Chapitre 3 : Définition de l’objet de la recherche, construction de la problématique et des hypothèses de la thèse

I. L’objet de la recherche circonscrit par l’approche épistémologique et méthodologique de la psychiatrie d’urgence

Avant de proposer des énoncés qui puissent qualifier notre objet de recherche, nous souhaitons donner la définition, à partir de la lecture d’un article de Jean Davallon254, de ce qu’est un objet de recherche, en le situant relativement à d’autres notions telles que celles d’objet concret et d’objet scientifique. Cela nous permettra de montrer que nous ne pouvions définir l’objet de notre recherche avant d’être passé par les clarifications épistémologiques et méthodologiques des chapitres précédents.

La réflexion de Davallon part de l’idée selon laquelle les objets qui intéressent les sciences de l’information et de la communication (SIC) sont souvent triviaux et que, de ce fait, ils manifestent une sorte d’évidence de l’analyse puisqu’ils sont toujours déjà prédécoupés ou accompagnés de connaissances qui appartiennent au sens commun. En effet, qu’il s’agisse d’objets matériels (livres, journaux, objets techniques…) ou de processus (échanges téléphoniques, discours politiques…), tout sujet, et pas seulement le chercheur, a une idée préconçue, une petite fiction, une petite théorie à énoncer pour rendre compte de l’usage ou de la nature de ces objets. Ainsi, pour Davallon, ce qui fait la spécificité des SIC, ce n’est pas tant l’interdiscipline que la manière dont le chercheur est en mesure de construire l’objet de sa recherche de manière à ce qu’il puisse s’arracher des présupposés courants qui l’entourent dans les représentations sociales. Un autre effort consiste à construire l’objet de telle manière qu’il ne puisse pas être immédiatement accaparé ou instrumentalisé pour des recherches appliquées. Ainsi, les recherches sur les usages des technologies ne doivent pas avoir pour but immédiat et préalablement annoncé de satisfaire aux questionnements stratégiques d’entreprises de télécommunication. Davallon incite alors le chercheur en SIC à inventer « une attache » particulière aux objets concrets pour construire un point de vue problématisé sur cet objet trivial qui le constitue, dès lors, en objet de recherche. Trivialité apparente de l’objet et possible instrumentalisation sont, pour Davallon, des contraintes à retourner comme gage de scientificité :

‘« Contrairement à ce qu'on peut penser, cette particularité présente en réalité un double avantage : celui d'obliger le chercheur à construire son objet de recherche et celui de lui offrir un rapport tout à fait singulier au terrain. (…) Elle lui demande de construire son objet de recherche de manière tout à fait spécifique du fait même de la «nature» sociotechnique des objets qu'il étudie »255.’

La démarche prônée par Davallon incite donc à un effort préalable de méthodologie (construction d’un « rapport au terrain ») et d’épistémologie (« obliger le chercheur à construire son objet »).

Nous avons pris en compte, dès le début, ces deux dimensions pour notre thèse, ce qu’illustre le plan général de celle-ci.

D’une part, notre recherche n’est pas directement une réponse aux préoccupations de l’hôpital. De ce fait, elle n’est pas immédiatement instrumentalisable. Cela fut possible grâce à la construction d’une approche en termes de communication de la relation médicale et de la vie institutionnelle. On décalait ainsi les interrogations de l’hôpital qui se formulent souvent en termes administratifs, économiques ou cliniques. Dans la manière de construire notre objet de recherche à partir de la question de la communication et de la médiation, nous évitions la recherche appliquée tout en fournissant des interprétations aux problèmes et aux phénomènes de l’accueil d’urgence mais de manière décalée, détournée, sous la forme de la question, de l’hypothèse, plutôt que sous celle de la réponse toute faite et absolue qui est étrangère à la logique de la science. Faire l’effort de construire de la sorte notre objet de recherche, en tentant toujours de reformuler ce qu’on nous confiait et ce que nous observions à partir des critères de l’approche épistémologique que nous avons élaborée plus haut, nous permit certainement d’être attentif et sensible aux propos des psychiatres sans pour autant prendre totalement partie auprès d’eux, par exemple dans les confrontations identitaires avec la médecine somatique. S’approprier leur discours déjà construit sans faire l’effort de l’analyser et de le reconstruire selon nos critères propres aux sciences sociales aurait abouti à dénigrer les pratiques somatiques par rapport aux pratiques psychiatriques au lieu de reconnaître une efficacité propre à chacune en distinguant leur logique.

