A. Comprendre et s’extraire de l’idéologie de l’urgence pour entrevoir les temporalités plurielles de l’urgence psychiatrique

Il va s’agir ici de comprendre et de rendre compte des situations où, dans l’urgence psychiatrique, le temps est perçu dans sa dimension réelle ou imaginaire, c’est-à-dire quand le sujet concerné par l’urgence (patient en crise ou soignant en demeure de répondre à la détresse) a le sentiment soit que le temps n’existe plus, soit que le temps presse et n’autorise pas de délai pour entreprendre une action de recours et de prise en charge. Cependant, de manière à ne pas rabattre l’urgence psychiatrique sur cette seule dimension de précipitation d’une situation dangereuse qui exige l’action – et qui existe bien dans la réalité que nous avons observée –, nous tenons aussi à montrer que cette perception est souvent le fruit d’une idéologie de l’urgence et de la performance qui pèse à la fois sur les soignants et les patients, mais de manière différenciée. S’apercevoir du poids de cette idéologie en la déconstruisant, c’est en fait se donner la possibilité d’observer l’urgence psychiatrique autrement en se rendant attentif à tous ces recours, nombreux dans les services d’urgences, qui n’exigent pas une action immédiate, mais simplement une rencontre. Il s’agit d’une multitude de cas qui ne seront pas réductibles ni interprétables à travers l’idéologie ou le fantasme de l’urgence comme situation imprévue, règne de la vitesse et expertise technique. On découvre alors que l’urgence ne répond pas seulement à l’imminence de la mort (ou à la mise en cause de la sécurité publique) mais aussi à des demandes qui peuvent attendre mais qui émergent aux urgences hospitalières parce qu’il s’agit-là de la seule institution sociale capable de recevoir toute demande qui n’a pas trouvée à être reconnue ailleurs. Aux urgences de l’hôpital, il suffit de dire que l’on souffre pour être reçu et beaucoup de demandes, nous le verrons, correspondent à un « désir de lien » qui renvoie à un « manque de sociabilité »261. Dans ces conditions, la temporalité de la psychiatrie d’urgence prend une toute autre dimension puisque une réalité plurielle des demandes se dégage : pour certaines, il « faut aller vite », certes, mais pour d’autres, il faut simplement la présence d’un autre de la sociabilité qui puisse faire naître un sentiment de reconnaissance et d’appartenance perdues (ce que montrent les recours nombreux, auprès des psychiatres urgentistes, des sujets en situation de précarité et de détresse psychosociale qui pourraient être rencontrés hors du cadre strict de l’intervention psychiatrique de crise). On voit là se dessiner la fonction sociale, politique et symbolique de la psychiatrie d’urgence qui l’inscrit, pour une part, dans le temps long de l’espace public.

Cependant, l’impression d’une temporalité courte et ramassée est certainement la première que nous avons ressentie lors de notre immersion aux urgences psychiatriques du pavillon N. C’est indéniablement une réalité de l’urgence qu’il nous faut ici décrire malgré ce que nous venons d’affirmer sur la présence du temps long. Mais là encore, la description doit être prudente car ce temps court a plusieurs expressions : le temps court du médecin, généré en partie par la pression institutionnelle à désengorger le service, n’est pas le temps court du patient qui tient, quant à lui, à la temporalité de la crise psychique. Détaillons cela pour commencer à montrer que la psychiatrie d’urgence ne présente pas un temps uniforme. C’est d’ailleurs certainement cette temporalité hétérogène qui fait sa spécificité et qui fonde ses potentialités thérapeutiques.

Il y a donc des situations où le patient est prisonnier, en quelque sorte, du temps court, voire de l’absence de temps. Peut-être convient-il ici de mettre en œuvre deux perspectives, psychanalytique et sémiotique, pour montrer ce à quoi nous souhaitons faire référence. Du point de vue psychanalytique, nous pouvons dire que ce qui justifie le recours aux urgences psychiatriques a souvent été une situation où le sujet s’est retrouvé précipité hors du temps – hors du temps long – soit dans un « passage à l’acte », soit dans l’angoisse. Dans la psychanalyse, l’angoisse et le passage à l’acte peuvent être considérés comme l’envers de la parole. Ils surgissent précisément quand les signifiants ne suffisent plus à rendre compte d’un affect ou à faire reconnaître un désir chez l’autre. Angoisse et passage à l’acte constituent deux manifestations du réel, dirait Lacan, mais selon un régime un peu différent.

Dans l’angoisse, le sujet est pris dans une manifestation corporelle, un événement de corps – angoisse vient du latin « angustia » qui désigne l’idée de resserrement (de la gorge) – qui ne trouve pas de signification dans le symbolique. Aucune forme, aucun signifiant, dans le champ du langage et de la parole (dans le champ de l’Autre), n’est susceptible de rendre compte de cet affect. L’angoisse est ainsi la manifestation, pour le sujet, de son irréductible singularité, soit de ce qui, en lui, dans le rapport à son corps propre, n’est pas identifiable à l’autre. Autrement dit encore, l’angoisse surgit quand les semblants de la spécularité, constitués par les formes peu adéquates de la langue (les signifiants) et les effets d’équivocité trompeurs et créateurs de malentendu du langage, ne suffisent plus à accomplir les conditions du miroir, de l’identification symbolique262. Dans l’angoisse, j’éprouve donc les limites de la communication, l’insuffisance du langage à identifier – c’est-à-dire de réduire à du même, soit à du déjà-là ou du déjà-dit ou déjà-vu – un affect ou à traduire un désir. Or, c’est bien le déjà-là, le fait de pouvoir introduire un élément dans une série, qui donne le sentiment d’être dans le temps, en tous cas dans un temps long qui déborde celui de l’instant de l’affect. L’angoisse a donc cette particularité de suspendre le temps, d’extraire le sujet de sa propre histoire, mais aussi de l’histoire commune, celle qui met à sa disposition et qui lui impose des significations pérennes pour représenter des affects et des désirs263. L’angoisse est un insupportable qui vient signifier au sujet sa solitude fondamentale parmi les autres. Cet insupportable est reçu aux urgences sous diverses formes illustrées par le journal ethnographique : ce sont des situations où le sujet, dans une angoisse de mort puisque le temps s’est comme arrêté, ne peut plus attendre suite à une rupture amoureuse, un deuil, un licenciement, etc., et qui l’ont renvoyé hors de l’histoire qu’il s’était construite et à travers laquelle les événements prenaient sens. L’angoisse a surgi quand aucun signifiant n’a pu prendre la place laissée par la perte : l’événement se traduit alors comme un affect tout seul sans expression dans le symbolique. La présence d’un autre qui puisse produire une signification ou reconnaître la possibilité d’une absence de sens est alors exigée sans délai.

