B. Ecritures et lectures du texte ethnographique, quelques éléments pratiques

1. L’usage de l’intertextualité dans l’écriture et la lecture de la description

Beaucoup d’anthropologues que nous allons citer expriment, chacun à leur manière, le fait que l’ethnographie (description d’une expérience de terrain dans le but de la proposer au regard scientifique) est un travail fondamentalement intertextuel. Nous allons ici montrer comment nous avons pris ce constat comme un argument méthodologique pour notre thèse en identifiant des textes de différentes natures – hétérogènes – qui contribuent à l’édification du récit ethnographique. Comme nous l’avons montré plus haut, le travail d’association pratiqué dans le présent de l’observation sur le terrain renvoie à la méthodologie intertextuelle que nous adoptons dans le moment de l’écriture du journal. Nous prétendons ainsi mettre en cohérence la méthodologie générale de notre recherche tout en soutenant notre choix de mettre à distance toute approche protocolisée de notre terrain.

L’originalité de la démarche ethnographique, comme nous le rappelle Laplantine, c’est « son aptitude à intégrer de l’hétérogène »232. Autrement dit, dans ce champ, l’intertextualité a une spécificité : elle met en regard, articule, conjugue ou juxtapose simplement des textes qui peuvent avoir une origine et une nature différente. En somme, on n’obéit pas, dans l’approche ethnographique à l’adage scientifique qui voudrait que l’on ne compare que ce qui est comparable. En vérité, il nous semble que l’intertextualité n’est pas que comparaison. Comparer des textes aboutit en effet à dire que dans un texte en figurent en fait plusieurs, qu’on peut reconnaître tel énoncé de celui-ci dans celui-là. Mais le procès même de l’intertextualité serait plutôt celui d’une hybridation dont on connaît mal les lois puisque, pour la plupart, elles sont certainement inconscientes. Il nous semble que Freud et Lacan233 ont bien montré comment certaines formations psychiques étaient un tissage intertextuel. Par exemple, le lapsus n’est-il pas l’apparition du discours inconscient dans la parole articulée et contrainte par l’Autre : ce lapsus, qui fait s’entrechoquer et se conjuguer deux textes a une signification qui excède et pourtant contient les deux discours dont il est issu. C’est sur le modèle de cette création de sens par l’intertextualité, par l’entrechoquement des textes, que nous semble reposer spécifiquement la démarche ethnographique descriptive. Il s’agit d’articuler (ou de simplement juxtaposer quand l’articulation est trop complexe) des textes provenant de sources différentes pour faire émerger un surplus de signification234 qui nous paraît pouvoir être qualifié comme le sens du terrain, celui que nous exposons déjà, faisant cela, à l’interprétation. Nous verrons comment cette démarche de mise en tension de textes est proprement interprétative (s’appuyant sur le sens) avant d’être explicative (s’appuyant sur la cause). Le texte ethnographique doit montrer le plus possible en démontrant le moins possible pour conserver au terrain sa nature de construction sémiotique et non pas d’objet d’expérimentation.

Laplantine précise ce qu’il entend par l’intégration de l’hétérogène :

‘« Un texte anthropologique est d’abord traversé par tout un jeu d’intertextualité savante instaurant un rapport nécessaire à ce qui a été écrit par d’autres et renvoyant à d’autres encore. Mais pour que le texte deviennent un texte anthropologique, il faut que toute cette intertextualité ait été confrontée à la parole des autres »235.’

Autrement dit, et on le verra mis en œuvre dans notre journal, le texte doit incorporer plusieurs types de discours, plusieurs énoncés et plusieurs énonciations : il y a le travail de la langue et du regard littéraire que nous évoquions plus haut ; il y a la voix du chercheur qui dit « je » dans le journal et qui décrit ce qui lui arrive et ce qu’il voit ; il y a les paroles des personnes observées sur le terrain et intégrées au discours direct ou indirect dans le texte ; il y a un mode de conclure sur une observation et l’utilisation d’un vocabulaire spécifique, qui sont la manifestation de l’imprégnation du chercheur par d’autres textes qu’il a lus, etc.

Comme le dit Mondher Kilani, le texte ethnographique s’apparente au « modèle du roman polyphonique »236. Le but de cette écriture est la multiplication des points de vue pour un éclairage plus net du terrain. Cette multiplication des points de vue s’actualise dans la multiplication, agencée, des énoncés et des énonciations diverses, venus du terrain, du chercheur et de la littérature savante. Il s’agit de la mise en œuvre pratique de l’approche multifocale de la psychiatrie d’urgence que nous avons privilégiée dans la thèse. En fait, l’approche interdisciplinaire que nous avons privilégiée sur le plan théorique et épistémologique trouve son « reflet pratique » dans l’intertextualité propre au texte ethnographique et dans l’association comme appui à la réflexivité dans le temps de l’observation.

