C. La psychiatrie d’urgence comme structure de médiation : les dimensions réelle, symbolique et imaginaire du temps

Au terme de cette réflexion sur les temporalités de l’urgence, nous voudrions dresser un premier tableau récapitulatif qui serait une des formulations possibles de la médiation du temps telle qu’elle se manifeste lors de l’accueil de la détresse psychique aux urgences de l’hôpital général. Ce tableau s’étoffera au cours de la thèse à mesure que nous emprunterons d’autres points de vue sur l’urgence, au-delà de la question de la temporalité.

Ce tableau exige quelques commentaires qui serviront de transition avec les développements à suivre de ce chapitre. Il rend d’abord compte de la coprésence de différentes temporalités dans la psychiatrie d’urgence. Ces temporalités peuvent se désigner selon deux types de catégorisation : absence de temps/temps court/temps long, d’une part, et temporalités réelle/symbolique/imaginaire, d’autre part.

On s’aperçoit que dans chaque colonne du tableau cohabitent différentes versions des durées en fonction du sujet concerné : patient ou soignant. Là où il y a une sorte de diapason dans la représentation des durées, c’est dans la colonne du symbolique, c’elle qui rend compte du moment de la rencontre. Chacun des partenaires de la communication mise en œuvre lors de l’entretien psychiatrique, au terme d’une ultime négociation des contraintes temporelles de l’urgence297, trouvent à se mettre d’accord sur une représentation du temps qui s’écoule qui est au moins le temps court du dialogue en train de se produire. Observons cependant que si dans cette rencontre chaque sujet est renvoyé au temps long de l’interprétation (à la mise à distance du temps court de la crise ou de l’agir médical pour leur mettre du sens), celle-ci ne s’appuie pas tout à fait sur les mêmes éléments : le psychiatre produit une interprétation en fonction de son savoir et de la mémoire des cas qui ont précédés alors que le patient propose une interprétation de sa crise en fonction de la mémoire de son histoire personnelle et de ses paroles déjà énoncées qui avaient été refoulées dans le temps de crise. Dans le réel et l’imaginaire, absence de temps, temps court et temps long sont présents mais ils sont l’objet de perceptions propres (difficilement partageables) entre patients et soignants : l’expérience (réelle) du temps court de la crise pour le patient n’est pas assimilable à l’expérience (réelle) du temps court de l’agir médical pour le soignant bien qu’il s’agisse de la même situation (par exemple, dans le cas d’une contention où l’un s’agite et l’autre contient).

Ce tableau montre que les urgences psychiatriques constituent un espace de (re)-médiation. Cela est observable, déjà, du point de vue de l’articulation des temporalités. La médiation se réalise selon deux opérations.

La première est la médiation intersubjective : deux sujets (patients et psychiatres) se rencontrent et sont en mesure d’échanger en se référant à une temporalité commune, codifiée, qui les place à la fois dans un temps long (celui du récit, de l’interprétation, comme on l’a vu) et dans le temps court (celui de la situation dans laquelle ils se rencontrent).

La seconde articulation est celle qui, pour chaque sujet concerné, articule singulier et collectif à travers le nouage des trois dimensions réelle, symbolique et imaginaire de la temporalité. Par exemple, le patient articule le temps de la crise (réel) avec le temps de l’institution (symbolique) en ayant nourri une attente (imaginaire) vis-à-vis d’elle qui a déployé un espace possible pour une demande. Par exemple, le soignant aménage un temps d’écoute, une ouverture à l’interprétation et un parcours de soin pour le patient (symbolique) qui lui permet de dilater le temps court dans lequel il faut agir (réel) pour répondre aux injonctions institutionnelles (imaginaire). Notons tout de même que le réel de la temporalité a, chez les soignants, deux dimensions qu’il convient de distinguer. Les soignants font une expérience réelle du temps en tant qu’ils subissent un temps qu’ils ne maîtrisent pas (arrivée massive des patients, un état d’agitation à juguler, la pression institutionnelle etc.). Mais, d’un autre côté, dans des situations plus calmes, ils sont parfois dans une certaine maitrise du temps qu’ils peuvent imposer au patient (en décidant, pour lui, de sa sortie, par exemple ou encore en faisant attendre un patient avant de le rencontrer). Cette prise sur le temps se réalise, en fait, au gré d’une prise de pouvoir sur les patients qui subissent, en quelque sorte, la volonté du médecin. En cela, dans la relation de pouvoir ainsi instaurée – qui s’exprime en termes de contrainte de temps pour le patient – la temporalité a aussi une dimension réelle.

