptant à une pratique plus classique des sciences sociales où la présence du « je » est traditionnellement plutôt absente ou masquée. Notre démarche consiste ici à valoriser l’utilisation du « je » dans le récit ethnographique, à la fois comme énonciation susceptible de nous protéger de potentiels excès de positivismes évoqués plus haut, mais aussi parce que nous avons eu le sentiment que travailler sur nos implications affectives et subjectives sur le terrain pouvait nous permettre de produire des données objectivables et une forme de connaissance sur la réalité de l’urgence.

Précisons aussi une vertu de l’emploi de la première personne dans le récit ethnographique : cette énonciation donne un statut particulier aux sujets observés. Savoir que l’on dira « je » dans le récit de son expérience de terrain, c’est se mettre, en anticipant le moment de l’écriture, dans le présent des observations, dans une posture vis-à-vis des observés qui ne soit pas surplombante. Décrire en disant « je », c’est configurer son champ de vision sur le terrain autrement qu’en disant « ils » car, par le « je », on assume qu’on décrit les autres à partir de soi et qu’en cela, on leur donne un véritable statut de sujet – et non pas d’objet –, via le procédé intersubjectif de l’identification (qui fonctionne ou pas), via l’expérience du miroir. Dire « je », c’est éviter de tomber dans une posture trop omnisciente qui pourrait « trop plaire » au chercheur. En fait, décrire à la première personne c’est assumer la focalisation qui est à l’œuvre lors de l’observation même : l’appréhension de la réalité à partir d’un point qui n’est jamais surplombant ni panoptique, même si c’est que voudrait l’idéal scientifique.

A travers ce procédé où l’investigation du terrain se fait dans la multiplication et la juxtaposition de situations intersubjectives, l’identité du chercheur se manifeste à lui-même et se construit aussi au gré de ces rencontres. Ce sont ces mouvements, où le chercheur fait l’expérience de son identité via l’autre qu’il observe, qu’il convient de travailler avec méthode. Il faut alors ici comprendre, comme nous y incite Devereux, ce qu’est le transfert ou le contre-transfert. Il s’agit de saisir que, dans l’expérience intersubjective, je fais l’expérience de mon identité et de celle de l’autre en mesurant la possibilité que j’ai de construire l’identification mais aussi les difficultés qui se présentent à moi pour accomplir le miroir. Dans le cadre des sciences sociales, analyser le transfert ou le contre-transfert, ce n’est pas exposer mon intimité ou mon inconscient, mais ce serait simplement essayer de dire quelque chose de ce que j’éprouve globalement de la position imaginaire ou symbolique où je mets l’autre et où il me met lui-même. Cette étude des positions relatives, qui devient l’étude de structures et de fonctions, est alors objectivable par la science dans un second temps. Dans un second temps en effet car, comme nous le rappelle Lacan, le transfert c’est un lien qui me lie à l’autre et à travers lequel se joue, en se répétant au lieu de se remémorer 211, des affects anciens qui n’ont pas été symbolisés. Le transfert instaure l’espace de l’intersubjectivité où il est possible de dire et de faire reconnaître mon désir mais, en même temps, il est une limite puisqu’il suppose l’identification à travers laquelle ne passe pas l’expression de la pulsion. Dans le dispositif psychanalytique, le transfert est ainsi manié subtilement puisqu’il est à la fois cause et frein de la parole. Mais sans transfert, pas d’indication pour le psychanalyste ni pour l’analysant de l’endroit où se situent, pour le sujet, les limites du symbolique, c’est-à-dire ce qui, du sujet, ne peut s’inscrire dans les signifiants. Ainsi, lors des observations, les mouvements transférentiels ou contre-transférentiels ne peuvent pas se contenter d’être simplement repérés, ni d’être refoulés. Ils doivent s’extraire de leur dimension réelle pour être associés à une signification 212 , sans prétention d’exhaustivité ni de pertinence heuristique dans un premier temps. Au fond, c’est cette hypothèse sur le réel, qui s’élabore dans un travail d’associations du chercheur, qui peut constituer une donnée intéressante. On a vu la nature du travail d’associations : il porte sur ce que le chercheur pressent de ses constructions imaginaires et symboliques et de celles de l’autre avec qui il est en prise dans la configuration intersubjective et institutionnelle dans laquelle il se trouve. Cette chaîne d’associations est limitée et n’épuise pas les significations possibles à donner à l’expérience réelle du chercheur lors de l’observation (angoisse, gêne, etc…), notamment ce que cela signifierait inconsciemment pour lui, dimension qu’il est difficile et peu recommandable d’intégrer au travail scientifique. Eclairons ces développements avec le petit exemple suivant.