D’autre part, construire notre objet de recherche signifie aussi s’émanciper des présupposés courants sur la folie en prenant garde de ne pas identifier trop rapidement psychiatrie et folie, urgence psychiatrique et folie furieuse. Nous avons ainsi construit notre objet de recherche en choisissant des voies d’accès à l’objet concret, au terrain, qui ne nous renvoyaient pas immédiatement le spectacle de la folie tel qu’il est inscrit dans les représentations sociales et largement supporté par les médias. C’est ainsi que nous avons porté notre regard sur les éléments de recours, de demande et de rencontre dans la psychiatrie d’urgence, ce qui permit de donner immédiatement un statut de sujet parlant, non stigmatisant, aux patients en détresse s’adressant aux urgences.

Revenons aux propos de Davallon distinguant objet de recherche, objet concret et objet scientifique pour bien les identifier dans notre travail. Selon l’auteur, l’objet de recherche c’est « le phénomène, ou le fait, tel que le chercheur le construit pour pouvoir l'étudier. (…) l'objet de recherche est « problématisé » (on connaît son cadre théorique d'analyse, la méthode et le terrain), sans pour autant être «connu», puisque le chercheur ne dispose pas encore d'une connaissance (une représentation explicative plus ou moins conceptualisée) qui à la fois réponde à cette problématique et ait été confrontée à des formes d'expérience (analyse de données, d'observations) »256. Par rapport à cet objet, celui que l’on connaîtra, sera l’objet scientifique, celui dont on aura la connaissance à la fin de la thèse. Cet objet est élaboré dans la partie III de ce travail : c’est une mise en perspective, une articulation conceptuelle, des données récupérées sur le terrain. L’objet concret, c’est celui qui « appartient au champ de l’observation »257. En fait, cet objet n’est accessible au chercheur que par ses cinq sens. Il ne s’agit même pas du journal ethnographique dont on a pu voir qu’il était déjà un composite, comme dit Joëlle le Marec, c’est-à-dire la résultante d’une expérience de recherche intime et d’un premier travail d’élaboration (au moins descriptif, donc un peu interprétatif, symbolisé). L’objet concret qui pourrait correspondre à la réalité objective est en fait toujours déjà perdu et inaccessible par le simple fait qu’il est appréhendé à travers les sens et la subjectivité du chercheur dont on a vu qu’ils étaient la première source de déformation de la réalité. Comme la recherche, même dans l’activité d’exploration du terrain, consiste à élaborer des formulations de l’expérience, elle est toujours déjà dans le langage et, comme nous l’enseigne la psychanalyse, est déjà marquée par la perte. Entre l’objet et le langage, il n’y a seulement la possibilité de l’alternative : c’est le langage ou l’objet. L’objet de la recherche est donc déjà une construction sémiotique, comme le terrain. C’est à partir de cet objet sémiotique que se mettent en place les articulations conceptuelles.

En définitive, l’objet de recherche est la construction d’un compromis entre l’objet concret inaccessible et les énoncés scientifiques et conceptuels produits et expliqués pour l’interpréter (objet scientifique). L’objet de recherche est un prélèvement sur la réalité, mais différent de la réalité car déjà introduit dans des formulations de type scientifique, c’est-à-dire sous forme de problématiques. En ce sens, alors que la psychiatrie d’urgence, en tant qu’objet concret peut-être l’objet d’investigation de plusieurs chercheurs, tous ces chercheurs n’auront pas le même objet de recherche, construit spécifiquement par chaque chercheur selon son désir de chercheur, ses élaborations épistémologiques et méthodologiques, ni même le même objet scientifique qui s’actualise dans les hypothèses d’une recherche.

