A. Interrogations théoriques et épistémologiques à propos du passage de l’observation du terrain à l’écriture du texte dans l’exercice de la description ethnographique.

1. Une articulation complexe entre œil, regard et écriture

Le problème que soulève Laplantine dans le propos que nous venons de citer est en effet très complexe car, une fois de plus, il convoque la subjectivité du chercheur dans l’expérience d’enquête. Une fois encore, il s’agit de s’interroger sur les implications psychiques et subjectives qui font passer du voir au discours. Il ne s’agit pas de dévoiler notre inconscient et de dire comment il se manifeste dans notre expérience du regard. Il s’agit plutôt de se rendre vigilant aux coupures successives opérées, pour le sujet, lors du passage entre expérience de la vue, construction du regard et mise en discours de ce regard. Cela permet de saisir plus exactement la valeur du savoir produit au terme de cette chaîne mise en œuvre dans la description ethnographique.

La première coupure est certainement celle qui est mise en valeur par Lacan quand il parle de « la schize de l’œil et du regard »220. Lacan produit un série de considérations sur le rapport entre œil et regard qui sont un peu éludées par Laplantine qui, s’il introduit le regard comme une première nomination du voir, comme une distinction dans le continuum du voir, n’en tire pas les conséquences pour le sujet qui sont peut-être à prendre en compte dans la compréhension de la dialectisation observation/description.

Lacan nous indique que le regard, qui appartient au champ de l’autre (je nais sous le regard de l’autre), est déjà une perte car inscrit dans le symbolique car le regard que l’on porte sur moi est déjà-là avant moi : « Ce qu’il s’agit de cerner, (…), c’est la préexistence d’un regard – je ne vois que d’un point, mais dans mon existence, je suis regardé de partout ». On pourrait dire que le regard, dont le sujet prend conscience dans l’expérience du miroir et du regard de sa mère, est l’inscription du symbolique dans l’expérience du voir, pulsionnelle et entière au départ : alors que je me pensais omnivoyeur, je n’ai en réalité que des points de vue et le regard, c’est alors cela, l’inscription du manque dans le voir, soit mon inscription dans le symbolique, soit dans le monde de l’autre qui, nous dit Lacan, jamais ne me regarde là où je me vois. De même que « ce que je regarde n’est jamais ce que je veux voir »221. Cette dernière proposition de Lacan, qui montre bien le fonctionnement de la dialectique de l’œil et du regard, est précieuse pour l’analyse de la démarche de recherche qui cherche à rendre compte d’une expérience du regard : le chercheur doit se méfier de ne pas écrire cette perte entre désir de voir et expérience (castratrice nous dit Lacan) du regard ; le chercheur ne ferait alors qu’écrire, dans son journal, ses fantasmes et sa biographie inconsciente. Lacan dit que le voir s’élude dans le regard :

‘« Dans notre rapport aux choses, tel qu’il est constitué par la voie de la vision et ordonné dans les figures de la représentation, quelque chose glisse, passe, se transmet, d’étage en étage, pour y être toujours à quelque degré éludé – c’est ça qui s’appelle le regard »222.’

En somme, le travail d’observation et de description ethnographique est celui de pertes ou d’aliénations successives : du voir dans le regard, du regard dans le discours (qui, lui-même, est adressé à un autre qu’à moi-même, c’est-à-dire à la communauté scientifique).

L’étape théorique223 qui suit est la transformation du regard en langage, nous dit Laplantine. Peut-être conviendrait-il mieux de dire transformation du regard en discours (ou en parole) car, si l’on suit le développement précédent, le regard est d’une certaine manière déjà pris dans le symbolique, donc dans le langage en tant qu’il institue le manque et le rapport à l’autre.

Pour Laplantine, la description ethnographique correspond à « l’organisation textuelle du visible »224 et il précise aussi la nature de cette organisation qui est « une activité de construction et de traduction »225. Ces considérations qui peuvent paraître anodines ont en fait des implications multiples.

D’abord, sur la nature du terrain. Le terrain se définit de façon spécifique quand il est appréhendé à travers le processus observation/description. Il nous semble que le terrain n’est pas vraiment la réalité objective, mais plutôt une double construction sémiotique qui a un versant subjectif et un versant collectif. La première transformation symbolique du terrain est subjective, c’est celle qui s’opère dans le passage entre œil (vision, sens de la vue) et regard. Le chercheur organise, pour lui, le continuum du terrain en y posant un regard spécifique qui établit des distinctions et différences dans la réalité (une sorte de cadrage et de première nomination de la réalité). A cette étape, le terrain est déjà « sémiotisé », mais le sens qu’il revêt n’est valable que pour le chercheur, il n’est pas vraiment transmissible. Il s’agit ensuite, de traduire (passer d’une organisation symbolique à une autre) le regard en un discours ou une parole à destination de la communauté scientifique, c’est-à-dire dans un discours qui connaît des contraintes spécifiques. Pour Laplantine, la traduction consiste à situer le regard propre du chercheur dans un « réseau d’intertextualité » : le regard du chercheur prend alors sens comparativement et différentiellement à d’autres discours et regards antérieurs ou contemporains. Nous détaillerons cela plus loin, mais faisons ici l’hypothèse que le savoir constitué sur le terrain est celui qui émerge entre les regards et les discours en tant qu’ils se confrontent, se limitent, s’éclairent les uns les autres. Il n’est donc pas un savoir absolu, mais relatif : c’est la spécificité du savoir ethnographique.

