III. Les lieux de communication dans l’urgence psychiatrique : l’élaboration d’une topologie à partir d’une topographie communicationnelle du service.

Il nous faut ici rassembler de manière synthétique plusieurs éléments évoqués depuis le début de cette thèse pour engager la description et l’articulation de ce que nous avons nommé les « lieux de communication » de l’urgence psychiatrique. Suite à des constats issus de notre expérience de terrain et après quelques élaborations théoriques, nous pensons pouvoir affirmer que :

Partant de ces considérations qui donnent de l’importance aux dimensions communicationnelle et spatiale de la psychiatrie d’urgence, nous proposons donc d’élaborer maintenant une topographie communicationnelle 336 du service. Cette topographie, grille de lecture, parmi d’autres, de notre objet de recherche, consiste à distinguer des lieux dans l’espace du service d’urgence à partir des faits de communication qui s’y déroulent. Plus exactement, c’est le critère de la communication qui nous permettra de désigner certains lieux puisque des lieux seront définis par l’absence de communication dans l’espace qu’ils recouvrent, désignent. Notons que cette opération qui consiste à fragmenter un espace en unité signifiante plus petite (en lieux) est bien une démarche topologique.

Une fois cette topographie dressée, nous montrerons comment le sujet en crise psychique, en se déplaçant, linéairement ou par oscillation dans l’espace ainsi constitué, parvient à reconstruire la médiation qui s’était rompue et avait suscité le recours aux urgences psychiatriques. Précisons enfin que la structuration de l’espace du service d’urgence que nous proposons ne correspond pas nécessairement à celle qui est opérée par l’institution elle-même. Nous nous prémunissons ainsi de faire une analyse de la psychiatrie d’urgence qui s’apparente trop au discours de l’administration hospitalière.

Nous avons construit plusieurs grilles de lecture, mais les unes ne sont pas exclusives des autres : une même portion d’espace peut être concernée par différentes grilles de lecture, sauf que les lieux concernés n’auront pas exactement la même dénomination selon l’une ou l’autre grille. Si nous cherchons à faire varier les grilles de lecture, c’est pour mieux éclairer la compréhension de notre terrain, puisque le « maillage » d’une grille peut laisser des points aveugles que l’autre mettra en revanche en évidence. Le dénominateur commun reste la question de la communication (déclinée parfois à travers celle de l’information ou du sens).

La première grille de lecture de l’espace du service se fonde sur le critère du degré d’élaboration du sens. Bien sûr, c’est un abus de langage de dire cela car, à proprement parler, le sens ne se mesure pas quantitativement. Pourtant, force est de constater qu’entre, d’une part, le moment de la crise où le monde est insensé pour le sujet et où ce même sujet a un comportement insensé pour son entourage ou le collectif et, d’autre part, l’issue de la prise en charge psychiatrique où le sujet a pu situer sa souffrance ou son symptôme dans une interprétation possible, on est déjà passé d’une absence de sens à une activité d’interprétation (qui est supposition de sens). C’est cela que nous voulons signifier quand nous parlons de « degrés d’élaboration du sens ». Selon cette grille, nous pouvons distinguer une série de lieux du service d’urgence à travers lesquels transite et fait étape le sujet et où le sens est de plus en plus élaboré, où il s’édifie de manière de plus en plus consistante. A la chronologie de la prise en charge, correspond une élaboration incrémentale du sens qui suit la ligne du temps qui passe. On voit ici comment se dialectisent temps, espace et sens : tandis que le temps de la prise en charge avance, le patient chemine de lieu en lieu et ce qui ne signifiait rien prend peu à peu des formes interprétables. C’est exactement ce que nous disait plus haut Dina Joubrel quand elle envisageait des temps d’accueil successifs du patient, avec des interlocuteurs différents, dans les lieux différents du service337, pour des élaborations symboliques de la crise de plus en plus précises. Au pavillon N, sans que cela ne soit aussi organisé qu’à Rennes, le même mécanisme se produit : on le constate tout au long de notre journal ethnographique, plus précisément aux observations 2 et 18. En fait, nous distinguons cinq étapes, cinq lieux distincts. Nous les énumérerons dans un ordre qui va du lieu où il y a le moins de sens, à celui où le travail d’interprétation du symptôme et de la souffrance est le plus élaboré :