En suivant la distinction proposée par Davallon, nous allons proposer ici des formulations de notre objet de recherche (en y adjoignant donc nos problématiques) et de notre objet scientifique (sous la forme, pour le moment, d’hypothèses que nous discuterons et tenterons de valider dans la partie III de la thèse).

Nous proposons ci-dessous, sous forme de liste, différentes formulations de notre objet de recherche. Chacun de ces énoncés réunis correspondent à celui-ci, inexprimable en une seule formulation. Ainsi, notre thèse porte sur :

On le constate dans les éléments mis en italique : la thèse cherche élucider les faits de communication qui se déroulent aux urgences psychiatriques selon deux axes dissociés dans les énoncés précédents mais en fait indissociables. D’une part, l’axe de l’échange et de la relation de communication tel qu’il met en place deux sujets parlants et un message, des paroles. D’autre part, l’axe de la médiation entre le singulier et le collectif qui interroge les modalités du nouage entre le sujet et les appartenances, nouage qui est donné à voir à chaque fois qu’un sujet en crise psychique – réduit, donc, à sa pure subjectivité – rencontre l’institution hospitalière – représentante, à travers ses discours, ses signes et ses acteurs, du collectif et de l’appartenance.

Voici maintenant comment nous interrogeons cet objet de recherche dans la thèse, à l’aide d’une série de problématiques que nous exposons ci-dessous :

Repérons, dans ces problématiques, notre volonté de tenir le phénomène de l’urgence psychiatrique comme résolument singulier ET politique. C’est au fond l’élucidation et la clarification de cette dialectique qui anime l’ensemble de notre recherche, ni toute centrée sur l’analyse des faits psychiques, ni toute centrée sur les aspects sociopolitiques de l’urgence. Seule une approche en SIC nous semble en mesure de prendre en compte cette dialectique complexe.

Voici maintenant, sous forme de liste encore, les grandes hypothèses que nous avons formulées pour répondre à ces questions. Elles seront discutées et éprouvées dans la suite de la thèse :

  • La prise en charge psychiatrique, aux urgences de l’hôpital général, est un moment où la relation thérapeutique retrouve ses dimensions proprement anthropologiques et communicationnelles, dimensions qui tendent à être mises à l’écart ou oubliées dans le soin tel qu’il s’est reconfiguré au gré des nouvelles logiques administratives et économiques de l’hôpital contemporain
  • Aux urgences, la psychiatrie est le champ de la médecine qui inaugure et institue la relation de soin par la communication. De ce fait, la prise en charge psychiatrique établit des espaces, des situations de communication et de (re)médiation pour des sujets en détresse psychique et/ou psychosociale et/ou sociale.
  • La psychiatrie d’urgence a une fonction politique et sociale dans la mesure où, aux urgences, le contrat social vacille, est questionné et se reconfigure en permanence à l’occasion de l’accueil, au cas par cas, des situations de détresse qui se présentent
  • Sur le plan épistémologique, l’analyse en SIC de l’urgence psychiatrique ouvre un domaine de recherche et un champ d’objets à notre discipline qui se trouve convoquée pour produire des concepts qui permettent de rendre compte des modalités d’articulation entre psychisme et politique, entre psychisme et lien social (tel que celui-ci s’éprouve et se construit à travers des processus de communication).
Notes
254.

DAVALLON, Jean. « Objet concret, objet scientifique, objet de recherche ». In Hermès. Cognition, communication, politique. 2004, n°38, Les sciences de l'information et de la communication. Savoirs et pouvoirs. CNRS EDITIONS. Pages 30-37.

255.

Ibid., p.32

256.

Ibid., pp. 32-33

257.

Ibid., p.33