Le passage à l’acte à un statut un peu différent de l’angoisse. Car si l’angoisse vient manifester au sujet, par un affect intraduisible dans le signifiant264, qu’il est soudain extérieur à sa propre histoire et hors du temps des autres, sans qu’il puisse en donner une signification, le passage à l’acte, en revanche, est une décision du sujet pour changer le cours de son histoire. Si les raisons du passage à l’acte peuvent rester ignorées du sujet et de son entourage, c’est-à-dire rester inconscientes, ce moment le projette aussi hors de la temporalité. En effet, par l’acte (tentative de suicide, violence envers autrui, deux modalités de passage à l’acte courantes aux urgences psychiatriques) le sujet suspend ce qui faisait la continuité symbolique de son identité. L’acte, produit dans le présent, oblige à une relecture radicale du passé du sujet. L’acte est aussi ce qui s’oppose à la parole et, en cela, il rejoint l’angoisse puisque c’est un événement de corps qui surgit à la place d’une signification. Le suicide intervient par exemple là où le sujet n’a pas la possibilité d’introduire la question de la mort dans son discours.

Voilà donc, à travers les catégories très larges de l’angoisse et du passage à l’acte, deux situations exemplaires qui projettent le sujet dans l’urgence, c’est-à-dire dans un rapport au temps spécifique où l’identité du sujet se réduit à l’instant, au présent de l’affect ou de l’acte. Le sujet éprouve son identité sous sa forme la plus réelle. Mais son identité, sous sa forme symbolique, s’évanouit, ce qui justifie le recours aux urgences psychiatriques qui dans ce cas ont pour fonction de redonner, par la rencontre, consistance à l’identité du sujet dans sa permanence historique. En fait, à travers l’angoisse et le passage à l’acte, c’est la crise psychique que nous décrivons. On pourrait ainsi dire que la crise psychique n’est pas la situation au cours de laquelle notre psychisme est en faillite ou disparaît, mais bien plutôt celle où il s’exprime le plus dans sa dimension inconsciente265, où il franchit la barrière du refoulement, au point de mettre à jour une singularité qui nous isole. Selon un point de vue plus sémiotique, Bernard Lamizet rend compte de cette dimension fondamentale de la crise comme extraction du sujet hors du collectif, comme expérience de la solitude et de la pure singularité :

‘« la crise suscite l’interrogation sur l’institution et sur le sujet : elle nous met en demeure de remettre en question la légitimité des institutions et des désirs de la subjectivité, en suscitant l’interrogation sur leur signification. (…) Dans cette situation, nous ne reconnaissons même plus l’identité dont l’autre peut être porteur, nous sommes confrontés à la méconnaissance de l’existence de l’autre et, de ce fait même, à une solitude dans l’histoire. C’est une situation de vide, de béance, de la sociabilité. La crise peut se définir comme l’événement du silence, de l’attente »266.’

Cette citation montre bien la dimension dialectique de la crise qui interroge, à la fois, la subjectivité et la sociabilité. Elle indique aussi, ce qui est encore plus important ici, le rapport au temps induit par une situation de crise qui est proprement une situation où le temps est suspendu : le silence est l’opposé de la parole et du récit qui inscrivent, au moins, le sujet dans le temps de la succession des signifiants ; l’attente, quant à elle, renvoie proprement à l’absence de temps puisque elle évoque, dans l’imaginaire, l’inconnu du futur.

Ces considérations de Lamizet sur le rapport entre crise et attente sont très importantes pour notre objet. En effet, dans le service des urgences psychiatriques, l’attente constitue certainement pour les patients la principale modalité du rapport au temps qu’ils éprouvent avant leur prise en charge. Nous développerons cela précisément dans le chapitre où nous proposons une analogie entre l’urgence psychiatrique et le théâtre tragique dans lequel la dimension de l’attente est aussi essentielle. Disons simplement ici, en renvoyant à notre journal ethnographique, combien les patients sont patients et capables d’attendre de longues heures avant leur prise en charge. L’observation 2 montre combien l’enquêteur que nous étions, emporté dans l’expérience du manque de temps évoqué par la psychiatre, s’aperçut de l’apparente lenteur et immobilité des patients plongés, depuis plusieurs heures, dans l’attente d’une prise en charge. L’observation 9, à partir de notre expérience de l’ennui que nous fîmes un jour de faible affluence, nous permit à nouveau de nous extraire du fantasme de l’urgence chronophage. Nous découvrîmes en effet l’importance de l’attente dans l’urgence, sous différentes formes, grâce à la polysémie du signifiant qui exprime à la fois le temps pendant lequel on attend, mais aussi l’expectative, l’espoir. Nous extrayons, à ce propos, ce passage de notre journal : « (…) Je me dis que les urgences semblent se caractériser par l’attente. Celle-ci est valable pour les patients, en attente d’être accueillis au moment du recours, en attente d’une visite d’un membre de l’équipe médicale ou d’un de leur proche. Mais elle est aussi, parfois, valable pour les équipes soignantes en attente d’un résultat d’analyse, en attente de l’arrivée d’une famille d’un patient, en attente du réveil d’un patient, en attente d’une information du médecin généraliste de ville, etc. »

Enfin, l’observation 13 raconte l’histoire d’un jeune homme à qui on annonça une attente de cinq heures avant d’être pris en charge. Pas effrayé par ce délai, mais bien décidé à l’occuper autrement qu’en s’ennuyant dans la salle d’attente, il partit voir un match de football chez lui puis revint ensuite pour enfin rencontrer un médecin. On voit bien ici que, pour le sujet en détresse, c’est moins le délai qui caractérise l’attente que l’espoir d’une réponse et d’un accueil de la médecine. Plus qu’à travers sa dimension temporelle, l’attente s’institue en demande ou, en tous cas, en adresse indéfectible à l’autre. Nous y reviendrons en approfondissant, plus bas, l’analyse de ce fragment clinique.

Ces exemples montrent bien ce que nous évoquions plus haut à savoir que les patients de la psychiatrie exigent moins de voir un médecin rapidement que d’avoir la promesse d’en rencontrer un, quel que soit le temps à attendre, pour qu’il puisse éclairer la signification de l’événement malheureux qui a submergé le sujet sous la forme de l’angoisse ou du passage à l’acte. C’est bien ce que nous dit Lamizet : « l’attente représente la temporalité propre à une situation de crise, qu’il s’agisse de l’attente de la résolution de la crise (…) ou de l’attente d’une interprétation ou d’une signification nouvelle des événements qui la constituent »267. L’attente, pour le patient, n’est donc pas à mesurer avec la nécessité d’aller vite : cette attente du sujet en détresse n’est pas assimilable à celle qui s’éprouve quand on fait la queue à un guichet où l’on sait exactement pourquoi l’on vient et qu’on trépigne de ne pouvoir obtenir l’objet plus rapidement. Il s’agit d’une attente qui ne porte pas sur l’avoir, mais sur l’être même du sujet qui vit dans l’espoir qu’on lui donne une signification à ce qui a fait trou dans son identité, dans le savoir qu’il pensait avoir sur lui-même. Cette dimension d’espoir, mêlée de peur, dans l’attente, constitue, pour les patients, une des dimensions imaginaires de la temporalité à l’œuvre dans la psychiatrie d’urgence.

