Chapitre 2 : Efficacité symbolique et logiques de soin à l’hôpital : une approche orientée par l’anthropologie

‘« Dans la mesure où le registre du rapport médical à la santé se modifie, où cette sorte de pouvoir généralisé qu’est le pouvoir de la science, donne à tous la possibilité de venir demander au médecin son ticket de bienfait dans un but précis immédiat, nous voyons se dessiner l’originalité d’une dimension que j’appelle la demande. C’est dans le registre du mode de réponse à la demande du malade qu’est la chance de survie de la position proprement médicale »’

Jacques Lacan, in Conférence et débat au Collège de médecine de la Salpêtrière, 1966

Nous souhaitons ici donner une large part à l’anthropologie – notamment à la notion d’efficacité symbolique telle qu’elle a été forgée par Claude Lévi-Strauss341 – parce qu’elle nous semble en mesure d’apporter une contribution supplémentaire et nécessaire à l’interprétation de la psychiatrie d’urgence en sciences de l’information et de la communication. En fait, il va s’agir d’approfondir nos développements sur les aspects symboliques de la psychiatrie d’urgence, alors que, jusqu’ici, c’est avant tout la psychanalyse, articulée à des considérations de sémiotique de l’espace du service d’urgence, qui nous a permis de rendre compte de la relation thérapeutique telle qu’elle s’institue lors de l’accueil de la détresse psychiques aux urgences.

La psychanalyse constitue sans doute le cœur de notre approche théorique de la psychiatrie d’urgence, mais elle montre parfois des limites dès lors qu’il s’agit de considérer l’incidence, sur la relation thérapeutique, des dimensions institutionnelles et politiques de la psychiatrie d’urgence. On a montré que la psychanalyse de Freud et de Lacan ne rejettent pas la question du politique, mais la réduisent au fait que le sujet est divisé par une structure, celle du langage, qui fait référence à l’existence de chacun dans le collectif. Le politique y est ainsi peu entrevu comme l’ensemble des normes qui organisent la sociabilité et l’appartenance, et encore moins sous l’angle du pouvoir politique342. Mais cela est bien compréhensible : Lacan et Freud sont avant tout des cliniciens qui cherchent d’abord, à partir de la situation intersubjective de la cure, à comprendre les logiques singulières, les logiques du cas, avant de s’interroger sur les logiques du politique qui n’interviennent, pour eux, qu’à un second degré dans la vie du sujet343. Le psychanalyste, au fond, ne s’interroge sur le politique qu’à la mesure de ce que cela éclaire de la logique d’un cas dans sa singularité – sur la manière, par exemple, dont un symptôme s’articule sur un signifiant pris dans le social, comme celui de « performance », comme on l’a vu précédemment. De même, la théorie psychanalytique, parce qu’elle appuie ses développements sur la clinique qui se déploie à partir du dispositif du divan, s’interroge peu, dans la théorie, sur les aspects institutionnels du soin344, sur ce que le dispositif institutionnel implique dans le soin. L’hôpital a des spécificités et des contraintes telles qu’on ne peut directement transposer le modèle de la cure analytique sur les entretiens de psychiatrie aux urgences même si l’exercice qui consiste à trouver des similitudes aux deux phénomènes a pu se montrer heuristique dans les pages précédentes de cette thèse.

Mais alors, pourquoi choisir l’anthropologie de la relation médicale345 pour suppléer à cette sorte de manque théorique de la psychanalyse ? D’une part, c’est qu’elle prend en compte les dimensions institutionnelles et politiques du soin. D’autre part, c’est qu’elle est pleinement articulable, pensons-nous, à la théorie psychanalytique. Il s’agit en effet pour nous de garder la cohérence épistémologique de notre propos pour continuer d’articuler, le plus finement possible, ce qui, dans la psychiatrie d’urgence, relève du psychique, de la communication, de l’institution et du politique. Notre propos sera donc double. Il est épistémologique d’abord : nous nous interrogerons sur les conditions d’intégration de la notion d’efficacité symbolique à une approche de la psychiatrie d’urgence en sciences de l’information et de la communication. Il est heuristique ensuite : nous montrerons ce que le concept d’efficacité symbolique éclaire des logiques de soin très différenciées qui s’observent aux urgences de l’hôpital. Nous nous apercevrons du caractère précieux de la notion en ce qu’elle distingue, sans les opposer, les logiques de soin chez les médecins somaticiens et les psychiatres : au final, nous serons ainsi en mesure de penser les services d’urgence comme un lieu de tensions qui actualise des tendances propres à l’hôpital contemporain, partagé entre la promotion d’une médecine qui s’appuierait sur une pensée biomédicale et la nécessité de conserver à la médecine sa dimension proprement anthropologique et communicationnelle, c’est-à-dire sa dimension de médiation en tant qu’elle contribue souvent, aux urgences, au (re)nouage du contrat social.