Toute rencontre entre patient et psychiatre est une tentative de replacer une temporalité courte (le poids d’un temps imposé comme une contrainte par l’institution ou construit subjectivement comme écrasant) dans une temporalité plus longue qui lui donne du sens. Du côté du soignant, l’acte thérapeutique (contention, par exemple) prend sens vis-à-vis d’un parcours de soin construit ultérieurement ou d’une possibilité de faire signifier cet acte dans un échange avec le patient. Du côté du patient, la crise psychique prend sens dans le fait qu’un autre (le psychiatre) se porte garant d’un récit de vie, pourtant énoncé dans un temps court, mais qui situe cette crise dans une histoire subjective longue et dans le fait que la crise puisse être reconnue comme explicable par le discours médical ou comme légitime par l’accueil à l’hôpital comme garants, pour le sujet, qu’il continue à exister dans le temps long du collectif, qu’il n’est pas hors du temps des autres. En somme, la rencontre sort le sujet en détresse et le psychiatre de la situation d’urgence, vécue singulièrement, pour se retrouver dans un temps d’échange partagé, signe apaisant du retour des médiations.

Ainsi, l’accueil d’urgence consiste principalement en une dilation du temps qui doit faire passer d’une situation d’im-médiateté à une situation de re-médiation. Différents moyens sont mis en œuvre pour cette remédiation, nous l’avons vu en nous concentrant sur ce qui se joue, à cet effet, dans le maniement et l’usage de la temporalité. Ce que nous avons cependant omis jusqu’à présent, ou évoqué seulement à demi-mots, c’est que cette opération nécessaire sur le temps, primordiale dans la psychiatrie d’urgence, se fait au moyen d’un maniement et d’un usage spécifique de l’espace du service d’urgence. Patients et psychiatres, dans leur volonté de se réapproprier le temps pour sortir de la crise ou de la situation d’urgence, ne sont pas des dieux qui pourraient agir, par quelque pouvoir ou maléfice298, sur le cours du temps… Changer le poids réel du temps qui passe ou changer la perception subjective d’une temporalité écrasante, c’est-à-dire désirer exister dans un temps qui apaise parce qu’il instaure un passé qui donne sens aux événements présents pour envisager un futur moins angoissant, c’est instituer des espaces de rencontre, de circulation, de passage, qui rendent possible et pérenne l’existence de l’autre (spéculaire) dans un temps long. Le sujet, dont l’existence est prise dans la dialectique du temps et de l’espace, ne peut jouer sur une dimension sans affecter l’autre299. Autrement dit, le rapport à l’autre qui permet l’existence dans un temps long, collectif, qui ne m’isole pas dans ma perception singulière et impartageable du temps, ne s’institue que dans l’espace. Cet espace est celui de la rencontre et de la communication. C’est maintenant de ce point de vue, spatial, après avoir montré qu’elle ne s’inscrit pas uniquement dans le temps court, que nous allons envisager la psychiatrie d’urgence pour nous inscrire pleinement dans une démarche de sciences de l’information et de la communication. Nous proposons ainsi une approche topologique et topographique de la psychiatrie d’urgence qui prenne en compte la désignation d’espaces en fonction de la communication qui s’y déroule, incluant la question psychique et la question politique.

Notes
297.

La représentation imaginaire du temps peut en effet être considérée comme une première façon de « faire avec » le réel du temps de l’urgence. C’est déjà donner une version du temps sur lequel on n’a pas prise en le représentant de façon fantasmée : c’est un temps pas encore partageable, mais au moins déjà représenté, c’est-à-dire approprié d’une certaine manière.

298.

Nous pensons ici à la mythologie grecque où Cronos, à qui on avait prédit qu’il serait détrôné par ses enfants, mangeait ceux-ci au fur et à mesure qu’ils naissaient, pour éviter qu’ils ne grandissent et soient en âge de le concurrencer. Ainsi, il avait une maitrise du temps, une prise sur le destin, en s’assurant un pouvoir intemporel. Si on ne résout pas la chronophagie de l’urgence en mangeant les patients ou en les laissant mourir pour s’occuper d’autres plus longuement, on a cependant cette image, sous forme de fantasme, chez certains médecins obsédés par la « vidange » du service. Cette métaphore évoque l’idée d’un service comme une machine qui absorberait des patients en en rejetant certains sous forme de déchets. Nous analyserons cela de plus près en traitant les aspects réels de la psychiatrie d’urgence.

299.

Ainsi, pouvoir communiquer en temps réel grâce à la technologie internet donne le sentiment de raccourcir les distances. Dans le langage courant, on dit que Marseille est à une heure trente de TGV de Lyon : on convertit une distance en temps.