C. Illustration pour notre thèse : l’analyse d’une perturbation de l’équipe infirmière et de l’anxiété du chercheur lors de l’observation d’une contention aux urgences psychiatriques.

Afin de bien comprendre comment cette méthodologie s’applique dans le cas précis de notre enquête aux urgences psychiatriques, nous allons ici brièvement commenter un extrait de notre journal qui correspond à l’observation n°17.

Cet extrait est paradigmatique puisqu’il illustre à la fois la manière dont nous avons essayé de tirer des données à partir des perturbations que nous avons induites sur le terrain et des mouvements psychiques dont nous avons fait l’expérience de manière aiguë.

Mais tout d’abord, quelques précisions sur la manière dont nous avons structuré notre journal. Il est divisé en deux grandes parties : la première recense le récit circonstancié de nos observations (vingt-et-une au total) et la deuxième regroupe une série de quinze fragments cliniques que nous avons isolés pour mieux les développer.

Le compte-rendu de chaque jour d’observation est divisé en trois parties. D’abord le « récit de l’observation » : c’est ce que nous avons rédigé à partir de nos prises de notes sur le terrain. Nous y reviendrons, mais disons qu’il s’agit d’une écriture au fil de la plume qui, globalement, suit le déroulement chronologique de la journée ou demi-journée de présence au pavillon N. Ensuite, on trouve ce que nous avons appelé « analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain ». Cette partie traduit la méthode que nous venons d’exposer. Elle se subdivise elle-même en deux ensembles : « Analyse de l’expérience subjective » et « Analyse des perturbations et déformations du terrain ». Enfin, la troisième section concerne l’énoncé des données qu’on peut tirer de l’observation qui vient d’être faite, suite à l’analyse réflexive.

Alors que le récit de l’observation fut écrit « à chaud », les deux parties suivantes (analyse réflexive et données) ont été écrites quelque temps après et même réécrites en fonction de la manière dont une observation pouvait s’éclairer à la lumière d’une expérience ultérieure.

Concernant l’épisode de contention que je relate à l’observation 17, je fus longtemps confronté au réel de l’expérience sans avoir les armes pour l’interpréter. Bien sûr, le premier compte-rendu strictement descriptif m’aida déjà à y mettre du sens217, mais plusieurs points restèrent obscurs notamment quant à la forte anxiété que j’avais ressentie et aux perturbations que j’avais provoquées sur le terrain : la colère des médecins et infirmiers à mon égard de n’avoir pas participé à la contention du patient.

Cet extrait du journal peut se lire de plusieurs manières. Il s’agit là d’être attentif à la façon dont la démarche réflexive et rétrospective a porté ses fruits.

On notera d’abord que l’analyse de l’expérience subjective n’a pas correspondu à l’analyse de mon inconscient en prise avec la situation, mais à une réflexion sur ma position, à ce moment précis, sur le terrain. J’ai tenté de retourner le sentiment d’effroi vis-à-vis de la psychose, de la contention et des mouvements agressifs des médecins à mon égard en les replaçant à la fois dans le contexte général de ma recherche (dans mon désir de chercheur 218 ) et dans le contexte institutionnel du pavillon N. Ainsi, en me rappelant mes objectifs de recherche, j’ai introduit l’événement réel de la contention dans une lecture, ce qui m’a permis de l’associer à différents éléments. Ce réseau d’associations retirait, de fait, la valeur univoque et trop fascinante, donc traumatique, de l’événement : la contention, ça pouvait être l’absence de la communication (qui sous-entendait que la communication se produisait dans d’autres cas et que celui-là n’était que marginal), l’expression des aspects médico-légaux de l’hôpital, une procédure soignante, etc., c’est-à-dire une multitude de possibles interprétatifs qui allaient au-delà de la première vision à sens unique, donc trop subjectivée : « on bat un fou ». De même, pour éliminer le sentiment de contre-transfert provoqué par l’agressivité des soignants à mon égard, je décidai de retourner le problème, ou en tous cas de lui donner une série de valences, en me souvenant qu’à ce moment-là de mes observations j’étais pris pour un interne de psychiatrie et qu’en cela j’occupais un statut particulier qui s’inscrivait dans des conflits d’identité soignante déjà repérés.

Quant à l’analyse des perturbations du terrain, on lira que la déstabilisation de cette opération de contention dûe à ma présence pris sens rétrospectivement, à la lumière d’expériences ultérieures (notamment une enquête qu’on me convia à prendre en charge dans le service et qui portait sur les représentations infirmières de la contention). J’appliquai alors strictement la méthode de Devereux en situant la perturbation du terrain dans le récit des informateurs que je multipliai à cette occasion (infirmiers, psychiatres, médecins, responsables administratifs du service).

On le voit : c’est l’inscription et la situation d’un événement dans un réseau de significations et d’interprétations qui se resserre progressivement qui aboutit aux données consignées dans la dernière partie de l’observation 17.

Notes
217.

Nous verrons cela plus en détail quand nous aborderons les questions d’épistémologie de la description.

218.

Soit pas tout mon désir, mais la forme qu’il prend en s’investissant dans cette étude.