B. Les signifiants et les formules de l’urgence psychiatrique : une référence permanente à l’espace : recours, parcours, discours
C’est en relisant cursivement notre journal ethnographique que nous nous sommes aperçu de la récurrence de certains signifiants que nous employions pour désigner le rapport des patients à l’espace du service d’urgence. Notons que ces signifiants ne nous appartiennent pas exclusivement et son aussi largement employés par l’institution hospitalière ou les médecins. Simplement, ils n’ont peut être pas tout à fait le même signifié chez eux que chez nous.
Ces signifiants sont : recours, parcours, discours. Chacun d’eux fait référence à la fois à l’espace et à la question du sens (dans son acception de signification et/ou de direction). Voilà qui encourage encore à produire une analyse de la psychiatrie d’urgence en termes d’espace, en termes topologiques. Attention, ce ne sont pas les seuls signifiants qui caractérisent le phénomène que nous étudions, mais le fait qu’ils soient récurrents, nécessaires à la définition de l’urgence et qu’ils soient construits sur le même radical justifie qu’on les rassemble ici pour en donner une petite analyse.
Ces mots, le plus souvent, ne sont pas employés seuls que ce soit chez les acteurs du terrain ou dans la façon dont nous avons pu les mobiliser dans le journal d’observation. Nous allons voir, d’abord, ce que ces mots peuvent signifier étymologiquement pour ensuite comprendre le sens qu’ils prennent quand une extension spécifique leur est donnée dans nos descriptions ou dans l’usage qu’en font les soignants et l’institution hospitalière. Si ces mots renvoient à la question de l’espace, c’est qu’ils ont tous la même racine latine, cursus, qui signifie le chemin, l’itinéraire. Chaque préfixe indique alors une manière d’emprunter ou de marquer l’espace. Ainsi :
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le par-cours
est le chemin qui fait émerger un espace (le « par- » indique la traversée ; il indique l’exploration de l’espace, de lieu en lieu, ici, puis là). A force de parcourir un espace, on peut s’y orienter car on l’a marqué de ses pas qui sont des repères dans ce qui se ressemble, dans ce qui, avant, ne montrait pas de différence. Ainsi, les « parcours de soin » correspondent au balisage, connu et suivi par chaque sujet en fonction de ses besoins303, dans la diversité des dispositifs de soin. L’urgence hospitalière correspond à la fin du parcours, quand le parcours ne mène nulle part (errance, autres institutions fermées ou non adaptées à la demande du patient), ou au début du parcours, quand on ne connaît aucun parcours (quand on n’a jamais eu affaire avec la psychiatrie, par exemple). Les services d’urgence fondent ainsi une orientation sur les examens avec les patients : il s’agit d’une route à suivre dans le maillage institutionnel thérapeutique.
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Le dis-cours
, c’est la parole organisée, l’argumentation, le « dis- » exprimant la dispersion (métaphore spatiale signifiant « de part et d’autre » et instituant donc des places, des rapports, la fonction différentielle qui construit le sens). Dans la psychiatrie d’urgence, le terme connaît là aussi des extensions dont la plus fréquente est celle du « discours du patient ». Cela se réfère à la manière dont le sujet en détresse s’est engagé dans une parole pour rendre compte du trouble qui l’a amené aux urgences. Le psychiatre, qui met en œuvre son propre discours et celui de l’institution face au patient, tente de qualifier le discours de ce dernier selon de grandes catégories (discours psychotique, discours dépressif, etc.). Il s’agit de catégories flottantes à l’usage de l’institution (épidémiologie) et, aussi, de la décision du psychiatre. Elles sont volontairement flottantes pour la simple raison qu’il est impossible de réduire, dans le temps de l’urgence, un patient à une pathologie univoque. En effet, l’urgence c’est d’abord accueillir un discours singulier, sans savoir préétabli, avant que le psychiatre en produise un sur le patient qui intégrera les mots du patient304.
