2. Lieux anthropologiques et non-lieux

Nous poursuivons notre argumentaire visant à lire la psychiatrie d’urgence en termes topologiques. Nous allons maintenant cheminer avec l’anthropologie de Marc Augé. Alors que la psychanalyse explore les rapports de la subjectivité et du psychisme avec un Autre qui renvoie essentiellement au langage, l’anthropologie donne une autre consistance à cet Autre en l’ancrant davantage dans la sociabilité et, ici, pour Augé, dans la sociabilité en tant qu’elle peut s’incarner dans l’espace ou pas.

Dans son ouvrage, Non-lieux 323, Marc Augé tente de définir les rapports que les sujets de la société contemporaine (qu’il appelle le « monde surmoderne ») entretiennent avec l’espace dans lequel ils vivent. Pour cela, il forge deux notions qu’il construit à partir de l’anthropologie classique (Mauss et Durkheim) et à partir de recherches plus contemporaines comme celles de Michel de Certeau telles qu’elles sont développées dans la partie « Pratiques d’espaces » de L’invention du quotidien 324 . Ces notions sont celles de « lieu anthropologique » et de « non-lieu » dont il indique qu’elles ne sont jamais identifiables dans la réalité en tant que formes pures. Cela nous intéresse particulièrement en ce que nous pensons que les services d’urgence tiennent à la fois du lieu et du non-lieu. Mais avant d’arriver à cette conclusion, il faut en passer par une étape de définition.

La notion de lieu anthropologique, pour Marc Augé, renvoie, dans la tradition ethnologique qui va de Mauss à Claude Lévi-Strauss, à celle de « culture localisée dans le temps et dans l’espace ». Le lieu anthropologique, c’est celui où les sujets qui y vivent trouvent à s’y identifier (« lieu de naissance »), à y établir des relations durables (sociabilité) et à y rattacher une histoire collective. Augé écrit ainsi :

‘« nous réservons le terme de lieu anthropologique à cette construction concrète et symbolique de l’espace qui ne saurait à elle seule rendre compte des vicissitudes et des contradictions de la vie sociale mais à laquelle se réfère tous ceux à qui elle assigne une place, si modeste soit-elle. Le lieu anthropologique est principe de sens pour ceux qui l’habitent »325.’

Autrement dit, le lieu anthropologique fait partie de l’espace symbolisé, chargé de sens, à partir duquel il est possible de définir son appartenance et de reconnaître comme semblables les autres qui y circulent ou y habitent.

Cette définition du lieu anthropologique peut apparaître très générale (et on aurait alors peut-être du mal à la distinguer d’autres notions comme celle de territoire ou d’espace public) mais elle est suffisante car elle sert à définir, en creux, ce que serait un non-lieu, ce type d’organisation et de rapport à l’espace qui se multiplie, pour Marc Augé, dans la société d’aujourd’hui. L’auteur indique ainsi que « si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu »326. La définition devient alors plus intéressante, peut-être parce qu’elle est effrayante : il existerait des espaces (nombreux) dans la société où il serait devenu impossible d’y inscrire une histoire, une identité, des relations !

L’anthropologue donne alors des exemples de non-lieux de notre société : il s’agit de lieux où se déplacent des individus solitaires et auxquels il est impossible de s’identifier, de s’imaginer une appartenance (supermarchés, chaîne d’hôtels, camps de réfugiés, autoroutes, TGV, aéroports, etc.). Il s’agit, on le voit, essentiellement d’espaces de transits, mais il peut s’agir aussi d’institutions comme l’hôpital d’aujourd’hui où l’on naît et où l’on meurt et qui font du « lieu de naissance » et du « lieu de mort » des notions creuses dans la mesure où, dans ces espaces qui accueillent des moments capitaux de l’existence, règne une grande indistinction, un grand anonymat. Pour Augé, le tourisme crée aussi aujourd’hui des non-lieux en ce que les guides ou les publicités touristiques mettent systématiquement en avant la capacité du voyageur à être contemplatif (renvoyant donc au voyageur l’image de lui-même plutôt que l’identité et les caractéristiques qui distinguent le lieu d’un autre à voir, à visiter : quel que soit le lieu, c’est l’image du voyageur contemplatif qui compte et cela produit des non-lieux par l’hyper-individualisation de l’existence). Pour Augé, l’expérience du non-lieu renvoie le sujet à lui-même au lieu de faire référence, comme dans le lieu anthropologique, à une identité collective, à une appartenance, à une histoire partagée. Le non-lieu exprime l’absence de médiation où plus rien ne permet d’établir un rapport solide et durable entre singularité et appartenance. Ce qui caractérise ainsi les non-lieux, c’est un amoindrissement de la dimension relationnelle que l’on trouve, en revanche, dans les lieux anthropologiques. Augé indique par exemple qu’on ne se parle pas dans les supermarchés et que l’on est seulement identifié, de façon éphémère, à la sortie, par sa carte de crédit… Ce qui l’amène à conclure : « comme les lieux anthropologiques créent du social organique, les non-lieux créent de la contractualité solitaire »327. En somme, entre les lieux et les non-lieux définis par Augé, la médiation singulier/collectif a changé de nature dans la mesure où certains espaces ne portent plus les signes qui permettent de construire l’appartenance par delà la vie singulière de chacun.