Enfin, il y a sans doute une dernière version du temps court à laquelle est confronté le patient des urgences psychiatriques, c’est celui de son entourage. Bien souvent, les patients n’ont pas recours d’eux-mêmes aux urgences psychiatriques. C’est la famille ou l’entourage proche qui repère des bizarreries chez un sujet (propos délirants, expression de désirs de mort, troubles du comportement). Effrayé par l’émergence de trop de singularité dans un système symbolique (famille, lieu de travail), ce collectif ne reconnaît plus ses propres codes chez le sujet en crise et un ou plusieurs de ses membres décident de l’emmener aux urgences. Ici, le sujet n’est plus maître de son temps qui se trouve organisé par un autre. Cela est par exemple illustré dans le fragment clinique 10 où Monsieur C., en crise maniaque, est arrêté dans ses projets par ses parents qui ont appelé les pompiers pour son transfert à l’hôpital. Le temps se précipite pour ce sujet où c’est un autre (la famille, l’hôpital) qui va se faire maître de l’organisation de son temps en suspendant ses projets mégalomaniaques. Le temps du sujet est alors concentré avec celui de l’événement de l’hospitalisation, ce qui n’est pas sans conséquence sur la rencontre avec la psychiatrie.

Les soignants aussi, dans la psychiatrie d’urgence, font l’expérience d’une temporalité courte et ramassée. Les psychiatres éprouvent la temporalité de l’urgence à la fois dans sa dimension réelle (dans ce qui pousse à agir au lieu de dialoguer, au lieu de mettre en œuvre la parole comme moyen du soin) mais aussi dans sa dimension imaginaire (dans ce qui pousse à aller vite pour répondre aux injonctions de l’administration hospitalière dans le cadre d’une idéologie de la performance et de la rentabilité économique).

Peut-être davantage que l’exigence d’une action rapide, ce qui caractérise, du côté des soignants, l’urgence comme une temporalité courte, c’est son caractère d’imprévisibilité.

Bien sûr, pour les psychiatres, la temporalité de l’urgence se ramasse dès lors qu’il n’est plus possible de prendre le temps avec les patients. Ces situations arrivent quand la communication et l’échange intersubjectif patient/médecin se rompent car le patient s’agite (l’acte vient à la place de la parole) ou parce que ses propos, délirants, deviennent hors sens, hors du code commun, dans la forclusion symbolique comme le dit Lacan à propos de la psychose. Plusieurs solutions, qui doivent être mises en œuvre sans attendre, s’ouvrent au médecin. Ces solutions ont la caractéristique d’être dans l’action : le soin se résume au temps court de l’action qui revêt deux formes principales pour la psychiatrie : sédation chimique (des psychotropes réduisent l’angoisse ou l’agitation, d’autres apaisent des délires) et/ou contention physique. Dans ces cas, assez rares en fait – au moins dans nos observations268 –, l’urgence se pare proprement de la définition qui en fait l’envers dialectique et politique de la crise psychique. Si la crise psychique est le temps court du sujet singulier comme on vient de le voir, la modalité du soin en urgence que nous venons de décrire correspond au temps court du politique, celui où l’on prend une décision à la place du sujet, dans son intérêt ou dans l’intérêt général dans le cas de menace sur le plan de l’ordre et de la sécurité publique (à l’intérieur et à l’extérieur de l’hôpital). Au passage à l’acte de la crise psychique correspond, symétriquement, l’acte de la décision médicale (qui, en psychiatrie, a souvent une dimension médico-légale, au-delà de la fonction thérapeutique). Cet acte changera le cours des événements. Il constitue l’envers de ce qui situe le soin psychique dans le temps long. Quand la psychiatrie se situe dans le temps long, celui du symbolique, de la médiation du soin par le langage, la thérapeutique ne s’élabore plus dans le champ de la décision et de l’action, mais dans celui de la signification, de l’interprétation ou du symbolique. Dans ces conditions, le symptôme n’est plus rendu muet par une décision de sédation ou de contention, il est interprété pour être levé, déplacé, situé dans une chaîne symbolique élaborée par le patient. On pourrait presque dire que, dans le temps court de la crise, le symptôme est envisagé par la psychiatrie comme événement insensé qui déclare l’état d’urgence, alors qu’il est, dans le temps long du soin, entendu comme expression brève des conflits psychiques longs du sujet et de ses désirs.

Cependant, la perception d’un temps ramassé, du réel d’une temporalité dont on serait le jouet et contre laquelle on ne pourrait lutter, s’exprime davantage chez les soignants à partir du caractère imprévisible de l’urgence. Ils éprouvent le sentiment que le temps leur manque toujours pour voir des patients trop nombreux ou parce qu’ils se projettent imaginairement dans la situation critique d’une affluence imprévue. Le temps est alors vécu comme inappropriable, immaitrisable : le temps se déroule selon la logique de la nécessité, comme s’il était autonome, au lieu de pouvoir être organisé par l’institution ou par les médecins eux-mêmes. Aux urgences, les médecins n’ont pas d’emploi du temps : ils savent juste qu’ils assurent une présence dans le service pour un certain nombre d’heures. En effet, pour les médecins, la temporalité de l’urgence varie, est perçue de manière plus ou moins oppressante, selon l’affluence des patients dans le service. Ainsi, lors des situations d’engorgement du service, le sentiment de l’urgence est ressenti très fortement. Les termes, relevés dans le discours de médecins, sont alors frappants pour désigner cette pression du temps qui s’évalue au nombre de patients à accueillir et à faire sortir du service dans une journée : il faut, selon le terme consacré par l’institution, « orienter » ou, selon un jargon médical plus argotique, « ventiler le service » et « faire la vidange ». Cette situation se produit quand les patients s’accumulent en salle d’attente tandis qu’il est impossible de libérer des chambres faute de place d’hospitalisation en aval du service d’urgence. On voit ici comment l’attente est vécue différemment par les patients et les soignants : suspension du temps et demande indéfectible pour les premiers, sentiment de contraction du temps et de la nécessité de l’action rapide (voir le plus de patients possibles en le moins de temps possible afin de vider le service et de réduire l’attente) pour les seconds.