Le lieu de la crise ne se situe pas, à proprement parler, dans le service d’urgence : il s’agit plutôt du domicile de la personne, de son lieu de travail, de la rue. Un événement s’est produit qui a laissé l’entourage sans possibilité de l’interpréter et cela a justifié le recours aux urgences. Ou alors, le patient éprouve une angoisse sans qu’il puisse en trouver la signification et il vient aux urgences. Dans tous les cas, la communication est en crise : ni le patient, ni son entourage n’ont les mots pour dire ce qui se passe. Dans le service d’urgence, le lieu de la crise, là où la communication est absente, où le sens est suspendu, est le box de contention. Un patient trop agité, violent ou délirant est contenu physiquement ou chimiquement le temps que la crise s’apaise et que les gestes puissent laisser la place à la parole.

Ici, dans ce lieu, le patient s’inscrit administrativement et présente le motif de son recours à un infirmier. L’échange est souvent bref : l’infirmier prend rapidement en note la symptomatologie et indique au patient un délai d’attente avant sa prise en charge. Si le patient n’est ici pas franchement éclairé sur le sens de son symptôme, on lui remet cependant un petit bracelet en carton qui l’identifie, qui lui donne un statut, celui de patient, de malade, de pris en charge. Une première forme de reconnaissance de la souffrance s’établit, ce qui contribue déjà à donner au patient le sens de sa présence aux urgences.

Nous avons déjà évoqué assez longuement la question de l’attente. Ici, l’attente est définie par un lieu, la salle d’attente, où des échanges se produisent, notamment entre patients. Les patients en attente parlent entre eux, les patients en attente parlent avec les patients déjà hospitalisés : l’échange des uns et des autres sur leur expérience de la souffrance et de l’urgence constitue cette fois une première mise en sens du symptôme ou de l’événement qui a suscité le recours. L’expérience du réel de la souffrance est en partie réductible au récit de l’expérience d’un autre patient, ce qui le rend symbolisable et lui donne une dimension sémiotique. La machine à café ou la zone fumeur à l’extérieur du service constituent des lieux importants d’élaboration préalables à la rencontre avec les médecins338. De plus, l’identification avec les patients déjà hospitalisés qui peuvent déambuler dans la zone d’attente permet aux patients pas encore pris en charge de construire une sorte de transfert sur l’institution, c’est-à-dire une perception imaginaire de ce que l’hôpital et ses médecins peuvent lui apporter dans le soulagement et la reconnaissance de sa souffrance.

L’observation 2 montre que même si le patient présente des troubles psychiatriques, il est d’abord vu par un médecin somaticien (sauf en cas de trouble à l’ordre public). C’est important car une rencontre directe avec la psychiatrie peut parfois effrayer et il est parfois plus simple pour le patient d’exprimer dans un premier temps un symptôme, par voies détournées, à partir de ce qu’il produit dans le corps. Le lieu de la rencontre avec le somaticien se fait au chevet du lit du patient. Contrairement à la psychiatrie, dans la médecine générale, le médecin tente souvent d’expliquer son symptôme au patient (même s’il le fait souvent dans un jargon non adapté). Ainsi, dans le lieu de l’entretien avec le médecin, le patient a pu élaborer une expression un peu étoffé de son symptôme tout en obtenant une réponse sur celui-ci, une interprétation qui lui vient d’un autre, le médecin.

Nous avons plus haut expliqué, dans nos propos sur la temporalité, en quoi consistaient les étapes de la prise en charge psychiatrique. Faisons ici une remarque supplémentaire : selon notre critère de l’élaboration du sens, la rencontre dans les lieux des entretiens psychiatriques marque un point d’acmé puisque ce n’est plus seulement le médecin qui fournit une interprétation du trouble, mais le patient lui-même qui essaie de construire, a posteriori, le sens de la crise qui l’a submergé. Aussi, suite à cette rencontre, le patient part avec une orientation vers un lieu de soin (hôpital psychiatrique, CMP, psychiatre libéral, etc…). Or, qu’est-ce qu’une orientation sinon l’indication d’un sens ?