Avant cela, un mot encore sur le choix de la psychanalyse et de l’anthropologie comme champs théoriques pour l’approche de la psychiatrie d’urgence que nous souhaitons construire. Car, au fond, la sociologie et la science politique ne nous donnent-elles pas aussi des clés précieuses pour entrevoir le rapport entre la clinique et le politique ? L’anthropologie, qui fonde ses développements sur des observations des sociétés traditionnelles, ne nous fournit-elle pas des clés de lecture trop éloignées de notre terrain ? En fait, en expliquant pourquoi nous n’investissons pas la sociologie ni la science politique nous pouvons dire comment nous lisons la question problématique de l’efficacité contenue dans la notion d’efficacité symbolique.

En fondant nos réflexions théoriques sur la psychanalyse et sur l’anthropologie, nous affirmons une posture ferme vis-à-vis de la question des effets de la parole. Cela est très important dans la mesure où le soin, aux urgences psychiatriques, est inauguré et institué par la parole et la communication. Quand nous parlons de l’efficacité symbolique comme d’une logique située au cœur de la relation thérapeutique dans l’urgence psychiatrique, nous en faisons la lecture la plus exigeante possible, c’est-à-dire au plus près du texte de Lévi-Strauss. Quand il parle d’efficacité de la parole et du récit mythique sur la parturiente en souffrance, il désigne une opération strictement symbolique qui consiste à provoquer un effet de symboles sur d’autres symboles à travers une opération de type métaphorique, ou à la manière du mécanisme d’un pendule de Newton. Le chaman propose à la parturiente une métaphore346 de son mal, c’est-à-dire une structure linguistique qui lui permet de réordonner, dans une trame symbolique connue et reconnue, les manifestations de son corps qu’elles percevaient jusque là comme des signes dépourvus de signification.

Ainsi, il ne faut pas se laisser berner par le terme d’efficacité qui est au fond peut-être un peu mal choisi par Lévi-Strauss quant à ce qu’il cherche à désigner. Il ne s’agit pas d’efficacité de la parole au sens où l’entendent les théories des effets directs de la communication ou encore les théories de la performativité du langage. Le recours à l’anthropologie signale ainsi notre place singulière dans les sciences de l’information et de la communication. Pour nous, les processus de communication ne peuvent être interprétés selon des schémas causalistes dans lesquels on considère que telle parole ou tel discours auraient tels effets. Or, c’est parfois une tendance qu’on trouve dans la sociologie ou la science politique attachées au repérage des stratégies de communication ou aux effets du discours dans le réel, sur les individus ou sur les groupes. De telles perspectives théoriques sont vite insatisfaisantes pour comprendre ce qui se joue dans la rencontre entre psychiatres et patients aux urgences. Bien sûr, quand le psychiatre prononce une hospitalisation sous contrainte, nous sommes dans un cas de performatif puisque la parole prononcée et écrite change immédiatement le cours de la vie et le statut du patient. C’est un cas où les mots ont un pouvoir. Cependant, on est bien plus souvent aux urgences psychiatriques dans des cas qui se situent hors du performatif, notamment quand on considère la relation thérapeutique. En effet, il ne suffit pas que le psychiatre parle pour que le patient soit « guéri » immédiatement de son symptôme. Bien souvent, le patient repart avec son symptôme347, mais la rencontre avec le psychiatre a eu un effet apaisant pour le patient puisqu’elle a permis l’élaboration d’un sens. Ce simple constat sur la nature de l’effet thérapeutique, suggère qu’il faille entrevoir un autre rapport, autre que celui de cause à effet, entre parole et soin. L’efficacité symbolique, mise en œuvre par la parole, réintroduit une médiation possible entre le malade et son symptôme, ce qui n’est pas la même chose que de dire que la parole du psychiatre a un effet direct sur le symptôme du malade348.

La notion d’efficacité symbolique nous permet ainsi d’entrevoir l’existence d’effets de la parole hors du performatif, de la stratégie et de l’interactionnisme. Elle permet d’éviter de prêter un pouvoir exorbitant à la parole des psychiatres, ce qui a souvent été le cas dans des études sur la psychiatrie, comme par exemple celles de Goffman349 qui ne correspondent plus à la réalité institutionnelle contemporaine. En ce sens, l’efficacité symbolique désigne peut-être la réponse à ce que nous désignions plus haut comme une spécificité des recours aux urgences hospitalières : l’attente de signification plutôt que celle de l’action médicale. En une formule ramassée peut-être pourrions-nous dire que les recours aux urgences psychiatriques expriment une attente de l’efficacité symbolique.