Pour illustrer cela, penchons-nous sur le compte-rendu de l’observation 2. Il montre combien, dans la vie du service d’urgence, coexistent plusieurs types de temporalités qui peuvent être vécues et perçues simultanément ou séquentiellement par un même sujet (en l’occurrence, ici, une psychiatre269). Alors que la psychiatre nous confiait la difficulté qu’elle éprouvait à supporter le chaos de l’urgence (en ce que, notamment, il faille toujours se dépêcher d’agir et travailler dans une temporalité courte : « tu vois, c’est ça les urgences, tu cours »), elle affirmait parallèlement pouvoir s’en distancier grâce à la temporalité organisée de l’institution avec ses repères réguliers : « Il n’y a pas de contenant à part mes horaires. Une demi-journée, ça me suffit, sinon tu pètes un plomb tellement les choses sont difficiles à mener correctement ». Nous avions la confirmation de cette nécessité de la psychiatre d’arrêter la course du temps dans l’urgence grâce à un tic de langage, une expression qu’elle nous adressait régulièrement de manière projective270 : « Attends ! » alors que nous ne faisions rien qui pût indiquer une telle injonction à notre égard. Ce « Attends ! » réintroduit, encore une fois, la dimension de l’attente dans l’urgence mais comme point d’arrêt, comme scansion du réel de la temporalité de l’urgence qui submerge parfois les médecins. En effet, ponctuer par une interjection répétée le temps qui file ou avoir le désir d’introduire des moments d’attente dans le temps qui court, c’est introduire des repères distinctifs dans le continuum du temps et c’est donc une tentative de le symboliser, de le structurer par des éléments symboliques.

Il y a donc une dimension objective, presque mathématique ou économique, qui fait qu’aux urgences les médecins travaillent dans l’urgence : si la demande est forte (en termes d’affluence de patients) et que l’offre est faible (en termes de nombre de médecins disponibles et de places d’hospitalisation), le temps d’accueil par patient est automatiquement raccourci. De plus, le décalage entre le sentiment du temps qu’il faut pour une bonne prise en charge – équivalent à la déontologie, à l’éthique médicale ou au surmoi du médecin – et le temps réellement disponible pour cela – plus court – augmente la sensation d’un temps contracté et immaitrisable. Nous estimons cependant qu’une part de cette réalité (l’obligation de travailler dans l’urgence) provient de la mise en œuvre inconsciente, par les médecins, d’une idéologie de l’urgence qui caractérise la société contemporaine dans son ensemble, au-delà du champ médical, une société « malade du temps »271. En effet, pourquoi accepte-t-on sans le questionner, comme cela nous est montré dans la série télévisée Urgences, par exemple, que l’accueil d’urgence exige nécessairement un travail dans l’urgence ? En fait, si l’on pense qu’il y a une relation de cause à conséquence entre demande urgente et réponse dans l’urgence, on se voile la face sur deux réalités importantes : la première, c’est que les services d’urgence accueillent peu de pathologies qui nécessitent une intervention rapide (nous l’avons vu chez les patients de la psychiatrie qui savent attendre et qui présentent des pathologies psychosociales chroniques, peu souvent critiques). La seconde, c’est que l’administration hospitalière pousse aujourd’hui à la rentabilité et à la productivité du travail médical. En effet, les dotations financières sont aujourd’hui versées aux hôpitaux en fonction du nombre d’actes médicaux qu’ils réalisent en une période de temps donné. Plus il y a d’actes réalisés, plus la dotation est importante. Cela a pour corolaire de raccourcir les durées de séjour. En effet, certains patients, notamment ceux de la psychiatrie, sont peu rentables car ils occupent des lits sans faire l’objet de beaucoup d’actes médicaux à part la consultation quotidienne du psychiatre. Les autres dimensions du soin psychiatrique, comme les échanges entre les patients et les infirmiers, ne sont pas comptabilisées, par l’administration hospitalière, comme actes médicaux. Dans cette logique productiviste, un lit occupé par un patient qui ne génère pas d’acte constitue une perte d’argent potentielle pour l’hôpital. Les services d’urgences ne sont bien sûr pas exempts de cette logique, d’autant qu’ils sont grands consommateurs de moyens, ce qui exacerbe les enjeux de rentabilité. On peut apercevoir cette réalité dans le journal ethnographique quand nous y relatons les réunions entre médecins où se décide l’orientation des patients hors des urgences, c’est-à-dire quand des lits se libèrent. Ces réunions sont nommées dans le jargon des urgences « la criée »272. Le compte-rendu de l’observation 6 illustre bien cela où l’on s’aperçoit que les patients de la psychiatrie occupent des lits dans le service N1/N3 (à dominante somatique) en exaspérant certains médecins parce qu’ils ne présentent « pas grand-chose à se mettre sous la dent ». L’ironie est parfois de mise pour désigner cette patiente dépressive qui est estimée peu malade par les somaticiens : « elle va faire une TS à la Volvic ». Enfin, le fragment clinique 1 présente Madame J. considérée comme la patiente-déchet des urgences puisqu’elle y séjourne régulièrement plusieurs mois d’affilé, en occupant un lit ici faute de trouver une institution qui puisse l’accueillir ailleurs.

Ainsi, les services d’urgence présentent une réalité complexe. D’un côté, ils reçoivent la crise et exigent un travail dans l’action et le temps court, ce qui correspond pleinement aux nouvelles injonctions administratives et financières de l’hôpital car, dans ces cas-là, le soin, décomposable en une succession d’actes nombreux et tarifables, est rentable. Mais ces situations, comme nous le rappelle François Danet, ne représentent que 2% des recours aux urgences273 ! Ainsi, la réalité des services d’urgence, dans l’immense majorité des cas, n’exige pas la rapidité de l’intervention, mais bien plutôt un soin qui se déroule dans un temps plus ou moins long, celui de la simple relation thérapeutique274 où le sujet en détresse attend du médecin qu’il formule la signification de l’événement somatique ou psychique qui l’angoisse. C’est ce que nous avons nommé la dimension anthropologique et communicationnelle du soin aux urgences sur laquelle nous reviendrons longuement dans les chapitres ultérieurs. S’adresser au médecin, aux urgences, correspond souvent plus à un désir de lien ou à une demande signification qu’au souhait d’une guérison immédiate. Le médecin est sollicité pour sa fonction sociale de médiation en tant qu’il parvient à relier un tourment singulier (qui concerne le corps, le psychisme) au collectif (le discours médical, la reconnaissance d’une souffrance qu’il peut attester être partagée par plusieurs, qui a une existence dans le savoir médical, etc.).

L’idéologie de l’urgence, qui envahit aujourd’hui plusieurs domaines de la société (monde de l’entreprise, transports, télécommunications), imprègne aussi le champ médical en trouvant particulièrement à s’illustrer aux urgences. Si le propre de l’idéologie est de parvenir à se faire passer pour naturelle, l’idéologie de l’urgence a trouvé, dans les services d’urgence, un endroit idéal pour ne pas être questionnée. Or, la réalité des services d’urgence exige de ne pas traiter les symptômes qui s’y présentent majoritairement dans l’urgence…

Dans le Culte de l’urgence, Nicole Aubert explique comment notre société a récemment institué de nouvelles modalités du rapport au temps que sont l’urgence, l’immédiateté, le présent et l’instantanéité. Son propos reprend les arguments classiques de la fin de l’histoire suite à « la déthéologisation et l’abolition des grands systèmes porteurs de sens »275. Sans possibilité d’envisager le futur autrement que dans la répétition du présent, les sujets d’aujourd’hui sont d’autant plus confrontés à l’idée de leur propre mort comme seul aboutissement de leur vie. Ils ne peuvent ni espérer contribuer à un changement social et politique pour les générations futures, ni espérer une vie au-delà de la mort comme cela est promis dans les systèmes religieux. Pour reculer cette vision de la mort comme absurde finitude de l’homme, les sujets rentabilisent le temps présent dans une logique de l’avoir : il s’agit de jouir du plus de choses possibles avant la mort, en les possédant :

‘« Le temps n’apparaît plus comme ce qui structure les activités ou les événements de la vie selon l’adage « chaque chose en son temps » ; c’est désormais un temps marqué par la pulsion du désir, un temps harmonisé au sujet lui-même selon la logique du désir : c’est le temps du « chaque chose quand je veux » (…). Mais c’est le temps du désir de l’un contre le désir de l’autre ; le temporalité de l’un contre la temporalité de l’autre »276.’