A partir de là, comment poursuivre notre approche topologique de l’urgence psychiatrique ? Peut-on préciser notre approche en situant les services d’urgence dans le modèle de Marc Augé ? Qu’est-ce que les distinctions opérées par Augé entre lieux et non-lieux nous permettent de déduire sur l’urgence ?

On pourrait formuler une hypothèse en ces termes : les services d’urgence sont à la fois l’emblème (ambivalent) du monde des non-lieux et d’un lieu anthropologique fort.

En effet, d’un côté, les urgences ce sont typiquement le monde des non-lieux : c’est ce que manifestent, ce que portent les recours : les urgences reçoivent des sujets dont la situation de précarité, de détresse psychosociale, renvoie à des existences où le lien social est fragile dans des espaces urbains difficiles. Les services d’urgences sont aussi un espace de passage incessant, d’indifférenciation, où les sujets sont souvent réduits à leurs symptômes pour être orientés vers des services de l’hôpital qui, plutôt que de prendre en charge la globalité de la détresse du patient, dans ses aspects psychiques, somatiques et sociaux, se chargeront du segment de corps malade du patient, contribuant à le désubjectiver, à l’identifier à n’importe quel autre patient.

Mais, d’un autre côté, et puisque le lieu anthropologique et le non-lieu ne sont pas des formes pures, les services d’urgence sont aussi un lieu anthropologique fort, notamment dans les logiques qui régissent l’accueil de psychiatrie. Nous renvoyons ici à notre journal d’observation où nous rendons compte, à plusieurs reprises, des logiques d’accueil différenciées entre somaticiens et psychiatres. C’est en effet une personne globale que reçoit le psychiatre où, par le biais de la parole, est questionné et élaboré le sens de la détresse du patient à l’intérieur de son histoire, dans les coordonnées de son identité sur ses versants aussi bien singulier que collectif. L’hôpital se mue alors en un lieu différent où la médecine s’appuie sur la relation thérapeutique, où l’institution, via le psychiatre et la construction d’un parcours de soin, produit une reconnaissance de la détresse du patient qui aboutit à redonner une place au sujet dans le collectif. Or, relation et production du sens d’une place dans le collectif sont des caractéristiques, pour Augé, du lieu anthropologique. Dans une formulation ramassée, disons que les services d’urgences sont des non-lieux qui cherchent à respatialiser le sujet.

Ainsi, le modèle topologique de Marc Augé présente un grand intérêt à être intégré à l’interprétation de l’accueil de la détresse dans les services d’urgences. En effet, Marc Augé, en distinguant lieux et non-lieux propose, en fait, une ligne de partage qui permet de différencier et de trier des phénomènes pluriels qui se produisent aux urgences. Les services d’urgence hospitaliers sont un symbole du monde contemporain : en cela, ils s’inscrivent à plusieurs titres dans la définition des non-lieux. Mais en même temps que les urgences incarnent le fait que les hôpitaux deviennent des non-lieux (où l’on passe, où, pour des raisons de politique budgétaire, l’on est réduit à un symptôme, où la dimension relationnelle de la médecine a tendance à s’effacer), certaines modalités d’accueil (en psychiatrie notamment) restituent à l’hôpital sa qualité de lieu anthropologique328, montrant que les urgences sont aussi des places de résistance et de questionnement des logiques hospitalières globales. A ce propos, cette phrase de Marc Augé à la fin de son ouvrage peut qualifier les recours aux urgences psychiatriques : « Le retour au lieu est le recours de celui qui fréquente les non-lieux »329. Une étude menée en 2005330 sur les recours à un service d’urgence d’un hôpital psychiatrique rendait ainsi compte de la fréquentation chronique331 des urgences de la part de certains patients qui, perdus dans la précarité des non-lieux de leur errance sociale ou psychique, éprouvaient la nécessité de retrouver ponctuellement quelques repères dans le cadre familier du service d’urgence qui fait office, pour eux, de lieu anthropologique. Le plus souvent sans être hospitalisés, ces patients psychotiques chroniques viennent boire un café et échanger quelques phrases avec un psychiatre ou un infirmier le temps d’exprimer un désir de lien et d’éprouver la possibilité d’une reconnaissance sociale. Ils investissent toute l’ambivalence des urgences : à la fois lieu de passage qui en fait un non-lieu et temps d’arrêt dans l’errance qui rend possible une reconnaissance sociale, lieu dans lequel le patient finit par avoir une histoire et qui en fait un lieu anthropologique332.