Cette idée de double construction sémiotique nous semble confirmée par une formulation de l’anthropologue Mondher Kilani selon qui la textualisation ethnographique est constituée de « champs de synecdoques »226. En somme, le terrain est une construction sémiotique qui a un rapport non direct mais de contiguïté avec la réalité « objective ». Pour nous, et en nous appuyant sur la psychanalyse de Lacan, cela tient à la structure même du langage et à la façon dont on peut envisager le rapport entre réel et symbolique, mais aussi entre deux productions symboliques. Pour reprendre le terme de Lacan, ce rapport est métonymique, ce qui est proche de la notion de synecdoque évoquée par Kilani. On peut métonymiquement, de proche en proche, retrouver la réalité du terrain à partir du texte ethnographique. Le texte est liée par une synecdoque au regard du chercheur qui lui-même est lié de manière métonymique au réel de l’observation. Le texte ethnographique est alors une traduction et une réduction (une condensation aurait dit Freud, une métaphore aurait Lacan) de la réalité du terrain : comment faire tenir dans l’espace limité du journal et dans la limitation du langage les dizaines d’heures passées sur le terrain et leurs expériences associées ? C’est impossible et c’est pour cela que le texte ethnographique n’est pas le terrain (la chose même) mais instaure un rapport avec le terrain, ce qui est suffisant, selon nous, pour l’exploiter dans le champ de la science.

Ici se posent donc les questions de la représentation et de la représentativité du texte par rapport au terrain. La conception du texte ethnographique que nous venons de développer implique une définition exigeante de ces deux notions. En effet, dans une certaine mesure, le texte du journal est une représentation du terrain, et il est aussi représentatif du terrain en ce qu’il y donne accès et qu’on peut, à la suite de la lecture, en avoir une idée. Mais cette notion de représentation ne doit pas nous faire tomber dans le travers de croire qu’il y aurait des choses en soi227 dans le monde, déjà emplies de sens, et que le langage, à condition d’être bien manié, serait à même d’exprimer de façon transparente. La représentation dont il est question dans la description ethnographique est une représentation parmi d’autres qui tient à la manière dont les signifiants du récit ethnographique ont été agencés, ont produit du sens sur une réalité qui n’en avait pas a priori ou n’était pas sans équivoque dans ce qu’elle donnait à voir. Croire que le langage n’est qu’un support et n’a qu’une fonction référentielle, c’est oublier la structure du signe qui rappelle qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre le signifiant et la chose désignée. Laplantine rappelle alors l’objectif de la description ethnographique : « l’écriture descriptive, en particulier dans la recherche ethnographique, ne consiste pas à « communiquer des informations » déjà détenues par d’autres, à exprimer un contenu déjà là et déjà dit, mais à faire advenir ce qui n’a pas été dit, bref à faire surgir de l’inédit »228. On retrouve ici la conception de Barthes qu’on observait au chapitre précédent sur l’utilisation de la langue comme média ou comme matériau dans les SHS. Mais à quelles conditions la construction sémiotique du terrain par le travail d’écriture descriptive est-il vraiment exploitable par la science ? C’est ce que nous allons voir maintenant.

Notes
220.

LACAN, Jacques. Le séminaire. Livre 11, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [1964]. Seuil, 1973. Coll. « Champ freudien », p.65 sqq.

221.

Ibid., p.95

222.

Ibid., p.70.

223.

C’est une étape théorique en effet car la séparation chronologique que nous faisons n’est utile que pour l’analyse car comme l’estime Laplantine, « l’activité de perception n’est guère séparable d’une activité de nomination ».

224.

LAPLANTINE, François. La description ethnographique [1996]. Armand Colin, 2005. Coll. « 128 », p.27

225.

Ibid., p.37

226.

KILANI, Mondher. « Les anthropologues et leur savoir : du terrain au texte ». In ADAM J.-M., BOREL M.-J., CALAME C., KILANI M. Le discours anthropologique. Description, narration, savoir. Méridiens Klincksieck, 1990. Coll. « Sémiotique », p.96

227.

Laplantine nous explique que cette posture est une illusion positiviste qui « consiste à faire croire que les significations recherchées sont totalement contenues dans les choses, le monde, la société », in La Description ethnographique, déjà cité, p. 35.

228.

LAPLANTINE, François. La description ethnographique [1996]. Armand Colin, 2005. Coll. « 128 », p.35