Cette logique de la satisfaction immédiate du désir à laquelle fait référence Aubert est identifiable aux urgences à travers une population bien spécifique dont nous n’avons pas encore parlé. Il s’agit de patients qui présentent des pathologies classiques peu graves (que les médecins appellent « bobologie ») et qui préfèrent venir aux urgences plutôt que d’attendre deux jours pour un rendez-vous auprès de la médecine de ville. Pour ces sujets, la médecine est un objet de consommation ou un service au même titre que n’importe quelle offre de la société de consommation. On pourrait presque dire que les urgences sont conçues comme le fast-food de la médecine. Cela contribue évidemment à ôter à la médecine son caractère de médiation puisqu’elle est alors objet à consommer au lieu d’être une variante du lien social qu’elle institue dans la rencontre médecin/patient.

Aubert souligne l’importance de deux déterminants qui encouragent cette vie dans la jouissance immédiate hors du temps long qui devrait donner consistance au lien social. Si l’urgence s’institue comme un mode de vie, c’est que l’immédiateté règne à la fois dans le champ de l’économie et dans celui de la communication et des médias, où elle s’exprime dans les télécommunications. Pour Aubert, notre société a aujourd’hui tendance à dénier les contraintes de l’espace : les frontières sont abolies grâce aux nouveaux moyens de transports, toujours plus rapides, et à l’instantanéité de la communication permise par le réseau Internet. Tout se passe comme si la notion de distance n’existait plus. Aussi, la logique économique se rabat, selon Aubert, sur la logique des échanges financiers, de la bourse en temps réel. Dans le champ de l’entreprise, on est aujourd’hui compétitif en gagnant du temps, nous dit Aubert, en travaillant à flux tendus, en augmentant la productivité et la performance des salariés qui doivent accomplir plus de tâches en moins de temps. L’économie de l’entreprise n’est ainsi plus fondée sur une logique d’extension et de conquête de nouveaux territoires – dans une problématique de l’espace – vers lesquels produire et vendre. On constate combien cette idéologie a imprégné le monde de l’hôpital où les patients sont parfois considérés comme une marchandise à gérer en « flux tendus » : il faut éviter de faire des « stocks » de patients, au risque de manquer de compétitivité par rapport à l’hôpital de la région voisine qui « ventile » mieux ses services.

Mais le plus intéressant, sans doute, chez Aubert, est ce qu’elle nomme les « pathologies de l’urgence »277 qui sont des sortes de réponses subjectives à la société de l’urgence. Un peu paradoxalement, ces pathologies de l’urgence sont accueillies aux urgences de l’hôpital, et notamment par la psychiatrie. Aubert rencontre ici la réflexion d’Ehrenberg278 quand elle déclare que la dépression constitue le mal de notre siècle. C’est dans l’interprétation du symptôme que les deux auteurs nous semblent pourtant diverger. En effet, Ehrenberg affirme que la dépression est une maladie éminemment contemporaine parce qu’elle est le résultat, la conséquence directe en quelque sorte, d’une société qui exige de ses sujets toujours plus de performance et finit par les épuiser. Le sujet ne tombe plus malade parce que ses désirs transgressent des interdits sociaux – en suscitant un conflit psychique comme dans la psychopathologie freudienne – mais parce qu’il se fatigue à devoir satisfaire à de nouvelles normes sociales : les exigences de performance, de productivité et d’autonomie d’une société où règne la concurrence entre les individus. Le sujet se fatigue d’être lui, nous dit Ehrenberg, il se fatigue de devoir compter uniquement sur lui-même pour produire son identité. Alors qu’au temps de Freud la société produisait des normes à ne pas transgresser, la société produit aujourd’hui des normes de vie impossible à atteindre. Si la réflexion d’Ehrenberg est intéressante, elle connaît cependant la limite de placer la cause du symptôme psychique totalement en dehors du sujet. Dans ces conditions, il est difficile d’expliquer pourquoi certains sujets dépriment et d’autres non.

C’est pourquoi la vision d’Aubert, moins causaliste, et moins sociologique au fond, nous convainc davantage. La psychosociologue interprète la généralisation de la dépression comme une réponse de certains sujets à une forme de société qui ne leur convient pas. Le symptôme-dépression n’est pas seulement une conséquence de la pesanteur de la société de la performance sur les individus, mais il est invention subjective de défense – à dimension inconsciente – contre les méfaits de l’idéologie de l’urgence :

‘« tout se passe comme si le mécanisme de ralentissement se mettait en marche, tant sur un plan biologique que sur un registre symbolique, comme si l’inconscient déclenchait une sorte de panne de la pensée et de l’action, pour permettre à la personne de rétablir un temps de recul, de prendre une sorte de pause psychique, coupant ainsi au rythme infernal dans lequel elle est plongée »279.’

Cette conception du symptôme donne à la cure psychique la possibilité d’intervenir et de porter ses fruits puisqu’elle fait de la dépression une position subjective, singulière, par rapport à un ordre imposé. Le symptôme est ici conçu comme une formation de compromis, c’est-à-dire comme une articulation entre un désir (se reposer, s’arrêter) et les exigences du collectif (agir à tout prix). Le ralentissement qui caractérise le symptôme dépressif n’est ainsi ni la réalisation complète du désir du sujet (ralentir n’est pas s’arrêter), ni une réponse absolue aux exigences du collectif (ralentir, c’est certes continuer à « avancer » ou à « progresser », termes chers à la société de la performance, mais avec moins de hâte). Le compromis exprime ainsi la place d’un manque à la fois dans le désir et dans le collectif, pour une existence plus vivable280. La cure psychique consiste alors à permettre au patient de donner une autre forme au compromis qui le fait trop souffrir, elle doit lui permettre d’entrevoir une nouvelle formule du compromis, qui sera source de moindre souffrance, dont il sera porteur, et qui puisse conjuguer la réalisation partielle d’un désir avec la nécessité de rester dans le lien social. La posture d’Ehrenberg, éliminant la dynamique subjective et psychique à l’œuvre dans l’émergence et la formation du symptôme, aboutirait, à la limite, à penser que l’unique solution pour la disparition du symptôme dépressif serait un changement de société. Adhérer à une telle position rendrait sans intérêt la démarche de notre thèse qui cherche à voir dans la psychiatrie d’urgence des moments de rupture et de réarticulation du psychique et du politique.

