La question de la différence entre la description, l’interprétation et l’explication est très importante à discuter concernant le statut du journal ethnographique dans l’ensemble du travail de recherche. Nous allons tenter de montrer ici comment nous avons voulu, dans le journal, laisser une place à l’interprétation (inévitable car consubstantielle à la description, mais mesurée pour éviter les généralisations hâtives) et comment nous avons essayé de limiter la tentation explicative.
Comme nous le rappelle Marie-Jeanne Borel, il est difficile de distinguer véritablement description et interprétation ; il s’agit de deux activités symboliques très proches à ne pas hiérarchiser selon l’idée que l’une serait plus en rapport avec une démarche scientifique que l’autre. Pour l’anthropologue, description et interprétation renvoient en fait, dans le champ de la science, à deux plans d’interprétations, plus ou moins profonds, où l’apport conceptuel intervient moins dans la première que dans la deuxième. Elle estime que l’interprétation est « un processus propre à toute activité de connaissance, plus même, à toute mise en œuvre de la fonction symbolique. Celle-ci débute (« anté-prédicativement ») avec l’orientation d’un corps vivant dans un monde de « présences » ; elle ne se réduit pas, prise en ce sens, à un genre de discours, un type de formulation ou un objet. La description et l’interprétation ne se situeront donc pas dans un rapport hiérarchique, car la description témoignera d’un niveau d’interprétation »239. Laplantine, quant à lui, nous met en garde contre la réduction de la description à une forme de l’interprétation qui aboutirait à une sorte d’indifférenciation des deux pratiques. Bien sûr, dès qu’on met en forme le réel dans une organisation syntaxique spécifique qui peut s’établir sous la modalité de la description, on propose des formules sur le continuum du monde et donc on interprète. Telle formulation induit telle interprétation à laquelle n’aurait pas conduit nécessairement telle autre formulation. Mais, insiste Laplantine, il faut se rappeler le statut du texte ethnographique qui doit rester un « texte particularisant »240 et éviter de le transformer en « discours généralisant »241. Le texte ethnographique rend compte d’une réalité qui doit garder le plus longtemps possible ses spécificités non-réductibles à toute autre, avant l’intervention ultérieure du concept. En fait, Laplantine souligne ici le danger de passer d’une description nécessairement un peu interprétative à un discours généralisant et explicatif qui ne corresponde plus à la nature de la démarche ethnographique :
‘« Déstabilisant les prétentions de la pensée explicative qui vise à contrôler la multitude des détails et cherche à les dissoudre dans l’unité du concept, le discours descriptif mérite d’être considéré pour lui-même, dans son autonomie et non comme un obstacle ou, dans le meilleur des cas, une escale dans l’itinéraire qui conduirait à la science »242.’Les fragments cliniques que nous faisons figurer dans notre journal ethnographique ont précisément cette fonction d’éclairer ce qui, du terrain, sont des points de singularité irréductible. Cela nous a permis de mieux apprécier ensuite, sur le plan théorique, que l’urgence mettait en tension de l’irréductible (du réel, du psychique, de la singularité) avec de l’universel (l’institution, le collectif, le politique). Reconnaître, grâce à l’ethnographie, des points de singularité dans la réalité, c’est rendre possible une appréhension des faits de médiation. On constate ici comment s’articule de manière cohérente épistémologie, méthodologie et construction de l’objet de recherche.
Il faut alors suivre les conseils de Mondher Kilani qui rappelle que l’ethnographie s’inscrit bien et exclusivement dans une logique du sens et pas de la cause. C’est ce qui distingue l’interprétation de l’explication. Expliquer les faits humains en termes de cause, c’est leur enlever ce qui précisément fait leur humanité, c’est-à-dire le fait qu’ils s’organisent symboliquement, qu’ils construisent leurs rapports et leurs comportements sur de l’arbitraire, des conventions, du sens. Kilani appuie sa réflexion en reprenant la logique d’Evans-Pritchard qui a toujours refusé de considérer l’anthropologie comme une science naturelle :
‘« selon lui, les systèmes sociaux ne sont pas des systèmes organiques mais des systèmes symboliques. Il ne s’agit donc en aucun cas pour l’anthropologue de démontrer « l’existence de rapports nécessaires » entre les phénomènes mais d’en montrer la « cohérence », autrement dit il s’agit pour celui-ci « d’interpréter » et non « d’expliquer » »243.’C’est évidemment là-dessus que s’est fondé notre texte ethnographique. L’attention que nous avons portée au récit des patients, au plus près de leur dire, est un signe de notre volonté de rester auprès de la logique du cas avant d’y plaquer la logique parfois causaliste de la science qui reste bien peu éclairante. Comment, en effet, trouver des causes au discours délirant d’un fou qui, déjà, n’a pas de sens ? Il faut ramener les éléments de dire et de d’observation, d’abord, à des logiques singulières – quand cela concerne un sujet – ou localisées – quand cela concerne une situation. Cela nous semble d’une importance toute particulière dès lors qu’on fait le choix d’étudier des phénomènes qui concernent la médecine : se rendre attentif à la singularité et à la dimension symbolique de la médecine, c’est la constituer en objet légitime des sciences sociales. D’autre part, remarquons que ce choix méthodologique est aussi politique puisqu’il consiste à persister à considérer que la médecine ne se réduit pas à une approche strictement « biologisante » de la pathologie. La médecine hospitalière aujourd’hui a en effet parfois tendance à oublier le sujet derrière la maladie réduite à un dysfonctionnement organique explicable, valable pour tous. L’approche ethnographique, couplée à une approche en sciences de la communication, réintroduit résolument la dimension relationnelle, communicationnelle et donc symbolique du soin et de la médecine244.
BOREL, Marie-Jeanne. « Le discours descriptif, le savoir et ses signes ». In Le discours anthropologique. Description, narration, savoir. Méridiens Klincksieck, 1990. Coll. « Sémiotique », p. 46.
LAPLANTINE, François. La description ethnographique [1996]. Armand Colin, 2005. Coll. « 128 », p. 108
Ibid., p.108
Ibid., p. 110
KILANI, Mondher. « Les anthropologues et leur savoir : du terrain au texte ». In Le discours anthropologique. Description, narration, savoir. Méridiens Klincksieck, 1990. Coll. « Sémiotique », p.93
Nous croyons à la dimension politique de notre recherche car, depuis que nous l’avons entreprise, nous avons été sollicité à deux reprises par des psychiatres pour faire part publiquement de notre approche de l’urgence psychiatrique dans des situations où le service d’urgence dont ces psychiatres avaient la charge soit étaient menacés de disparition, soit avaient déjà disparus.