On le voit, à part pour le lieu de la crise, tous ces lieux peuvent être qualifiés de lieux de communication. Le lieu de la crise se formule quant à lui en creux selon le critère de la communication, comme absence de communication. A mesure que la prise en charge du patient progresse, l’échange communicationnel devient plus central dans le soin. Au départ, l’échange sert à retirer des informations sur le patient, puis les échanges sont informels, puis le symptôme s’exprime à un médecin somaticien supposé savoir, puis, lors de la rencontre avec le psychiatre, l’échange, la relation thérapeutique en tant qu’elle se structure par la communication, devient le soin lui-même puisque l’outil thérapeutique du psychiatre est la parole (le travail à partir de la parole du patient). Notons aussi que de la même manière que le patient faisait un usage des temporalités offertes par l’institution, il fait un usage spécifique des lieux mis à disposition par celle-ci en y déployant des formes de communication différenciées qui sont autant de moyens de faire émerger du sens autour de ce qui n’en avait pas au moment de la crise psychique.

Notre deuxième grille de lecture est celle qui distingue les lieux du service d’urgence en fonction du type de communication qui d’y déroule, à savoir soit une communication intersubjective, soit une communication que nous avons qualifiée de « plurielle ». Nous allons voir que les lieux évoqués précédemment se retrouvent classés d’une autre manière dans cette nouvelle grille de compréhension de l’espace du service d’urgence.

Auparavant, spécifions un peu notre grille. Les lieux de communication intersubjective qualifient tous les lieux où le patient est amené à parler de lui face à un autre sujet. On vient de voir précédemment qu’ils étaient divers et qu’ils ne concernent pas seulement les entretiens médicaux. En fait, les entretiens médicaux sont un peu particuliers car si le patient s’adresse bien à un autre sujet, le médecin représente aussi, d’une certaine manière, l’institution. Ainsi, quand il s’adresse au psychiatre, le sujet cherche à faire reconnaître son désir (ce qui se partage mal dans le collectif) à un autre sujet mais il cherche aussi à faire reconnaître sa souffrance à un représentant du collectif. On observe très bien cela aux urgences où les patients ont deux registres de discours face aux psychiatres : d’une part, le patient fait part de mouvement psychiques intimes (angoisse, difficultés sentimentales, désir de mort, addiction, etc.) et, d’autre part, il peut tenir un discours revendicatif vis-à-vis de l’institution (c’est-à-dire dire vis-à-vis de la société) en évoquant une situation sociale difficile qui pourrait être résolue par le psychiatre et l’hôpital. Ainsi le cas de ce clochard qui dit son angoisse pour des affaires très personnelles (deuil) mais qui « cherche un toit » (fragment clinique 11), ainsi ce patient qui a des désirs de mort, qui présente un tableau un peu paranoïaque et qui présente ses fiches de paye à la psychiatre pour trouver un appartement, comme si l’hôpital était une agence immobilière (observation 3) ! Ainsi cette patiente qui a recours aux urgences pour une tentative de suicide et qui se rend mécontente de l’entretien qu’elle a avec la psychiatre qui serait « comme un juge » (observation 10) montrant bien la part d’identité institutionnelle mise dans le médecin. Les exemples sont nombreux dans notre journal. A côté de ces lieux de communication intersubjective, il y a ce que nous avons nommé les lieux de communication plurielle : ce sont tous ces lieux dans lesquels on parle du patient, où l’on produit une information sur le patient. Dans ces lieux (réunions cliniques, dossier médical informatisé, presse, etc.) un récit est produit autour du patient qui contribue à lui donner une place symbolique dans le collectif.

Lieux de communication intersubjective et lieux de communication plurielle correspondent ainsi à deux types de lieux où se différencient les modalités énonciatives de mise en discours du symptôme et de la détresse.