Au passage, on constatera qu’on fait ici un pas de plus concernant cette question primordiale de l’attente que nous avons déjà traitée dans nos développements sur la temporalité de l’urgence. Ici, l’attente de signification renvoie chez le sujet qui l’exprime à un manque de signification, soit à un désir qu’il soit comblé par l’autre, si l’on suit la logique lacanienne qui dialectise manque et désir. Au fond, le dispositif de l’urgence, qui suscite toujours une attente, est là pour garantir le manque, c’est-à-dire pour inviter le sujet à formuler une demande qui fonde le désir de communiquer susceptible de réinsérer le sujet en crise dans le champ du symbolique et de l’échange. Tant qu’on attend quelque chose de l’institution, tant qu’elle fonde et garantit le manque, elle participe à la construction et à la pérennisation du lien social qui s’appuie, en premier lieu, sur l’échange intersubjectif comme unité minimale et structurante de la sociabilité.

Si la psychanalyse, en tant que pratique, s’inscrit dans cette attente de signification, l’efficacité symbolique, en tant que phénomène, quand elle se produit aux urgences, est aussi réponse à cette demande de signification, mais avec la spécificité, par rapport à la cure analytique, de s’adosser au politique. Il s’agit maintenant de voir à quelles conditions se produit l’efficacité symbolique aux urgences, ce qui implique de continuer à définir la notion, ses conditions d’applicabilité et de la mettre à jour puisqu’elle concerne avant tout, chez Lévi-Strauss, les sociétés dites « traditionnelles » (ce qui nous évitera d’assimiler trop vite médecine contemporaine et magie).

Notes
341.

« L'efficacité symbolique ». In LÉVI-STRAUSS, Claude. Anthropologie structurale [1958]. Chapitre X. Presses Pocket, 1990. Coll. « Agora ». Pages 213-234.

342.

La question de la loi est bien présente dans la théorie et la clinique psychanalytiques mais peut-être manque-t-il une réflexion plus approfondie sur la question de l’identité collective qui n’est pas pensée comme aussi structurante, pour la psychanalyse, que celle de l’identité singulière, fondée sur le désir.

343.

Ou alors, si le politique est pris en compte, c’est au titre de structures immuables qui régissent l’organisation collective comme, par exemple, le complexe d’Œdipe.

344.

Ainsi, alors que les psychanalystes lacaniens de l’Ecole de la Cause Freudienne se sont enthousiasmés de la clinique très articulée au social et au politique menée dans les CPCT (Centre Psychanalytique de Consultation et de Traitement), leur chef de file, Jacques-Alain Miller a souhaité rappeler que la formation des analystes à la clinique analytique devait continuer à s’appuyer sur la « psychanalyse pure ».

345.

En fait, nous allons nous limiter aux théories développées par C. Lévi-Strauss, F. Laplantine et D. le Breton.

346.

On peut d’ores et déjà pressentir l’articulation possible avec la psychanalyse puisque Lacan considère le symptôme comme une solution de compromis, de type métaphorique, pour régler un conflit psychique.

347.

Si la médecine somatique peut, par une action sur le corps, faire disparaître un symptôme, la psychiatrie ne peut le faire dans le temps de l’urgence : un désir mort ou un délire ne s’apaisent pas en un instant. Pourtant, la rencontre avec le psychiatre aura pu permettre au sujet d’entrevoir un sens à l’événement malheureux qui l’affecte.

348.

C’est toute la différence entre la nature des rapports institués par la cause et ceux institués par le sens.

349.

GOFFMAN, Ervin. Asiles. Etude sur la condition des malades mentaux. Minuit, 1968. Coll. « Le sens commun ». Goffman dresse parfois un portrait de la psychiatrie comme toute puissante, ce que la théorie interactionniste permet en effet de montrer. C’est aussi pour nous distancier de ces conceptions que nous nous sommes distanciés de la sociologie, même si nous convenons qu’il est toujours possible de faire un autre usage des concepts du fait même de la réalité différente à laquelle il chercheraient à s’appliquer. Il reste que la fonction attribuée à la parole dans l’interactionnisme ne nous semble pas pouvoir rendre compte de la place qu’elle occupe dans l’accueil de psychiatrie.