A ce propos, il est ici très intéressant de noter que ces profils dépressifs, commentés par les patients eux-mêmes comme liés aux injonctions sociales de performance et d’urgence, sont accueillis aux urgences281 ! On doit alors se poser cette question : comment des sujets en attente « d’un temps de recul » ou d’une « pause psychique » par rapport aux exigences de la société de la performance, peuvent-ils trouver satisfaction dans les services, là où, précisément, nous venons de le voir, se déploie une activité thérapeutique qui se fait souvent dans l’urgence, là où règne, du côté des soignants surtout, une pression du temps court ?

L’apparent paradoxe qui oppose la nécessité de faire une pause, qui évoque un besoin de temps long, et le recours aux urgences, qui évoque la fugacité d’une rencontre et donc le temps court, nous étonnera moins si nous parvenons à nous rapprocher encore un peu plus de la logique de la rencontre, toujours singulière, entre les sujets en détresse et le service d’urgence. Nous pensons, appuyé sur notre expérience de terrain, que le sujet en détresse auquel nous faisons référence, celui qui porte une « pathologie de l’urgence » sous le mode de la dépression, est susceptible de trouver au moins deux grands types de réponse aux urgences psychiatriques.

La première est sans doute celle qui fait du service d’urgence un espace de projection et d’identification pour le sujet. En effet, si le sujet recherche inconsciemment un moment de pause, cela n’empêche pas qu’il puisse exiger, dans son discours manifeste, une thérapie brève, une résolution immédiate de son problème. Pour les patients, les urgences réalisent le compromis de constituer un lieu protégé de l’espace public et de ses règles (à l’hôpital, les sujets s’identifient les uns les autres à partir de leur statut de souffrant ou de malade) qui permet de « souffler » par rapport aux injonctions de l’extérieur (dans le monde du travail, dans la sociabilité en général) et, en même temps, il s’agit d’un lieu de l’hôpital où s’incarnent les valeurs de la performance en vigueur dans ce même espace public qui est celui où chaque sujet construit la dimension collective de son identité. En cela, les urgences constituent un espace-frontière qui ressemble à l’espace public sous certains aspects et s’en décale par d’autres. Autrement dit, aller aux urgences permet de se mettre brièvement à l’écart de la société de la performance tout en en retrouvant un succédané dans ce qui s’observe à travers la course des médecins et leurs exploits techniques. Les urgences proposent donc une dialectique intéressante au sujet : il peut y reconstituer son identité en retrouvant les valeurs de la société de la performance tout en interrogeant, parce qu’il y est un peu à l’écart, grâce à son statut de malade, le lien qu’il entretient, singulièrement, avec le collectif, et qu’il doit réinventer pour aller mieux. C’est donc un lieu qui permet l’ajustement entre le versant singulier et le versant collectif de son identité. L’urgence psychiatrique met ainsi en perspective trois éléments : le compromis propre au symptôme dépressif, le compromis propre à l’offre du service d’urgence, le compromis entre singularité et appartenance propre à l’élaboration de l’identité du sujet. Les exemples rencontrés lors de notre enquête au pavillon N sont nombreux pour illustrer cela : on a affaire à des patients qui ont tout fait pour se retrouver aux urgences psychiatriques (souvent inconsciemment, pour échapper à une situation intenable parmi des autres trop exigeants) et qui, une fois accueillis, refusent de se faire hospitaliser, c’est-à-dire de s’engager dans un soin sur le long terme. Le patient fait usage de l’espace du service d’urgence comme lieu de pause psychique (qui reste donc dans la brièveté – une pause, c’est bref) mais refuse qu’il soit une antichambre de l’hospitalisation. L’hospitalisation est en effet susceptible d’être perçue socialement comme signe d’exclusion de la société de la performance parce qu’elle évoque la notion de prise en charge antinomique à celle d’autonomie chère à l’idéologie de la performance. On peut évoquer ici le cas de Monsieur K., qu’on trouve relaté au fragment clinique 5. Ce patient a mis en scène une tentative de suicide par arme à feu qu’il n’a pas menée à terme mais qui a suffi pour alerter son entourage et justifier un recours aux urgences psychiatriques. Monsieur K. interprète son projet suicidaire comme l’aboutissement d’un parcours dépressif engagé lors de la perte d’une situation professionnelle qui lui apportait un grand confort de vie. Son nouvel emploi – il occupe un poste qu’il estime subalterne dans une entreprise alors qu’il était avant son propre patron – lui renvoie une image dégradée de lui-même qu’il explique par l’expérience d’une perte de reconnaissance sociale. Son syndrome dépressif se manifeste par un symptôme majeur d’inhibition pour se rendre à son travail. On a là tout à fait un tableau clinique qui correspond aux descriptions d’Ehrenberg et d’Aubert : un homme qui était dans la réussite professionnelle et l’opulence ne supporte pas une nouvelle situation professionnelle qui ne lui permette pas la reconnaissance sociale par la performance – Monsieur K. est aujourd’hui agent de sécurité, métier qui est constitué de longs moments d’attente et d’ennui 282 . Alors que son discours et son projet suicidaire indiquent la nécessité d’une hospitalisation, Monsieur K. la refuse catégoriquement. Mais son discours est ambivalent. En effet, à la suite de chaque entretien où le patient exprime à la psychiatre son refus d’être hospitalisé, il retourne à son box des urgences pour s’allonger avec soulagement sur son lit… Monsieur K. investit le lieu des urgences comme lieu de repos mais n’est pas en mesure d’accepter une hospitalisation qui le renvoie trop à l’image dégradée qu’il a de lui-même comme devenu incapable. En comprenant l’usage ambivalent, de compromis, que ce patient faisait du service d’urgence, la psychiatre le laissera finalement rentrer chez lui.