Lieux de communication intersubjective
(Le sujet est invité à parler de lui)
Lieux de communication plurielle
(On parle du sujet : une information est construite autour du patient)
- lieux de communication informels entre patients : machine à café, zone fumeur, salle d’attente
- entretien avec les infirmiers
- entretien avec les médecins somaticiens
- entretien avec les psychiatres
- D.M.U (interface informatisée où figure le dossier du patient)
- presse locale
- réunions cliniques / « criées »
- rencontre avec les familles
- investigations par téléphone sur le passé thérapeutique et institutionnel du patient

Nous devons commenter ce tableau pour y introduire du mouvement. Si notre première grille distinguait des lieux dans lesquels les patients se déplaçaient de manière linéaire et progressive, ici la dynamique qui articule les lieux entre eux serait plutôt celle de l’oscillation. En fait les modalités de présence du patient dans ces lieux sont à distinguer : dans les uns, le patient y est en tant que sujet énonçant et, dans les autres, il y est en tant que sujet énoncé. Dans les deux cas cependant, il est question de la production d’un récit : dans les lieux de communication intersubjective, le patient tente de se saisir dans un récit qu’il produit sur lui-même (c’est le paradigme de la cure psychothérapique) ; dans les lieux de communication plurielle, un représentant de l’institution construit un récit sur le patient et contribue ainsi à lui offrir une reconnaissance collective, au moins dans l’institution médicale, là où elle avait peut-être été suspendue du fait de la crise psychique (pensons, notamment, aux sujets psychotiques). Comme le montre notre journal ethnographique dans son ensemble, la prise en charge d’urgence consiste en une oscillation, en un va-et-vient, entre ces deux modalités de récits qui contribuent à reconstruire la médiation, c’est-à-dire à élaborer une formule339 (précaire, temporaire : on est dans la fugacité de l’urgence) qui rende compte d’une articulation possible entre l’expression d’une singularité par un sujet et la reconnaissance d’une subjectivité par le collectif.

Ce qui est particulièrement intéressant dans la psychiatrie d’urgence, par rapport à une prise en charge psychothérapique classique, c’est que la formule est élaborée à la fois séparément et conjointement entre le sujet et l’institution. C’est en cela que nous parlons d’oscillation. Si l’on se représente un pendule qui oscille, le bout du pendule est tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Mais cette oscillation, son rythme, son envergure dépend d’un point unique à partir duquel on tient le pendule, point à partir duquel on détermine les positions du bout du pendule. Dans la psychiatrie d’urgence, les lieux où l’on parle du patient et les lieux où il parle de lui ne sont pas les mêmes, mais ce qui se dit dans les uns dépend de ce qui se dit dans les autres. L’observation 2 montre bien comment la prise en charge psychiatrique passe, alternativement, par un recueil de la parole du patient puis par une construction d’information sur le patient à partir de cette parole. Le psychiatre « enquête » ainsi sur le patient (auprès de la famille, auprès d’institutions auxquelles a eu à faire le patient) à partir de ce que celui-ci lui a dit lors du premier contact. Ce qui est ainsi construit comme récit sur le patient incluant sa parole et des informations annexes à son propos constitue un matériel signifiant, à l’usage du psychiatre, pour retourner voir le patient et dialoguer à nouveau avec lui. En somme, la prise en charge d’urgences est constituée de récits entrecroisés. Même mieux : il s’agit d’un même récit qui s’élabore, dans des lieux différents, par oscillation, à la fois par le patient et le médecin, au sujet du patient. Cela se voit de manière très nette dans le dossier médical d’urgence (D.M.U)340 dans lequel on observe des éléments rédigés qui manifestent une forme d’intertextualité entre le « texte » du patient (sa parole est parfois retranscrite à la lettre, au moins au discours indirect libre, voire indirect ou même direct) et celui du psychiatre. La formule de la médiation dont nous parlions plus haut pourrait correspondre à ce « texte » spécifique, écrit à plusieurs mains, entre patient, psychiatre et informateurs annexes (familles, institutions, police, etc.).

Attardons-nous quelques instants encore sur le DMU. Pour des raisons explicitées à l’observation 5, nous n’avons pas pu récupérer les textes rédigés dans le DMU. Cependant, nous avons assisté, à plusieurs reprises, à cette rédaction en train de se faire, dont nous pouvions lire le contenu sans problème. Nous décrivons tout cela aux observations 5, 8 et 18 du journal auquel nous renvoyons pour mieux saisir les considérations suivantes.

