C. A la marge de l’enquête ethnographique, une appréhension du terrain à partir de travaux annexes mobilisant d’autres méthodologies

Nous allons ici décrire quelques travaux annexes que nous avons menés en marge de l’enquête ethnographique. Nous les présenterons à partir de leurs problématiques et méthodologies dans la seule mesure où ils alimentent la réflexion générale menée dans la thèse. Il s’agit donc de porter un regard rétrospectif et réflexif sur les résultats de ces travaux à l’aune de ce qu’ils apportent en termes de compléments et d’éclairages supplémentaires aux considérations épistémologiques et méthodologiques précédents pour aboutir à une définition plus précise de l’objet et des hypothèses de notre recherche que nous récapitulerons dans le chapitre suivant.

Dans ces travaux annexes, le plus important est sans doute une étude de discours médiatique que nous avons réalisée sur un corpus de presse régionale portant sur le pavillon N, couvrant une large période allant de 1991 à 2009 et totalisant 80 articles. Au départ, l’idée de cette étude avait émergé d’une double interrogation.

D’une part, notre enquête ethnographique nous avait fait nous apercevoir que le service d’urgence était entouré d’une sorte de légende, voire de mythologie, qui apparaissait dans le discours des soignants sous différentes formes : soit le pavillon N était considéré péjorativement comme le réceptacle de la misère sociale, comme une « Cour des Miracles » par certains, soit il était présenté en étant valorisé comme porteur d’une philosophie du soin singulière, comme incarnation d’une médecine sociale à la lyonnaise. Nous comprîmes que cela était dû à l’histoire du pavillon N que nous avons retracée brièvement plus haut, mais nous fîmes l’hypothèse que cette histoire était aussi conservée et structurée dans les représentations à l’aide de la presse locale puisqu’il nous arriva souvent de voir affichées des photocopies d’articles du Progrès sur le pavillon N dans différents bureaux (celui des infirmiers ou celui de médecins). Nos recherches sur l’histoire du pavillon N nous montrèrent le peu de documents disponibles sur l’histoire de l’urgence à Lyon comparée à une relative profusion des articles de presse locale à ce sujet, tout se passant comme si l’histoire s’était inscrite dans des archives davantage dans le discours médiatique que dans les écrits de médecins ou d’historiens. Notons aussi que les musées consacrés à la médecine à Lyon refoulent la question de l’urgence et valorisent davantage les domaines de la chirurgie et de la pharmacie. En somme, les aspects sociaux de la médecine sont peu inscrits dans les archives en comparaison de ses aspects techniques, ce qui signe bien, à notre avis, la manière dont la société envisage aujourd’hui l’activité médicale en refoulant ses aspects relationnels et de médiation que nous mettons cependant en valeur tout au long de notre thèse.

D’autre part, nous nous étonnions du fait que la plupart des patients avaient une connaissance de l’activité de psychiatrie du pavillon N alors que cet aspect n’est pas spécialement mis en avant par la communication de l’hôpital. Cette question émergea quand nous nous aperçûmes de la manière dont les urgences générales étaient une manière pour certains patients de rencontrer la psychiatrie en dehors du cadre de l’hôpital psychiatrique245 qui dispose de services d’urgence spécialement consacrés à l’accueil de la détresse psychique. Tout se passe pour eux comme s’ils savaient, sans se le dire, qu’ils pourraient rencontrer un psychiatre au pavillon N. Nous fîmes donc l’hypothèse selon laquelle ce savoir refoulé sur le pavillon N circulait dans la région lyonnaise et que ce pouvait bien être dans la presse.

Les résultats de notre analyse s’écartèrent bien évidemment de ces hypothèses de départ en y répondant toutefois puisque nous avons pu démontrer comment la presse faisait référence à la psychiatrie dans des articles de faits divers et comment des articles dénonçant l’engorgement du service cherchaient des responsables dans la présence de « faux » patients relevant de la prise en charge par la psychiatrie. Cette conception est à l’origine d’une représentation du service dans la presse à travers la figure de la Cour des Miracles246.