Au-delà de la conception du service d’urgence comme espace protégé et de projection, il y a, à notre avis, un autre type de réponse que les sujets porteurs de « pathologies de l’urgence » trouvent aux urgences. Il s’agit de la forme de la clinique qu’ils rencontrent chez les psychiatres. D’un côté, les services d’urgence sont un espace de projection parce qu’ils manifestent, pour les patients, des aspects reconnaissables de la société de l’urgence et de la performance – exploits techniques de médecins, travail dans le temps court – mais, d’un autre côté, on peut être étonné des références cliniques des psychiatres qui, loin de s’appuyer sur ce qui fait le succès des thérapies brèves aujourd’hui (les théories comportementalistes), s’inspirent fondamentalement des approches psychanalytiques de la pathologie (psychodynamique). Ce constat est extrêmement important car il nous semble la condition de la réintroduction du temps long à l’intérieur même d’un lieu qui fonctionne avec des médecins qui agissent dans un temps resserré pour des patients, en crise, qui perçoivent le temps comme suspendu. La logique voudrait que dans un lieu où l’on a peu de temps pour recevoir les patients, on mobilise des modèles thérapeutiques qui donnent des solutions immédiates. Ainsi, les psychiatres pourraient donner des recettes aux patients pour qu’ils évitent, dans le futur, une crise d’angoisse ou des idées de mort quand elles commenceront à se manifester. Ce serait la logique des thérapies comportementales qui prescrivent un comportement pour supprimer la manifestation d’un symptôme sans en chercher le sens, c’est-à-dire sans considérer la place qu’occupe le surgissement de ce symptôme dans l’économie psychique du sujet283. Au lieu de cela, les psychiatres, aux urgences, se contentent d’ouvrir un espace de parole qui consiste à inviter le patient à rendre compte, dans un récit, de ce qui l’a amené aux urgences. Autrement dit, le psychiatre ne prescrit pas un comportement, mais invite le patient à produire du sens, à insérer et situer l’événement psychique ou somatique dont il se plaint à l’intérieur de son histoire. Ainsi, la crise est défaite de sa charge écrasante et insensée en étant replacée dans une série de faits antérieurs auxquels elle est plus ou moins identifiable, plus ou moins réductible. Or, le sens revient dans cette opération qui établit des similitudes et des différences : c’est la logique de l’interprétation qui, par des opérations métonymiques, métaphoriques ou comparatives ramènent des faits à d’autres, des signifiants à d’autres. Un signifiant seul ne signifie rien. La signification n’émerge que de la mise en tension de deux signifiants. Or, ce qui angoisse le sujet qui a eu recours aux urgences, c’est d’être confronté à un signifiant seul. Dans la crise, il se pose cette question : « mais quel est donc ce symptôme qui insiste, que je ne m’explique pas et que j’ai l’impression d’éprouver pour la première fois ? ». Ainsi, le ralentissement dépressif, éprouvé comme étrangeté dans le corps et l’esprit du sujet, mais élaboré inconsciemment comme défense, n’a pas de sens pour un sujet qui s’est construit un système de valeur qui privilégie la performance : le sujet se sent étranger à lui-même en ne pouvant mettre en série le symptôme du « ralentissement » ou de « l’inhibition » avec les signifiants qui sont les repères habituels de sa vie : « rentabilité », « concurrence », « temps réel », etc. C’est cette sensation de hors-sens, relevée par le patient lui-même et son entourage, qui décide le recours à la psychiatrie d’urgence. Ainsi, pour répondre à cela, les psychiatres ne donnent pas de recettes comportementales mais ouvrent la possibilité de la construction, par le sujet lui-même, d’une chaîne signifiante ou le symptôme comme signifiant seul ait l’opportunité de s’attacher, par opposition ou identification, à d’autres signifiants dont le sujet est déjà porteur 284 . Il s’agit d’inscrire le symptôme dans le symbolique, lui faisant représenter quelque chose pour le sujet : par exemple, dans le cas de la dépression, représenter un désir de repos. Soulignons que cette logique de l’interprétation, qui s’inscrit contre celle de l’action suggestive ou de la prescription (comportementale, médicamenteuse), peut se faire brièvement tout en donnant au sujet le sentiment qu’il existe dans un temps long. En permettant au sujet en détresse d’engager de nouveau la dynamique perdue de la signification et de l’interprétation, les psychiatres offrent aux patients la possibilité de reconstituer la dialectique essentielle qui articule dans notre existence présent et passé, temps court et temps long, événement et mémoire285. Cette posture clinique, en vigueur aux urgences psychiatriques du pavillon N, explique pourquoi, même aux urgences, les patients sont en mesure, comme le dit Aubert, de se ménager « un temps de recul » sur leur existence souffrante. Ouvrir le sens et l’interprétation, cela peut se faire en un temps très court, à travers une simple façon d’accueillir la parole d’un sujet en suscitant son récit et en incitant le sujet à produire des liens associatifs entre ce qui a eu lieu dans la crise et ce qui se dit dans son récit. En parlant et en associant, le sujet se réinstalle dans son histoire personnelle en faisant exister le passé dans l’absurde contingence du présent. Pour le sujet, le temps long fait retour à la fois dans la diachronie propre à l’énonciation (quand un énoncé prend sens et voit son sens incessamment modifié, toujours rétrospectivement, à mesure que s’enchaînent différentiellement les signifiants dans le procès de la parole) et dans l’historicisation de sa vie coextensive à l’exercice de narration de soi auquel invite le psychiatre. Si le temps long n’est pas toujours objectivement observable dans les services d’urgences où tout est fugace et précipité, les sujets peuvent cependant en faire l’expérience via l’ouverture au temps qu’implique l’activité interprétative mise en œuvre par la psychiatrie. En sortant du service d’urgence, le sujet ne s’identifie plus à l’acte qui l’y a conduit, mais il fait de cet acte un signe de sa subjectivité construite dans un temps long, c’est-à-dire un signe renvoyant à d’autres signes qui structurent la vie de ce sujet, sa mémoire de lui-même, en un mot : son identité.

Notes
261.

Nous empruntons à Bernard Lamizet cette dialectique entre désir de lien et manque de sociabilité. Elle lui sert à désigner la situation de crise en règle générale, nous pensons que cette dialectique est fondamentalement celle qui marque toutes des demandes faites aux urgences qu’elles proviennent d’une crise psychique caractérisée ou d’un mal-être psychosocial plus diffus et chronique. Le fou, reçu en plein délire aux urgences, dans son impossibilité de faire référence et d’user du code commun désigne bien un manque de sociabilité ; le chômeur épuisé et qui recours aux urgences parce qu’il est déprimé, en quête de reconnaissance sociale, exprime bien un désir de lien. Nous renvoyons à : LAMIZET, Bernard. Sémiotique de l'événement. Hermès sciences Lavoisier, 2006. Coll. « Formes et sens », p.231.

262.

Dès le premier chapitre du Séminaire X sur l’Angoisse, Lacan indique que l’angoisse est ce qui gît entre les mailles du « filet des signifiants », soit ce qui échappe au langage. Il précise qu’il est aussi difficile au sujet de rendre compte et de dire son angoisse qu’au théoricien, même psychanalyste, de dire ce qu’est l’angoisse. C’est pour cela que l’angoisse est un « trou » dans la signification et que Lacan cherche à la définir en la bordant d’autres signifiants (embarras, inhibition, émoi, etc.) qui font apparaître en creux ce qu’elle est.

263.

La structure du langage, renvoyant toujours un signifiant à un autre, fait qu’une représentation figée des affects et des désirs du sujet est impossible et que la vérité du sujet court toujours, « mi-dite », entre les signifiants. Le mot juste est une illusion névrotique. L’angoisse surgit en fait quand le mi-dire n’est même plus à l’œuvre, quand aucune combinaison signifiante n’est en mesure d’évoquer métonymiquement ou métaphoriquement le désir du sujet en le situant, du coup, radicalement hors du champ de l’autre, hors du champ de l’identification et de la reconnaissance, c’est-à-dire en le rabattant dans le champ du réel.