Si le DMU est le lieu de construction du récit intertextuel que nous évoquons, il a aussi, à notre avis, d’autres fonctions. Cette interface informatisée constitue d’abord un outil de gestion administrative de l’hôpital qui a, en temps réel, le nombre et le type d’actes effectués. Ensuite, il a une utilité pour la médecine légale puisqu’il permet, par exemple, de contrôler les durées des contentions, de connaître l’heure précise d’un entretien pour un patient gardé à vue ou hospitalisé d’office, etc. Enfin, il constitue une mémoire du service en inscrivant les patients dans l’histoire institutionnelle (quand sont-ils venus ?, pourquoi ?, combien de fois sont-ils revenus ? quel psychiatre avaient-ils rencontré ?; quelle solution avait-on envisagé pour eux lors des recours précédents ?, etc.). De ce point de vue, l’intertextualité du récit de la prise en charge s’enrichit d’une historicisation de la parole du patient (ce qu’il a déjà dit est mis en perspective avec ce qu’il dit lors du nouveau recours) et une historicisation du discours de l’institution sur ce même patient. Ainsi, le DMU a une véritable fonction de médiation en ce qu’il est un outil symbolique qui enserre toute nouvelle crise dans un discours déjà-là. Grâce au DMU, les psychiatres peuvent choisir de voir des patients qu’ils ont déjà vus aux urgences lors de recours précédents, assurant une forme de continuité de la prise en charge, ceci n’est pas négligeable dans la prise en charge de la crise qui, pour prendre sens et s’apaiser, doit d’abord pouvoir se mettre en série avec d’autres événements.

Notons enfin que les psychiatres et les psychologues n’ont pas tout à fait le même usage du DMU. Nous décrivons cela à l’observation 5. Les psychologues ont un récit plus exclusivement clinique que les psychiatres. Ces derniers articulent les considérations cliniques avec des éléments institutionnels, plus politiques, au sens où il est très souvent indiqué la manière dont le patient a construit des liens avec le collectif sous différentes formes (avec le service d’urgence, mais aussi avec d’autres institutions médico-sociales ou sociales). Dans les chapitres suivants, nous approfondirons ces réflexions sur l’articulation entre clinique et politique en nous dotant de concepts supplémentaires issus, notamment, de l’anthropologie (efficacité symbolique, signifiant flottant).

Il y a d’autres lieux que le DMU où se produisent le même type de phénomènes que nous venons de décrire. Il y a notamment les réunions cliniques dans lesquelles on parle des patients pour statuer, à plusieurs, sur leur orientation. Ces réunions intègrent plus ou moins la parole du patient en fonction de qui compose l’assemblée. Moins il y a de psychiatres, moins la parole du patient est intégrée au discours qui le concerne pour décider de son orientation (voir les observations 6 et 20 notamment où nous montrons comment lors de ces réunions le discours des patients n’est pas pris à la lettre mais subverti et raillé par les somaticiens quand ils sont les plus nombreux). La presse locale est aussi un lieu de représentation de ce discours sur les patients : ici, la parole des patients de la psychiatrie n’est jamais prise en compte (voir notre étude de corpus en annexe).

En guise de synthèse sur ce que nous apprend cette lecture de la psychiatrie d’urgence en termes d’oscillation entre lieux de communication intersubjective et plurielle, nous pouvons dire que si l’urgence psychiatrique signale une crise de la communication, la prise en charge d’urgence déclenche sa reprise par des moyens divers et articulés. Pour le patient, comme pour l’institution, il s’agit de replacer le symptôme dans le symbolique : le premier le fait en produisant un récit de sa souffrance à destination de l’autre : il rétablit les conditions du miroir ; la seconde situe la crise dans un récit déjà à sa disposition et/ou qu’elle construit aussi à partir d’informations nouvelles sur le patient. On pourrait dire que le patient se construit une place dans le symbolique tandis que l’institution lui en assigne une. C’est la rencontre entre le désir de lien affirmé par le patient dans l’adresse à l’autre lors de la communication intersubjective et la proposition d’une assignation symbolique dans la communication plurielle produite par l’institution sur le patient que réside la réussite de la prise en charge.

La dernière grille de lecture est celle qui distingue les lieux de l’urgence en fonction de la tripartition lacanienne : réel, symbolique, imaginaire. Le tableau ci-dessous fait écho à celui que nous avons construit pour rendre compte des différentes temporalités de l’urgence. Celui-ci propose une représentation synthétique de nos développements topologiques à travers la tripartition lacanienne qui nous sert à montrer la fonction de médiation de l’urgence.