Grâce à la construction intertextuelle de la description ethnographique, les terrains deviennent « tels des manteaux d’Arlequin (…) qui se déploient complexes et changeants suivant les reflets que leur donnent nos éclairages »237. En fait, le terrain a tout intérêt à conserver sa dimension de « patchwork » dans sa composition textuelle pour que le chercheur garde l’assurance de ne jamais en faire une réalité univoque et dire, par exemple, « l’urgence psychiatrique, c’est cela, ce que manifeste le terrain et c’est la vérité, toute la vérité ». Le processus même d’observation et de description, on l’a vu, indiquent une appréhension subjective du terrain qui en fonde l’interprétation qui, elle, s’appuiera sur les raisonnements rigoureux de la science. Le texte ethnographique propose des données ouvertes à l’interprétation et c’est l’hétérogénéité de sa composition intertextuelle qui le constitue comme tel. Philippe Quinton reconnaît pleinement cette ouverture à l’interprétation donnée au chercheur pour le travail conceptuel, mais aussi laissée au lecteur de la recherche. Ici apparaît une autre forme d’intertextualité : le terrain raconté intertextuellement est passé au tamis de nouveaux textes, ceux que met en œuvre le lecteur du journal ethnographique en train de lire :

‘« Plus modestement, essayons de comprendre la signification d’un terrain, celle qu’il donne ou qu’on lui donne dans le cadre d’une recherche, sachant qu’elle est produite par une intervention conceptuelle ou sensible d’un humain à partir d’un matériau physique ou symbolique. Le travail du chercheur consiste à (seulement) manipuler, organiser de la matière signifiante dans une production symbolique qui est livrée ensuite à une lecture autre que la sienne. Le sens final de la recherche, donné par le destinataire, serait alors la lecture d’une lecture »238.’

Notre journal ethnographique a mis l’intertextualité en œuvre selon plusieurs articulations.

La première est celle qui a mis en relation, au fur et à mesure de l’avancée de la rédaction du journal, le texte des observations successives les uns avec les autres. On notera par exemple de plus en plus de renvois aux textes précédents à mesure qu’on s’approche de la fin du journal. Si on veut caricaturer, on peut dire que la dernière observation est celle qui est la plus riche et la plus traversée des textes des observations précédentes. La dernière description est ainsi en quelque sorte moins libre mais plus riche, contrainte par les autres textes déjà rédigés mais riche de leur condensation.

La deuxième est celle qui met en relation notre texte (marqué par notre énonciation de chercheur et de sujet singulier) avec celui des paroles des sujets observés. Cela se donne à voir sous plusieurs modalités : soit par l’apparition de la parole d’un patient ou d’un soignant au style direct ou indirect, soit dans les fragments cliniques qui sont un mélange du discours du patient avec celui de l’observateur, avec cependant une prime franche donnée aux énoncés et au repérage de l’énonciation du patient.

Enfin, le dernier type de construction intertextuelle apparaît dans le paragraphe du journal concernant l’exposé des données à l’issue de chaque description : il est une articulation des deux textes déjà traversés d’intertextualité évoqués ci-dessus avec les textes savants (c’est ici qu’apparaît par exemple l’imprégnation et l’expression d’un vocabulaire marqué du côté de la psychanalyse ou de la sémiotique : on se permet, dans la construction des données de parler de réel, d’imaginaire et de symbolique, par exemple).

Notes
232.

LAPLANTINE, François. « L'anthropologie genre métis ». In GHASARIAN, Christian (dir.). De l'ethnographie à l'anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux. Paris : Armand Colin, 2002. Coll. « U ». Pages 143-152.

233.

Voir chez Freud, La psychopathologie de la vie quotidienne et chez Lacan le séminaire sur les Formations de l’inconscient. Philippe Sollers ou Roland Barthes dans Théorie d’ensemble (1968) et Julia Kristeva dans Séméiotikè (1969) ont sans doute contribué à l’application de la technique psychanalytique à l’analyse du texte en forgeant le concept d’intertextualité.

234.

De la même manière que les signifiants produisent du sens les uns par rapport aux autres, différentiellement, des textes revêtent des significations par les textes antérieurs qu’ils contiennent quand ils se confrontent différentiellement.

235.

LAPLANTINE, François. « L'anthropologie genre métis ». In GHASARIAN, Christian (dir.). De l'ethnographie à l'anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux. Paris : Armand Colin, 2002. Coll. « U ». Pages 143-152.

236.

KILANI, Mondher. Introduction à l'anthropologie. Payot Lausanne, 1996. Coll. « Sciences humaines ». Nous évoquions déjà cette notion de polyphonie à partir d’un texte de Jeanneret qui l’appliquait au texte même de la recherche et pas simplement au terrain.

237.

DA-LAGE-PY Emilie et VANDIEDONCK David. « Introduction ». In Etudes de communication. Langages, information, médiations. 2002, n°25, Questions de terrains. Université Lille 3. Pages 7-14.

238.

QUINTON, Philippe. « Le sens du terrain ». In Etudes de communication. Langages, information, médiations. 2002, n°25, Questions de terrains. Université Lille 3. Pages 43-49.