Je me souviens de la grande difficulté (signalée par une forme d’anxiété amusée) que j’avais eu à répondre à une jeune patiente que j’accompagnais au bureau de la psychiatre quand elle me dit « vous n’êtes pas médecin, vous, hein ? » alors même que j’avais fait tous les efforts possibles pour me dissimuler sous l’identité d’un interne (cf. observation n°10). J’étais démasqué, d’où ma gêne, mais au-delà je m’informais (j’associais librement, en fait) sur la relativité de l’importance du port de la blouse pour donner un statut, puis je découvrais que cela n’empêchait pas cette patiente de me faire part de sa détresse dont je constatais qu’elle allait la formuler autrement à la psychiatre quelques minutes plus tard… La patiente construisait à mon égard un transfert singulier que je n’ai pas manqué d’analyser ensuite, et cela à partir du contre-transfert que j’éprouvai au départ et qui m’était signalé par l’anxiété d’avoir été démasqué.

Ce principe méthodologique de vigilance aux effets de la subjectivité dans l’appréhension du terrain et de leur limitation par un constant effort d’association se retrouvera dans la forme intertextuelle que nous souhaitons donner au journal ethnographique. Le travail intertextuel à l’œuvre dans le temps de l’écriture renvoie à celui d’association qui se déroule dans le présent de l’observation. En fait, au-delà de la méthodologie, l’association et l’intertextualité renvoient plus largement à des choix épistémologiques qui privilégient une compréhension et une connaissance interprétative et non causaliste de la psychiatrie d’urgence. Dans l’association, comme dans l’intertextualité, il s’agit de juxtaposer des signifiants ou des énoncés en leur supposant un rapport. Cette supposition fait surgir et produit même, comme l’affirme J. Kristeva dans Séméiotikè 213 , une réalité sémiotique nouvelle qui s’arrache au réel premier de l’expérience singulière et est partageable dans le champ de la science comme hypothèse, parmi d’autres, d’interprétation de la réalité visée. Sans l’association ni l’intertextualité, la réalité ne signifie rien en elle-même : elle exige d’être mise en regard d’un énoncé autre sur cette réalité, que le chercheur estime en lien avec le premier qu’il a formulé, pour faire surgir, par comparaison et confrontation, un texte inédit, issu des deux premiers mais cependant non réductibles à ceux-ci. Au fond, la notion d’intertextualité est une application à l’analyse du texte écrit de la règle psychanalytique de la libre association dont Freud nous dit qu’elle est à même de dévoiler les procédés de condensation et de déplacements qui affectent les formations du psychisme, comme le rêve. Le « texte » du rêve, son étrange contenu manifeste, ne dévoile son contenu latent qu’à la condition de le désembrouiller des autres textes qui s’y trouvent condensés ou déplacés. Le travail d’association renvoie (sans le dire tout) au contenu latent qui est le désir du sujet, presque impartageable, mais il le rend tout de même interprétable et communicable en évoquant d’autres textes qui le bordent, le cernent. Ce sont ces principes, défendus à la fois par la technique psychanalytique et par l’intertextualité, et que Kristeva a fondés comme méthodologie d’analyse du texte, que nous avons privilégiés dans l’approche de notre terrain et pour la production de données214.

Avec Devereux, Olivier de Sardan et Ghasarian215, peut-être peut-on donner une liste non-exhaustive des indicateurs d’implication subjectives auxquels appliquer le raisonnement précédent : les angoisses devant des scènes choquantes, violentes ou tout simplement inattendues, l’expression de l’agressivité (chez les sujets observés mais chez l’observateur aussi), la connivence avec les sujets sur le terrain, l’empathie, les croyances (sur les psychiatres aussi fous que leur patients, par exemple), les résonnances de la recherche avec des enjeux institutionnels qui construisent des relations spécifiques sur le terrain, etc.

