I. Usage et maniement des temporalités dans la psychiatrie d’urgence

La réflexion sur la temporalité de l’urgence psychiatrique est nécessaire mais oblige en même temps à une grande prudence. En effet, la notion d’urgence évoque spontanément l’idée d’une succession d’événements dans un temps court (« travailler dans l’urgence ») ou bien la mise en œuvre d’une pratique (médicale – les urgences hospitalières -, politique – l’état d’urgence) qui n’accepte pas de délai parce que la vie d’un sujet ou l’ordre public sont menacés, en danger258. Cependant, il nous semble que cette définition a priori de l’urgence comme temporalité courte, comme le règne du présent, voire comme absence de temps, ne recouvre que partiellement la réalité de la psychiatrie d’urgence dans laquelle notre enquête ethnographique nous a plongé. Deux remarques peuvent aller dans ce sens. La première est théorique et nous invite à réfléchir sur l’apparente contradiction qui est manifestée dans l’expression « psychiatrie d’urgence ». Le danger que présente notre étude serait de penser la psychiatrie d’urgence soit sous l’angle exclusif de l’urgence, soit sous l’angle exclusif de la psychiatrie. En procédant de la sorte, on perdrait la spécificité du phénomène qui consiste précisément en une articulation dialectique de deux opposés dès lors qu’on les considère sur le versant de la temporalité. En effet, si l’urgence renvoie a priori au temps court et au temps de l’acte, la psychiatrie, quant à elle, en suivant le modèle de la cure psychothérapique, évoque plutôt l’idée d’un soin sur le temps long et dont la médiation principale est la parole. Ainsi l’urgence renverrait au réel (l’acte, l’absence de temps) et la psychiatrie au symbolique (la parole, l’institution, la dimension politique du soin qu’elle pratique). Ce premier constat fonde la nécessité de ne pas produire de définition univoque de la psychiatrie d’urgence, mais plutôt d’envisager des formulations dialectiques du phénomène qui tentent de rendre compte de la manière dont, dans l’accueil de la détresse psychique, se produit un travail d’articulation de réalités qui ne semblent pas compatibles au premier abord.

Cette interrogation théorique s’est trouvée appuyée par les constats issus de l’expérience de terrain à travers lesquels nous pouvons démontrer la réalité plurielle de la psychiatrie d’urgence, notamment pour ce qui concerne la question de la temporalité. Nous allons donc exposer ici un des premiers résultats de la thèse selon lequel dans l’accueil d’urgence, en psychiatrie, s’institue une variété de rapports à la temporalité, en fonction des sujets que l’on considère. Pour le dire de façon lapidaire pour l’instant, nous pensons que les patients font un usage des temporalités de l’urgence tandis que, parallèlement, les soignants s’emploient, de manière plus ou moins explicite et coordonnée, à un maniement des durées lors de la prise en charge. Cela permet d’aboutir à des solutions thérapeutiques qui consistent, vues sous cet angle de la temporalité, à réarticuler le temps court et insensé de la crise psychique avec le temps long du politique et de l’institution. Nous entreverrons ainsi une première facette de l’hypothèse que nous cherchons à valider, à savoir que la psychiatrie d’urgence permet de saisir les modalités d’articulation du psychique et du politique et, plus loin, les modalités de formulation et de reformulation, au cas par cas, au gré des rencontres avec les sujets en détresse, du contrat social. En cela, l’urgence psychiatrique renvoie à une situation durant laquelle, comme dans toute situation de crise, s’interroge et s’élabore à nouveau le contrat social. Ici, l’élaboration se fait de proche en proche, dans des modifications successives, à mesure que l’institution rencontre les patients. Au fond, chaque orientation de patient est une formulation du contrat social puisque l’enjeu de l’urgence est d’articuler une demande singulière avec des possibilités, des exigences et des contraintes institutionnelles. Nous faisons l’hypothèse que cette opération politique (qui institue un sujet singulier et social en lui (re)donnant une place dans le collectif) se joue, déjà et en partie, dans l’usage, le maniement et l’articulation des temporalités de l’urgence. Cette articulation construit les services d’urgence comme des structures de médiation.

Les services d’accueil des urgences psychiatriques sont ainsi parfois des sortes de petits laboratoires politiques qui s’ignorent. Ils ont surtout la particularité, qui fait le cœur de notre thèse, de manifester l’importance primordiale de la question psychique en rappelant, comme l’avait indiqué Freud dès Totem et Tabou mais aussi dans Malaise dans la civilisation, que le lien social ne peut s’instituer ni se penser qu’en rapport avec la singularité de chaque sujet de la sociabilité. Il nous semble que cette question commence à s’illustrer à travers l’observation du rapport au temps des sujets de l’urgence (patients et soignants).

Ces remarques introductives indiquent que nous n’allons guère parler d’un « temps objectif » dans l’urgence psychiatrique. Notre démarche va consister à montrer comment s’articulent dialectiquement différentes perceptions du temps dans la psychiatrie d’urgence. Nous ne parlerons donc pas du temps (tout court) ni de temps objectif, mais plutôt de temps social (ou temps long ou longue durée pour reprendre les distinctions de Fernand Braudel259), de temps court (ou de présent, de temps de la crise, ou d’événement suivant ce que nous voudrons mettre en valeur). Ce travail sur les représentations, la perception, l’usage et le maniement des temporalités de l’urgence nous permettra d’entrevoir combien la question de l’espace260 est importante dans l’urgence et combien s’imposera alors une approche topologique de la psychiatrie d’urgence qui sera en mesure, elle-même, de fonder l’approche en termes de communication que nous développerons plus précisément dans cette thèse ancrée dans le champ des SIC. En somme, ce chapitre propose un parcours en trois étapes qui, chacune, proposeront de se concentrer sur une dialectique de la psychiatrie d’urgence : dialectique de la durée, dialectique du temps et de l’espace, dialectique de l’espace et de la communication.

Notes
258.

L’urgence psychiatrique manifeste cette spécificité, dans les situations de décisions médico-légales, de renvoyer à la fois au danger pour l’ordre public et au danger pour la vie du patient.

259.

C’est sur cette distinction fondamentale entre temps court et de l’événement et temps long de l’histoire que Braudel a révolutionné l’historiographie. Voir pour cela : BRAUDEL, Fernand. Ecrits sur l'histoire. Flammarion, 1969. Coll. « Science de l'histoire ».

260.

Il est en effet impossible de faire varier la perception du temps sans intervenir sur l’investissement différencié de l’espace : dilater le temps de l’urgence, c’est ainsi distinguer des lieux d’attente et d’examen, par exemple. Aussi, introduire un parcours entre différents lieux du service d’urgence, pour le patient, c’est introduire des repères dans le temps de sa prise en charge, un avant et un après, des étapes qui ré-arriment le sujet au temps long – à un succédané, une métonymie de temps long, au minimum. Nous y reviendrons.