  Réel (non-lieu) Imaginaire (lieu fantasmé) Symbolique (lieu anthropologique)
Du côté du patient - box de contention (absence de communication) - hôpital comme espace salvateur protégé / décalé de l’espace public
- salle d’attente
- usage des lieux de rencontre comme scène pour théâtraliser la souffrance
- usage des lieux institués par l’hôpital dans le service d’urgence
- lieux de rencontre informels entre patients (machine à café)
- lieux de l’entretien avec le psychiatre
Du côté de l’institution et/ou du soignant - sentiment du chaos dans le service (espace désorganisé et déstructuré) - Cour des Miracles (conception imaginaire de l’espace du service pour refouler ses aspects réel)
- hôpital comme espace autorisant le pouvoir médical (support imaginaire pour les décisions de médecine légale)
- territorialisation de l’espace du service
- Dossier médical informatisé ; lieux de communication plurielle
- lieux de l’entretien avec le patient

Il s’agit d’une autre façon de lire l’espace du service d’urgence. On y retrouve des lieux déjà décrits plus haut, mais ils sont organisés selon une autre logique. Le tableau apporte en fait un croisement des deux grilles précédentes. La dernière colonne représente ce que nous venons de développer sur les lieux de communication intersubjective et plurielle. Il s’agit en effet de lieux qui se caractérisent par le retour du symbolique : les pointillés expriment l’idée qu’il s’agit d’espaces où se rencontrent patients et soignants et où s’entrecroisent leurs paroles et discours. La lecture en ligne, du réel vers le symbolique rend compte de ce que nous affirmions sur l’élaboration progressive du sens. Nous voyons que ce qui apparaît comme lieux réels (c’est-à-dire sans structure ni signification associées) sont différents pour le patient et le soignant. En effet, le réel, c’est ce qui ne se partage pas. Ainsi si le box de contention est un lieu qui a du sens pour le soignant (fonction thérapeutique, sécuritaire), c’est un lieu impossible à faire signifier pour le patient (il y est attaché contre son gré). On constate enfin comment l’hôpital s’institue comme lieu imaginaire à la fois pour le soignant et le patient, mais dans des versions divergentes. Ce tableau sera ultérieurement enrichi, à la suite de la progression théorique de la thèse.

Notes
336.

Nous articulerons ainsi la problématique de la communication à la topologie.

337.

Dina Joubrel tient à dire que dans son service d’accueil des urgences, on entre, on chemine et on en sort sans revenir sur ses pas.

338.

Cela a été montré par deux médecins, François Danet et Corinne Veck, qui ont travaillé au pavillon N. Voir VECK, Corinne. L'Organisation groupale spontanée : étude des rôles et des fonctionnements des liens groupaux inter- et intra-subjectifs au sein d'un service d'urgence de l'hôpital général. Thèse de doctorat : Université Claude Bernard Lyon 1, Juin 2002 et DANET, François. « Fumer n'est pas jouer. Chronique d'une zone fumeur dans un service d'urgence ». In Travailler. Février 2007, n°18. Martin Media. Pages 137-158.

339.

Il s’agit bien d’une formule et non pas de la formule : en psychiatrie, il n’y a pas de soin universel : chaque sujet trouve sa formule, jamais définitive, qui puisse articuler son désir au symbolique. Ce qui est universel, c’est la nécessité de trouver cette formule, pour exister à la fois singulièrement et parmi les autres. La crise psychique signale un silence à l’endroit de cette formule à reformuler sans cesse. Souvent, la crise psychique survient quand le sujet est, précisément, devant une exigence de réécriture de cette formule : par exemple, un deuil ou la perte d’un emploi nécessitera, pour le sujet, de revoir les modalités d’investissement de son désir dans le champ de l’autre (personne aimée) ou des autres (travail).

340.

Il s’agit du dossier médical informatisé du patient qui est complété par tous les soignants à mesure qu’ils rencontrent le patient. Il existe plusieurs moyens de le compléter : en cochant des cases, en rédigeant dans des parties consacrées à cela. On peut ne pas rédiger, mais on ne peut pas ne pas cocher (pour dire qu’on a pratiqué un acte médical, fait une prescription, etc.)