Cette étude contribue de plusieurs manières à la réflexion menée dans la thèse. Elle renseigne tout d’abord sur la place de la santé mentale dans l’espace public à travers le traitement médiatique de l’urgence. On remarque que la presse est très intéressée par l’urgence à double titre : d’une part parce que l’urgence renvoie de manière assez directe à des événements hors-sens qui interpellent la presse mise en demeure de leur donner une signification. Au fond, les situations d’urgence, en particulier psychiatriques, répondent à ce qui peut constituer un événement pour la presse et qu’elle peut facilement faire entrer dans la catégorie du fait divers. D’autre part, nous remarquons que la presse, à travers le traitement de l’urgence, construit des représentations de l’activité médicale qui valorisent une médecine hypertechniciste et qui critiquent les aspects de médiation sociale de la médecine hospitalière. Or, ce clivage là, nous l’avons perçu aussi dans notre enquête ethnographique dans une tension qui articule dialectiquement, et parfois oppose, la clinique somatique et la clinique psychiatrique aux urgences247. Ainsi, sur le plan méthodologique, cette étude de corpus n’est pas utilisée dans notre thèse en ce qu’elle renseigne sur les procédés médiatiques ni sur le travail journalistique (bien qu’elle le fasse mais ce n’est pas notre objet), mais elle nous sert d’outil comparatif d’appréciation de nos découvertes ethnographiques. Une question émerge alors de cette confrontation entre discours médiatique et observations ethnographiques : comment expliquer qu’une représentation homogène de la psychiatrie circule et soit ancrée à la fois sur le terrain et dans les discours qui lui sont étrangers ? Cela suggère d’interroger le succès d’une idéologie contemporaine puissante (puisqu’elle est se traduit dans le discours et se vérifie dans les pratiques248) qui relègue au second plan la fonction de contribution de la médecine hospitalière à la structuration du contrat social, fonction qui donne l’impression de ne plus trouver à s’actualiser et à être assumée que dans la psychiatrie. Reconnaissons que la psychiatrie aurait en effet des difficultés à renier les implications psychosociales des pathologies qu’elle rencontre. On remarque cependant que les recherches actuelles en génétique et en neurobiologie tendent à invalider l’abord de la maladie psychique comme nécessairement dialectisée au lien social ou, en tous cas, au rapport à l’autre249.

Quelques mots sur la méthodologie employée pour cette analyse de presse. Bien que nous revendiquions notre place dans le champ des sciences de l’information et de la communication, nous ne sommes pas spécialiste de l’analyse de discours. Nous avons donc choisi une méthodologie « minimale » exclusivement fondée sur une analyse de l’énonciation et du lexique dans les articles. Pour cela, nous avons suivi les recommandations de Dominique Maingueneau250. Cette approche nous a paru suffisante dans la mesure où nous cherchions à détecter la position énonciative du journal par rapport à ce qu’il énonce, travail rendu possible par le fait que nous connaissions bien la réalité décrite puisque c’est notre terrain. L’étude de l’énonciation nous a aussi permis de voir quelles figures étaient utilisées par la presse pour rendre compte de la psychiatrie et des ses patients : c’est ici que nous avons vu comment l’analogie de la Cour des Miracles pour dire l’urgence psychiatrique était un compromis en mesure d’évoquer le non-sens propres aux situations d’urgence tout en le nommant et de produire une grille de lecture discriminant les modalités d’accueil de l’urgence par la médecine technico-scientifique ou par la médecine « sociale ».

