A. Des constats sur le terrain qui montrent que la psychiatrie d’urgence est en prise avec la question de l’espace qu’elle pense et organise pour le soin

Comme à propos de la temporalité, c’est l’expérience ethnographique qui nous suggéra d’être très précautionneux dans l’interprétation de l’occupation et de l’organisation de l’espace aux urgences psychiatriques. En effet, face aux situations d’engorgement et de débordement du service qui pouvaient donner le sentiment d’un grand chaos (proche de l’image de la Cour des Miracles, voir observations 19 et 20), d’une occupation anarchique de l’espace par des patients (errants, en attente, curieux) et de déplacements sans direction des médecins (courant ici et là), nous constations en revanche, lors de moments plus calmes, une vraie rationalisation des lieux du service d’urgence et des parcours dans cet espace (voir le suivi informatique de ces parcours à l’observation 18).

D’emblée, nous remarquions qu’au temps resserré et court de l’urgence correspondait une difficile lisibilité de l’espace du service et qu’au temps long, marqué de moins d’imprévus, de la prise en charge, correspondait l’émergence nette d’un schéma d’organisation des parcours et des lieux dans ce même service. Du point de vue du temps, comme du point de vue de l’espace, il n’y a pas de vérité univoque et permanente de la psychiatrie d’urgence. Une fois encore, ce constat nous invite à une construction dialectique de nos élaborations topologiques.

Au-delà de l’expérience subjective du chercheur sur le terrain qui dévoile cette tension dialectique entre temps et espace aux urgences, l’institution hospitalière elle-même désigne des lieux, des secteurs, elle établit des repères symboliques dans l’espace du service d’urgence. Le service d’urgence a son jargon pour désigner ces lieux : nous en rendons compte dans le journal ethnographique. Le pavillon des urgences médicales et psychiatriques a sa lettre, « N », à partir de laquelle se déclinent les dénominations des différents sous-services. On a ainsi « N Accueil », zone d’attente et de premier examen des patients, « N2 », zone d’hospitalisation psychiatrique, « N1/N3 » : zone d’hospitalisation mixte, « UHCD », zone d’hospitalisation de courte durée. Ces lieux sont décrits dans le journal d’observation auquel nous renvoyons. Il faut ici observer la façon dont l’administration hospitalière elle-même spatialise et territorialise l’urgence en dessinant des délimitations symboliques dans l’espace du service pour leur assigner une fonction spécifique d’accueil et de soin. La prise en charge du patient le fait transiter301, institue des étapes, comme autant de rencontres susceptibles de répondre à sa détresse. La notion d’étape, d’ailleurs, renvoie à l’espace certes, mais aussi au temps car elle permet de regarder en arrière le chemin parcouru et de réinstaurer un passé et un présent, ce qui est essentiel, on l’a vu, pour l’apaisement psychique du patient.

C’est en nous inspirant de cette nécessité de l’institution de désigner des lieux pour certainement parer au chaos facilement provoqué dans ce genre de service que nous avons nous-mêmes établi notre propre topographie du service en posant des significations sur le continuum de l’espace dont on a fait l’expérience avant qu’il nous soit désigné, symbolisé, dans les termes de l’institution hospitalière. Nous verrons ultérieurement que si l’institution a désigné les lieux du service en fonction du type de soin qui s’y déroule, nous avons opté pour notre part pour une désignation en fonction du type de communication qui s’y déploie.

Notons aussi que l’approche théorique en termes de topologie nous semble cohérente avec notre approche méthodologique du terrain. En effet, l’ethnographie, en plus de décrire des faits, des événements, et des expériences subjectives est obligée d’en passer par la description des lieux où se déroulent ces faits et expériences. Nous avons ainsi été invités, par la forme même du journal d’observation, à sémiotiser (c’est-à-dire mettre du sens en introduisant des distinctions par des signifiants) l’espace au départ informe et chaotique dont nous faisions l’expérience. C’est ainsi que nous avons cessé de nous perdre dans le service quand nous fûmes parvenu à le décrire dans nos mots, à nous l’approprier symboliquement pour nous le représenter302. Cette nécessité de dire l’espace nous fit découvrir combien la psychiatrie d’urgence mettait en place un usage de l’espace qui contribuait au soin.

Enfin, mais cette remarque est un peu secondaire car moins théorique et plus politique, il semble que tout travail sur la psychiatrie doive s’interroger sur le rapport de celle-ci à l’espace et au territoire. Un indice de cela est la politique de sectorisation, organisation politique des soins propre à la psychiatrie, qui découpe le territoire d’une ville en lieux de soins différenciés et hiérarchisés. Volonté politique de quadriller le territoire du soin et de contrôler les patients de la psychiatrie, certes, mais aussi, encore une fois, nécessité d’accueillir (et de faire transiter) la détresse psychique dans des espaces qui ont du sens (des lieux, des territoires, donc) pour des sujets qui, en perdant le lien avec eux-mêmes ont aussi souvent perdu le sens d’un lien possible au collectif. La sectorisation permet de construire un parcours de soin au patient (avec des étapes successives, selon un sens déterminé) où seront associés et privilégiés, suivant le patient, différents lieux et territoires de l’accueil en psychiatrie (hospitalisation et ambulatoire ; ambulatoire et orientation vers une psychothérapie en cabinet privé ; médecin généraliste et cabinet privé d’un psychiatre ou psychologue ; etc.). La combinaison de lieux d’accueil distincts pour le soin psychique contribue à reconstruire la médiation, à restaurer l’identité des patients en leur offrant à la fois une reconnaissance singulière (en cabinet, par exemple, lorsqu’ils perlaborent sur leur histoire singulière) et collective (à l’hôpital ou dans ses rejetons ambulatoires).

Notes
301.

Il s’agit vraiment de transit, terme qui évoque à la fois le caractère provisoire et intermédiaire de l’urgence. On a là une formule de l’articulation dialectique de l’espace et du temps telle qu’elle peut être à l’œuvre dans l’accueil des urgences psychiatriques.

302.

Il est possible, dans une première approche, de définir « topologie » selon l’étymologie et rappeler que le terme se décompose en « topos » et « logos » et qu’il signifie donc l’articulation de l’espace et du discours.