Michel de Certeau avait déjà forgé la notion de non-lieu, en renvoyant le lieu à la notion de stabilité (« une configuration instantanée de position »333) et le non-lieu à l’espace que l’on traverse sans lui donner de signification (quand le lieu est « mué en passage »334). Chez de Certeau, la thématique du passage semble connotée de manière moins négative que chez Augé. En effet, la marche, pratique singulière de l’espace, est comparée à l’énonciation et donc à une forme de créativité : « L’acte de marcher est au système urbain ce que l’énonciation est à la langue »335. Cette formule est en mesure d’enrichir notre approche topologique de l’accueil d’urgence en psychiatrie où il se noue, en effet, un rapport entre énonciation et espace.

L’enjeu de l’accueil de la détresse psychique est, pour le sujet en crise, de transformer l’aspect de non-lieu du service d’urgence en un lieu où il est possible de se retrouver, en un point de repère à partir duquel retrouver la bonne direction, un point à partir duquel dessiner un parcours. Dans un premier temps, au moment de la crise, le sujet en détresse trouve dans le chaos apparent des urgences une possibilité de s’identifier, de projeter sa souffrance. La prise en charge consiste alors à mettre des repères dans cet espace, à le transformer en lieu signifiant. En donnant la parole au patient, le psychiatre l’invite à donner sa version de l’urgence : vous savez où vous êtes ? racontez-moi ce qui vous amène aux urgences ? : telles sont les phrases qui inaugurent toujours la prise de contact des psychiatres avec leur patients, en invitant à une énonciation singulière sur un lieu dont on ne donne pas de définition a priori, sauf qu’il est un espace du collectif. A la manière du marcheur de Michel de Certeau qui donne sa version singulière de la ville en y déambulant au hasard et en produisant du même coup un discours singulier (parfois insu) sur cet espace déjà organisé par les urbanistes, le patient des urgences, transitant dans le service à travers différents lieux de communication et rencontrant différents interlocuteurs mis à sa disposition par le collectif, construit la spécificité de sa demande envers l’hôpital : énonciation singulière à destination d’une institution qui préfigure le sens de son parcours de soin ou de son parcours social à la sortie du service d’urgence.

Notes
323.

AUGÉ, Marc. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Seuil, 1992. Coll. « La librairie du XXIe siècle ».

324.

DE CERTEAU, Michel. L'invention du quotidien. Tome 1, Arts de faire [1990]. Gallimard, 2004. Coll. « Folio/Esais ».

325.

Augé, p.68

326.

Ibid., p.100

327.

Ibid., p.119

328.

La dimension anthropologique de la relation thérapeutique est développée dans le chapitre suivant, à l’aide du concept d’efficacité symbolique de Lévi-Strauss.

329.

Augé, op.cit., p.134.

330.

THOMAS Jérôme et al. « Un service d'urgence en psychiatrie : quelle interface pour l'accès aux soins ? Etude statistique de l'activité d'un service d'urgence de 1999 à 2003 ». In L'information psychiatrique. Septembre 2006, vol 82, n°7. Pages 581-587.

331.

C’est-à-dire ayant des recours répétés aux urgences, plusieurs fois par an : on est bien dans la figure du retour comme recours évoquée par Augé.

332.

Cf. observation 14 et fragment clinique 3.

333.

L’invention du quotidien, op.cit., p.173

334.

Ibid., p.156

335.

Ibid., p.148