- Le
re-cours
, le « re- » exprimant la répétition, c’est renouveler le chemin pour lui donner un nouveau sens, c’est renouveler le parcours. Ce terme concerne doublement la question de l’urgence psychiatrique en ce que les patients ont recours de façon répétée aux urgences (certains s’y rendent plusieurs fois par an) et cette répétition, si elle n’est pas due à la forme de la pathologie, renvoie à la nécessité d’élaborer un nouveau parcours de soin qui a échoué, comme un « retour à la case départ »305. Le recours est en quelque sorte une révision ou une relecture du chemin pour lui donner une fonction d’aide ou une dimension de demande. Ainsi, selon une perspective plus psychanalytique, la forme du recours peut s’interpréter comme une métaphore de la demande du sujet, c’est-à-dire comme mise en forme du désir qui insiste à vouloir être reconnu par l’Autre (le médecin, ici) et qui échoue toujours partiellement dans cette entreprise, ce qui oblige le sujet à la reformulation, à la répétition jusqu’à trouver une énonciation qui accepte la place du manque à dire306.
Parcours, discours et recours sont des signes de la présence centrale de la question de l’espace pour comprendre le phénomène de l’urgence psychiatrique. Comme toujours pour notre objet de recherche, ces trois éléments s’articulent entre eux et c’est la modalité d’articulation entre ces trois notions qui fonde la spécificité de la rencontre entre un sujet singulier en détresse psychique et l’institution hospitalière. Pour montrer cela de manière sommaire dans un premier temps, nous avons composé quelques formules avec ces trois signifiants qui nous semblent en mesure de décrire la psychiatrie d’urgence. Nous les énumérons ci-dessous de manière non exhaustive :
- Le parcours d’errance de certains patients est un parcours sans discours. Les patients en errance ont recours aux urgences pour trouver un sens à leur parcours.
- Le parcours de soin est une articulation du recours du patient au discours de l’hôpital
- Dans le recours des patients aux urgences, s’articulent le discours des patients et le discours de l’institution de manière à construire un parcours de soin
- Les patients qui suivent un parcours d’errance font des recours répétés aux urgences avant de trouver un parcours de soin stable, organisé et mis en sens par leur propre parole et le discours de l’institution
- Les patients ont recours à la psychiatrie d’urgence dans la mesure où ils sont porteurs d’une désorientation qui se traduit à la fois dans leur discours (considéré comme insensé) et dans leur relation à l’espace (errance, isolement) : en fait, ils ont perdu le sens (direction et signification) de leur vie.
Notes
303.
Notons que pour des raisons financières (explosion des dépenses de santé), les patients se voient de plus imposer leur parcours de soin à travers le dispositif du « parcours coordonné » qui oblige d’avoir un médecin traitant unique qui oriente, si besoin, vers ses collègues spécialistes. Cela a pour conséquence d’ôter à la relation médicale sa dimension anthropologique ou transférentielle qui réside dans le choix du médecin comme sujet supposé savoir, c’est-à-dire comme sujet de confiance qui ait le pouvoir de permettre au patient d’intégrer son trouble dans une signification, dans le symbolique. Nous y reviendrons.
304.
Nous renvoyons ici à nos considérations ultérieures sur le signifiant flottant de l’urgence et sur les usages différenciés de l’information médicale aux observations 5 et 8. Il ne s’agit pas ici de recenser toutes les formes de discours aux urgences, mais de montrer que la question du discours, donc de l’espace est très présente.
305.
On s’apercevra de cette réalité des recours répétés, de manière quantitative, dans la liste des patients rencontrés placée en annexe de la thèse. Les observations 3 et 14 rendent compte plus qualitativement de cette réalité, reliée à celle d’errance qui caractérise un certain nombre de patients reçus aux urgences.
306.
La demande d’Hector que nous avions lue comme un usage des temporalités de l’urgence peut ainsi se lire également comme un usage de l’espace. La manière dont il a construit un itinéraire, par aller-retour, entre son domicile et le service d’urgence a tracé un chemin entre différents espaces qui a été lu, par la psychiatre qui l’a reçu, comme une métaphore de sa demande. La dimension de la répétition est aussi présente dans le cas d’Hector : il fait deux fois le chemin vers les urgences pour faire reconnaître la singularité de sa demande.