264.

Lacan, toujours dans le même séminaire, parle de l’angoisse comme d’un « signal », en reprenant une formulation de Freud.

265.

Dans la crise psychique, l’inconscient est, comme le dit Lacan pour la psychose, « à ciel ouvert ». C’est-à-dire qu’il n’est plus masqué ni déformé par les lois du langage, par les semblants du symboliques qui lui permettent de s’exprimer tout en se masquant (comme dans le cas du rêve selon la dualité latent/manifeste). L’inconscient est révélé brutalement aux autres et au sujet lui-même. C’est ainsi que le désir de mort, toujours refoulé chez le névrosé, s’exprime, en acte, c’est-à-dire sans le voile des signifiants, lors d’une tentative de suicide. Il révèle un point d’insupportable chez le sujet lui-même et chez les autres pour qui l’image de la mort ne permet plus l’identification spéculaire. Il y a alors urgence à double titre : car le sujet est en danger de mort, d’une part, et parce que, sur le plan collectif, l’expression du désir de mort équivaut à une rupture de la médiation.

266.

LAMIZET, Bernard. Sémiotique de l'événement. Hermès sciences Lavoisier, 2006. Coll. « Formes et sens », p.226

267.

Ibid., p.223

268.

Nous renvoyons le lecteur, notamment aux observations 1 et 17 et aux fragments cliniques de Monsieur D., Monsieur C. et de Monsieur P. où nous proposons notamment des commentaires sur de telles situations.

269.

Nous verrons plus bas que les patients aussi éprouvent différentes temporalités simultanément. La dialectisation du temps court de la crise, d’une part, et du temps long de l’institution, d’autre part, sont d’ailleurs le gage de la disparition de la situation de crise.

270.

Projective en ce que cette expression ne la concernait qu’elle, même si nous en étions le destinataire réel. Elle était dans une situation où « elle recevait son propre message sous une forme inversée », pour prendre une expression de Lacan désignant la communication intersubjective.

271.

AUBERT, Nicole. Le culte de l'urgence. La société malade du temps. [2003]. Flammarion, 2009. Coll. « Champs », Essais.

272.

Ce terme présente une connotation troublante car la criée signifie, au sens propre, vendre des poissons aux enchères. Les patients sont donc ici réduits à des marchandises dont le profil pathologique présente une valeur économique pour tel ou tel service d’aval de l’hôpital qui l’accueillera à la sortie des urgences. Un patient qui nécessitera beaucoup d’actes médicaux vaudra plus qu’un patient dépressif qui aura besoin d’une psychothérapie, pratique qui se laisse difficilement réduire à une mesure comptable, chiffrée.

273.

DANET, François. La quête de professionnalisation dans la médecine d'urgence. Thèse de doctorat : Paris 7, 2006.

274.

Alors qu’on pourrait imaginer que les patients sont hospitalisés suite à leur recours aux urgences, le soin psychiatrique correspond le plus souvent à une consultation, nommée, dans le jargon administratif, « sortie simple ». On voit comment l’attention est focalisée sur l’évacuation du patient au lieu d’insister sur la consultation durant laquelle s’est déroulée un échange entre patient et psychiatre qui n’avait souvent, rien de « simple » pour le sujet reçu pris dans l’angoisse, dans un mouvement dépressif ou dans des difficultés insurmontables au travail.

275.

AUBERT, Nicole. Le culte de l'urgence. La société malade du temps. [2003]. Flammarion, 2009. Coll. « Champs », Essais, p.112

276.

Ibid., p.62

277.

Ibid., chapitres 5 et 6

278.

Cf. EHRENBERG, Alain. La fatigue d'être soi : dépression et société. Odile Jacob, 1998.

279.

Ibid., p.170.

280.

Selon la psychanalyse, le manque est ce qui structure le rapport à l’autre, le lien social. C’est parce quelque chose me manque – du fait même que j’existe dans le langage et que cette médiation implique de mettre un signifiant à la place d’un objet – que j’espère trouver, chez l’autre, de façon illusoire, l’objet perdu. Le sujet désire chez l’autre ce qu’il n’a pas. Certains sujets trouvent à combler ce manque dans des objets, sous forme d’addiction. Aubert affirme que l’urgence peut occuper la place de cet objet d’addiction : « Galvanisés par l’urgence, parfois presque shootés à cette nouvelle forme de drogue, certains ont besoin de ce rythme pour se sentir exister intensément » (p.25). L’addiction à l’urgence entraine ainsi une perte du lien social puisque je n’ai plus besoin de l’autre pour me sentir exister ni suppléer à ma fragilité originaire d’être né dans le symbolique. La dépression peut ainsi s’entendre comme une façon de réintroduire du manque dans l’infini de la performance et ouvrir de nouveau la voie au rapport à l’autre.

281.

Notre journal ethnographique fait état d’un grand nombre de patients présentant un tableau dépressif. Souvent, suite à des tentatives de suicide (TS), les patients expliquent qu’ils ne désiraient pas se donner la mort, mais simplement « se reposer », « dormir longtemps ». D’ailleurs, les patients font la plupart de leurs tentatives en s’intoxicant avec des somnifères ou des anxiolytiques dont les quantités ingérées sont suffisantes pour plonger dans un sommeil profond (plus long que le temps de repos « normé » qu’exige la société) tout en étant insuffisante pour provoquer la mort. En cela, les TS sont souvent des actes manqués par excellence au sens psychanalytique du terme : ils manquent le but mortel en réalisant le désir inconscient du repos. On peut se reporter au fragment clinique 13, dans lequel Madame V. préfère passer à l’acte suicidaire plutôt que de se retrouver face à son employeur qui doit la licencier et qui représente pour elle la société de la performance.

282.

C’est-à-dire instituant un rapport au temps contradictoire à la société de l’urgence.

283.

Comme nous l’avons vu pour l’exemple de la dépression comme réponse subjective à la société de la performance.

284.

La position du psychiatre est de s’informer des signifiants propres au sujet pour ne pas proposer une interprétation qui soit valable soit pour n’importe quel sujet, soit seulement pour le psychiatre qui ferait alors de la suggestion. C’est au sujet de trouver une formule personnelle qui articule les signifiants qui organisent habituellement sa vie avec le signifiant inconnu que donne à voir son symptôme ou l’acte qui l’a conduit aux urgences. Il n’y a qu’à cette condition qu’un retour du sens est possible.

285.

Toute la difficulté du psychiatre est de montrer que, chez le sujet, cette mémoire a plusieurs dimensions : à côté de la mémoire qui fait se rappeler les faits de la grande histoire et les petits faits de l’histoire personnelle qui ont jalonné la vie du sujet, il y a un autre type de mémoire, inconsciente, qui structure aussi la vie du sujet (c’est son activité désirante qui puise son énergie dans l’expérience du manque de l’objet institué par le complexe de castration qui date du passé infantile).