Un autre travail sert de point d’appui au développement de notre recherche. Il s’agit d’une étude que nous avons menée à l’été 2005 au département d’information médicale de l’hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu, à Lyon. Il s’agit d’une étude statistique sur les profils des patients et leur orientation suite à leur passage au service d’accueil des urgences251. Ce travail a fait l’objet d’une publication à laquelle nous renvoyons pour les résultats précis252. Cette étude porte sur 15 000 passages correspond à 7 000 patients et nous estimons qu’elle est d’une grande représentativité et a abouti à des résultats très solides. Ce travail n’intervient qu’incidemment dans cette thèse car les démarches ethnographique et statistique ne sont pas vraiment comparables mais surtout parce que les deux terrains, même s’il s’agit de services d’urgence, ne se réfèrent pas à la même réalité : la population accueillie en hôpital psychiatrique est différente de celle qui est accueillie à l’hôpital général. En fait, c’est précisément dans cette différence que repose l’intérêt de cette étude pour la thèse car elle nous permet de poser la question des demandes spécifiques adressées à la psychiatrie à l’hôpital général. Si les situations d’urgence accueillies à l’hôpital psychiatrique relèvent de pathologies assez caractérisées dans la psychopathologie, nous avons pu émettre l’hypothèse que la psychiatrie à l’hôpital général accueille un résidu de différentes origines : résidu de la médecine scientifique, résidu de la société (précarité), demandes non-normées. C’est notamment cette hypothèse du résidu que nous traiterons comme la manifestation la plus certaine du réel de l’urgence253 bien avant celle du passage à l’acte qui lui fait souvent écran dans les écrits sur la médecine d’urgence.

Enfin, le dernier travail que nous avons mené parallèlement à l’enquête ethnographique est une enquête par entretiens auprès de soignants. Cette enquête était au départ une commande de la cadre infirmier du service qui, dans le cadre d’un programme d’évaluation des pratiques professionnelles, nous a sollicité pour faire un point sur les représentations des infirmiers et des aides-soignants sur la contention (le fait d’attacher des patients agités). Pour la cadre infirmier, cette enquête devait permettre de se rendre compte de l’impact des formations reçues par les soignants à ce sujet et il fallait notamment observer si la contention avait réussi à prendre une valeur thérapeutique pour eux. Nous réalisâmes donc cette « commande » qui nous permit de prolonger notre présence dans le service et d’avoir accès au discours des infirmiers que nous côtoyions peu jusqu’alors. Nous adoptions cette fois, au contraire de ce que nous disions plus haut, une méthodologie faite de protocoles et de grilles, avec tous les biais que cela comporte mais en nous épargnant de nouveaux dilemmes méthodologiques. Ce travail dont on trouvera le compte-rendu en annexe a été très instructif dans la compréhension du réel de l’urgence tel qu’il se manifestait, cette fois, dans l’opération de contention qui trouve difficilement une signification chez les soignants (la contention, c’est un peu comme un trou de hors-sens dans la continuité symbolique de l’institution). Aussi, ce travail fournit des éléments d’appréciation et des outils de retour réflexif sur des moments de l’expérience ethnographique (voir Observation 17 du journal: « le sens de la contention »).

Notes
245.

On peut lire cela dans le journal ethnographique, à l’observation 13.

246.

Pour les résultats précis de cette étude, nous renvoyons à la lecture de son compte-rendu en annexe : c’est la reproduction du chapitre que nous avons publié à ce sujet dans un ouvrage sur la santé dans l’espace public. Cf. THOMAS, Jérôme. « La Cour des Miracles de l'hôpital. Les urgences médicales et psychiatriques vues à travers la presse locale lyonnaise ». In ROMEYER Hélène (dir.). La santé dans l'espace public. Rennes : Presse de l'école des hautes études en santé publique (EHSP), 2010.

247.

Sur ce point, lire l’observation 13 du journal ethnographique

248.

Quand les discours et la pratiques se répondent de manière si homogène, il convient de réintroduire du débat, ce que nous allons tenter de faire dans la thèse.

249.

Il y aurait ainsi un gène de la schizophrénie qui expliquerait tout de la pathologie. Cette perspective scientiste a pour conséquence de désubjectiver la pathologie, à faire disparaître le sujet de son symptôme et à désolidariser aussi la folie du rapport au collectif, au symbolique.

250.

MAINGUENEAU, Dominique. L'analyse du discours. Introduction aux lectures de l'archive. Hachette Supérieur, 1994. Coll. « Linguistique ».

251.

Nous avons été épaulé dans ce travail par une statisticienne et par la médecin chef du service d’urgence.

252.

THOMAS Jérôme et al. « Un service d'urgence en psychiatrie : quelle interface pour l'accès aux soins ? Etude statistique de l'activité d'un service d'urgence de 1999 à 2003 ». In L'information psychiatrique. Septembre 2006, vol 82, n°7. Pages 581-587.

253.

Voir partie III, Chapitre 4.