2. La description ethnographique : du terrain comme construction sémiotique au problème de la référence et du rapport entre terrain et concepts.

Plusieurs chercheurs, y compris en sciences de l’information et de la communication, décrivent le terrain comme une construction sémiotique. La question qui se pose est alors de savoir s’il s’agit d’une pure construction et si le texte ethnographique ne serait pas qu’une fiction autoréférentielle, transformant la science en imaginaire. Pour trancher ce débat, il faut prendre en compte plusieurs éléments.

D’abord ce que nous avons dit précédemment : le terrain entretient un rapport avec la réalité, mais il n’est pas direct ni immédiat et le chercheur doit s’en expliquer ; nous l’avons fait. Ensuite, si la méthodologie d’élaboration du texte est nécessairement constructiviste, cela ne signifie pas que l’exploitation de ce texte se fasse sur le mode imaginaire. Il y a donc plusieurs plans à distinguer, qui se retrouvent dans l’architecture finale de la recherche : il y a la réalité du terrain (ce à quoi on fait référence par des chemins tortueux parce que c’est le fait du langage), il y a le terrain comme construction sémiotique seconde qui plane, de façon flottante, sur la réalité objective et enfin, il y a le texte de la thèse qui met en œuvre le concept sur la seconde instance. Le concept ne peut en effet s’appliquer que sur un contenu déjà sémiotisé et stabilisé, donc sur le texte ethnographique.

Dans la construction de notre journal, nous ne nous sommes pas laissé contraindre par une exigence de référentialité absolue qui nous aurait poussé à un usage très obsessionnel du langage voulant faire coller à tout prix le mot à la chose. La vérité du terrain, nous ne l’avons pas tirée d’une description isolée. Nous avons écrit cette description conscient du fait qu’elle référait, de près ou de loin, à la réalité vécue. Le sentiment de la référentialité était variable en fonction de nos possibilités d’expressivité et de la satisfaction ou non que nous éprouvions de notre éloquence. Ce sont en fait les descriptions mises en série qui nous ont permis de tirer des données disponibles pour la science et le travail conceptuel. En effet, après avoir construit le terrain, nous l’avons analysé de manière structurale, c’est-à-dire en cherchant les invariants dans ce qui varie. Les invariants, c’est ce qu’on peut retenir de la réalité du terrain comme une forme de vérité de ce terrain car c’est ce qui se répète, renvoie à sa structure. Ce qui varie, ce sont en fait tous les artifices de construction langagiers par lesquels on a été obligés de passer pour rendre compte du terrain mais qui désormais n’apparaissent que comme formes contingentes puisque d’autres formes d’expressions seraient apparues dans l’écriture d’un autre chercheur qui aurait manié le langage autrement, singulièrement. En d’autres termes encore, la recherche des invariants permet de dépasser la manière propre du chercheur à construire les synecdoques avec lesquelles il représente le terrain.

Marie-Jeanne Borel estime qu’il y a des conditions, des exigences à remplir, qui font que « l’objet anthropologique que construisent les descriptions n’apparaisse plus comme une fiction naissant librement du talent d’un écrivain pour le plaisir de ses lecteurs »229. Elle dénombre trois exigences ; voyons si nous les avons remplies. Elle parle d’abord d’une « exigence de pertinence empirique » qui veut que le savoir produit soit en connexion avec une réalité extérieure. Nous ne cessons de montrer que nous avons un terrain et que nous produisons un texte en rapport avec ce terrain, même si c’est un rapport partiel. La deuxième exigence est « la cohérence conceptuelle » : c’est la question du rapport entre le terrain et les concepts que nous n’avons pas encore vraiment traitée, mais c’est aussi la question de la cohérence des concepts entre eux pour comprendre le terrain : nous avons vu cette question dans la partie épistémologique de la thèse. La troisième contrainte à respecter est « l’exigence critique » : il nous semble qu’elle est double et que nous l’avons accomplie : elle renvoie à l’analyse réflexive que nous avons détaillée plus haut (critique du chercheur sur lui-même, en quelque sorte) et c’est une réflexion sur l’ambition de connaissance en regard de ce que donne à voir le terrain que nous avons aussi pris en considération.

Nous allons revenir plus bas sur le rapport entre le terrain, sa description et les concepts mis en œuvre dans la thèse pour l’analyse du terrain en nous interrogeant sur la fonction d’interprétation et/ou d’explication contenue dans la description même.

Mais avant, nous voudrions faire référence à la notion de « composite » développée par Joëlle Le Marec dans le champ des sciences de l’information et de la communication. Telle que nous l’avons entendue, cette notion désigne notamment le rapport entre l’activité d’observation et de description d’une part et l’activité de conceptualisation d’autre part. Pour Le Marec, il ne faut pas séparer ces activités en estimant que le chercheur commence par observer, puis décrit, puis conceptualise. L’expérience de terrain est une expérience composite, elle est un composé de toutes ces expériences à la fois visuelles, linguistiques et de pensée, de mise en œuvre du concept. Mais ce que dit cependant Le Marec c’est qu’il y a une pratique qui aboutit à une formation mesurée du composite. Dansla démarche de terrain, il faut « se situer le plus longtemps possible dans la zone de confrontation entre la réaction de l’observation au questionnement et la réaction du questionnement à l’observation, sans précipiter la conceptualisation, mais sans y renoncer non plus »230. Cette méthode est finalement un compromis, une dialectique à tenir tout au long de la recherche :

‘« le concept d’une part, le terrain de l’autre, doivent se contraindre l’un l’autre, ils doivent se contraindre à se transformer mutuellement pour aider à se rapprocher de ce qu’on entrevoit et qui est toujours un déséquilibre à résoudre entre ce que l’on voudrait penser et ce que l’on saisit empiriquement »231.’

Nous allons maintenant voir comment mettre en œuvre ces recommandations en montrant la manière dont, dans le journal ethnographique, nous avons utilisé l’intertextualité, l’interprétation et l’explication.

Notes
229.

BOREL, Marie-Jeanne. « Le discours descriptif, le savoir et ses signes ». In ADAM J.-M., BOREL M.-J., CALAME C., KILANI M. Le discours anthropologique. Description, narration, savoir. Méridiens Klincksieck, 1990. Coll. « Sémiotique », p. 25

230.

LE MAREC, Joëlle. « Situations de communication dans la pratique de recherche : du terrain aux composites ». In Etudes de communication. Langages, information, médiations. 2002, n°25, Questions de terrains. Université Lille 3. Pages 14-39.

231.

Ibid.