II. Ce qui n’est pas l’objet de la recherche (et qui existe pourtant)

Pour bien spécifier les contours de notre objet de recherche, donnons-en maintenant une définition en creux, en disant ce qu’il n’est pas et ce qu’il n’est surtout pas. Attention : en suivant notre logique précédente, quand nous disons ce que n’est pas notre objet de recherche, cela ne revient pas à dire ce que n’est pas l’objet concret.

Ainsi, notre thèse ne se limite pas à analyser les rapports de domination dans le champ de la psychiatrie. Même si nous avons conscience de l’importance du pouvoir médical dans l’urgence psychiatrique, à travers notamment les procédures médico-légales d’hospitalisation sous contrainte, nous n’avons pas souhaité répéter le discours bien connu depuis les travaux de Goffman ou de Foucault sur le pouvoir psychiatrique. La question du pouvoir n’est pas éludée en fait mais, au lieu d’être envisagée sous l’angle de la domination, elle est interprétée soit comme signe du réel de l’urgence (quand la communication et la parole sont impossibles), soit comme présence et usage de la loi dans la clinique. Cela évite d’instituer des figures qui, nous semble-t-il, rendent stériles la réflexion sur la psychiatrie, à savoir celle du psychiatre bourreau d’un côté, et celle du fou victime, objet du rejet social, de l’autre. Nous nous attacherons à montrer que la construction de notre objet de recherche, résolument en dehors de cette dichotomie, permet de dévoiler un visage de l’urgence psychiatrique insoupçonné par les sciences sociales, c’est-à-dire celui de création de lien social, de reconstruction de la médiation.

Notons que nous prenons cette précaution pour aussi bien distinguer la psychiatrie telle qu’elle se pratique à l’hôpital psychiatrique et la psychiatrie telle qu’elle se pratique aux urgences. Notre objet de recherche est spécifique en ceci qu’il dévoile des pratiques psychiatriques qui ne se vérifient pas, ou peu, ailleurs, dans les autres lieux d’accueil de la détresse psychique. Ainsi, les urgences psychiatriques, ce n’est ni le cabinet du psychiatre (qui rencontre peu la dimension sociopolitique de l’urgence), ni l’hôpital psychiatrique (car, dans l’urgence, la psychiatrie ne s’occupe pas seulement, et bien peu en fait, de la folie, mais plutôt de la souffrance psychique telle qu’elle se dialectise avec d’autres maux : somatiques ou sociaux ; de plus, si les urgences peuvent prononcer l’enfermement, ce n’est pas le lieu où se réalise l’enfermement, ce qui en fait résolument un lieu de passage éphémère d’accueil de la marginalité plus que de sa stigmatisation). Nous montrerons qu’il y a une sorte d’inventivité permanente de la clinique psychiatrique aux urgences (puisque les cas présentés ne sont jamais emblématiques, mais toujours surprenants, puisqu’urgents, par définition imprévisibles).

Aussi, en raison des arguments que nous venons de citer, notre objet de recherche ne consiste pas spécialement en l’étude des conditions de désignation de la folie dans la société, à la manière dont Foucault a pu l’établir dans l’Histoire de la folie. Nous tenterons de montrer, au cours de la thèse, comment la construction de notre objet de recherche peut aboutir à une relecture de cet ouvrage de Foucault. En fait, cette question de la frontière entre ce qui relève de la folie et n’en relève pas se déduit indirectement de notre travail qui porte davantage sur les modalités de rencontre entre la détresse psychique et l’institution, en tant que cette rencontre indique ce qu’il en est du lien social selon des critères autres, ou plus nombreux, que celui du partage raison/folie.

Enfin, soulignons que notre thèse n’est pas à proprement parler une analyse de l’organisation hospitalière : notre objet ne s’inscrit pas dans les travaux portant sur la communication des organisations. Bien sûr, nous étudions les processus et les faits de communication à l’œuvre dans cet espace spécifique de l’hôpital que sont les urgences. Mais cela n’a pas pour but d’évaluer l’accueil d’urgence : qu’il puisse être plus efficace ou plus rentable, cela nous importe guère car nous cherchons plutôt à rendre compte de moments et de lieux où la singularité en crise, la plus irréductible, rencontre la sociabilité, incarnée par la figure de l’Autre institutionnel de l’hôpital et par celle de l’autre de l’intersubjectivité incarnée par le psychiatre.