La réflexivité pourrait sembler une posture méthodologique bien maigre vu le peu d’artifices techniques qu’elle requiert. Détrompons-nous car si le procédé en est assez simple et libre, il est le fruit d’un effort constant où le chercheur doit questionner ses certitudes et interprétations comme jamais absolues. Une telle démarche cherche à interroger le savoir en construction sur le terrain comme toujours précaire et indécis. Il s’agit « simplement » de rendre compte des conditions d’applicabilité des connaissances qui seront produites au moment de l’analyse des résultats, ainsi que l’estime Ghasarian : « Plus l'auteur est prolixe au sujet des conditions de production de son texte, plus il dévoile les mécanismes de son autorité, mieux il justifie son analyse »216. En d’autres termes, ce travail réflexif indique au lecteur de la thèse d’où parle son auteur.

Notes
208.

Je me souviens par exemple de l’accueil chaleureux que je reçus de la part des internes pour mener auprès d’eux quelques observations. Si j’ai pu les accompagner souvent, je me retrouvai un jour pris au dépourvu : tous les internes étaient subitement partis travailler sans me convier à les accompagner et je patientai seul, dans leur bureau, de longues minutes à ne pas savoir quoi faire, quoi décider : attendre leur retour ?, partir ?, faire de l’observation « sauvage » en déambulant dans le service ? J’éprouvai quelque énervement et déception que j’analysai bien vite comme des mouvements psychiques singuliers à interpréter pour comprendre la place que m’avaient donnée les autres ce jour-là et qui devait avoir une fonction ou une signification qui les engageaient conjointement eux et moi et m’aiderait à comprendre quelque chose de la vie sur service.

209.

In De l’angoisse à la méthode, déjà cité

210.

OLIVIER DE SARDAN, Jean-Pierre. « Le "je" méthodologique. Implication et explicitation dans l'enquête de terrain ». In Revue française de sociologie. Juillet-septembre 2000, volume, 41, n°3. Ophrys. Pages 417-445.

211.

LACAN, Jacques. Le séminaire. Livre 11, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [1964]. Seuil, 1973. Coll. « Champ freudien ». Lacan développe cela pp.118-119, en rappelant la définition freudienne du transfert : « Ce qui ne peut être remémoré se répète dans la conduite. Cette conduite, pour révéler ce qu’elle répète est livrée à la reconstruction de l’analyste. (…) Ce que Freud nous indique, dès le premier temps, c’est que le transfert est essentiellement résistant (…). Le transfert est le moyen par où s’interrompt la communication de l’inconscient, par où l’inconscient se referme. Loin d’être la passation de pouvoirs, à l’inconscient, le transfert est au contraire sa fermeture ».

212.

L’opération importante réside dans le fait même d’associer, indépendamment du contenu de l’association. L’opération d’association est le « garde-fou » dont nous parlions plus haut. L’effort mis à associer (librement au départ) est la garantie de se rendre vigilant à ce qui vient de se produire pour ne pas le laisser « pourrir » en tant que résidu totalement réel, c’est-à-dire non appropriable par la science et possiblement néfaste à la construction future des interprétations sur la réalité du terrain. Le réel qui n’a pas connu d’effort de symbolisation ressort en effet toujours sous une forme symptomatique, pathologique, qui peut être, dans le champ de la science la surinterprétation ou le remplacement du discours de la science par un discours imaginaire.

213.

« Le mot (le texte) est un croisement de mots (de textes) où on lit au moins un autre mot (texte). (…) tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte », in KRISTEVA, Julia. Séméiotikè. Recherches pour une sémanalyse. Seuil, 1969. Coll. « Tel Quel », pp.145-146.

214.

A propos de l’idée de production, nous nous référons ici aux propos de Roland Barthes dans son article de l’Encyclopedia Universalis dans lequel il consacre quelques lignes à la notion d’intertexte : « Epistémologiquement, le concept d’intertexte est ce qui apporte à la théorie du texte le volume de la socialité : c’est tout le langage, antérieur et contemporain, qui vient au texte, non selon la voie d’une filiation repérable, d’une imitation volontaire, mais selon celle d’une dissémination – image qui assure au texte le statut, non d’une reproduction, mais d’une productivité ». On note ici l’influence psychanalytique car la notion d’inconscient propre au processus intertextuel n’est pas énoncée, mais bien présente. Par ailleurs, nous verrons plus loin, en abordant plus proprement l’intertextualité dans le processus d’écriture du journal comment il s’est effectivement écrit avec le langage « antérieur et contemporain » à la fois du sujet chercheur et de la science.

215.

GHASARIAN, Christian. « Introduction. Sur les chemins de l'ethnographie réflexive ». In GHASARIAN, Christian (dir.). De l'ethnographie à l'anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux. Paris : Armand Colin, 2002. Coll. « U ». Pages 5-33.

216.

Ibid.