2. Au cœur des urgences et de l’efficacité symbolique : l’articulation des ordres biologique, psychique et politique

Si nous avons été autant intéressé par la notion d’efficacité symbolique, c’est parce qu’elle donne une vision de la relation thérapeutique et du soin qui prend en compte, en les embrassant en même temps, les aspects biologiques, psychiques et sociaux de la souffrance. Or, il arrive très souvent aux urgences du pavillon N que les patients présentent des pathologies aux formes multiples qui affectent chacun de ces ordres. En effet, la précarité qui caractérise les patients des urgences s’établit sur plusieurs plans : celui du corps, celui du psychisme et celui de la sociabilité. L’exemple extrême serait celui du clochard décrit par Patrick Declerck dans son ouvrage mémorable, Les Naufragés 364, mais nous en avons aussi dans notre journal. Madame G. (observation 7) fait ainsi partie de ces patientes précaires en tout sens : elle a un pied gonflé qui peut inquiéter sur le plan somatique, elle est toxicomane et elle se clochardise. Le cas d’Hector, évoqué dans le chapitre précédent, entre aussi dans cette catégorie de patients où l’on s’aperçoit que son trouble psychique (paranoïa), qui l’isole socialement, a été présenté aux urgences à partir d’une plainte somatique (maux de l’appareil digestif).

Les exemples sont multiples qui suggèrent qu’aux urgences, les patients viennent témoigner d’une souffrance qui a des résonances sur plusieurs versants. C’est cette observation qui nous amène à penser que les recours aux urgences expriment une attente de l’efficacité symbolique. La suite de notre propos consistera ainsi à se demander si l’hôpital contemporain est mesure d’apporter une réponse à cette attente. Ce constat concerne évidemment les urgences médicales et psychiatriques puisque, dans le cas des urgences chirurgicales, le spectacle du corps blessé fait office de demande. Le patient n’a pas besoin de dire ce qui l’amène, il n’est pas en demeure de devoir justifier son recours. Du sang qui coule appelle automatiquement une opération de suture. Au pavillon N, en revanche, lors de la rencontre avec l’infirmier d’accueil, le patient doit donner une formulation de ses symptômes qui, souvent, sont une énigme pour lui, une source d’angoisse, le témoignage inquiet d’une précarité à plusieurs visages. Il s’agit parfois d’une douleur diffuse qui témoigne d’une souffrance qui va au-delà de la manifestation somatique du symptôme. Ainsi, Hector a mal à l’estomac pour dire qu’il est déprimé et se sent dans l’isolement social. Mme G. présente son entorse comme argument premier de son recours mais cherche une forme d’asile aux urgences, exprime un désir de lien, exige une place dans la sociabilité. Comme dans le cas de la parturiente et du chaman, la prise en charge attendue par le patient est celle qui consistera à donner une réponse et une cohérence, dans un même discours, aux ramifications biologiques, psychiques et sociales de la souffrance :

‘« l’efficacité symbolique consisterait précisément dans cette « propriété inductrice » que posséderaient, les unes par rapport aux autres, des structures formellement homologues pouvant s’édifier, avec des matériaux différents, aux différents étages du vivant : processus organique, psychisme inconscient, pensée réfléchie »365.’

Nous pourrions ici ajouter un quatrième terme à l’énumération de Lévi-Strauss, celui de l’appartenance ou de la sociabilité puisque lui-même évoquait le fait que l’efficacité symbolique consiste aussi en une socialisation ou en une humanisation du trouble en tant qu’il peut s’expliquer par un mythe valable pour tous366.

Au fond, l’efficacité symbolique serait la forme que revêt la relation thérapeutique quand elle permet de rassembler et de mettre en cohérence, par la parole et la communication, les différentes facettes de la souffrance des sujets, à l’opposé de la logique techniciste de la médecine qui cherche, quasiment dans un schéma inverse, à segmenter la souffrance en dysfonctionnements organiques, comme si le sujet humain se réduisait à un corps-automate à « réparer ». Une telle vision revient à oublier que, pour chaque sujet, même son corps, pourtant constitué de chair, a une dimension symbolique. Comme le montre Lacan, depuis le stade du miroir, le sujet humain dispose d’une représentation de son corps comme unité, comme support de son identité. Ainsi, toute affection corporelle, aussi simple que la douleur, interroge l’identité du sujet et son rapport à l’autre. En effet, le regard de l’autre (une autre version du miroir) constitue mon corps en tant que support de mon identité que je lui donne à voir. Dans la rencontre au hasard dans l’espace public, c’est bien mon corps qui constitue, pour l’autre, le premier support de mon identité. C’est ainsi que si la souffrance a une dimension intime, impartageable, elle a toujours aussi une dimension sociale voire politique. Quand je souffre d’une rage de dents, je n’ai pas les mots pour dire ma douleur, je suis contraint de gémir, crier ou me taire. Je vis une expérience réelle. Mais, dans le même temps, je ne peux m’empêcher de penser que ceux qui ne vivent pas ma douleur sont les plus heureux des hommes et qu’ils l’ignorent. Cet exemple trivial indique bien comment le lien social est interrogé dans la douleur, sans doute parce que cette douleur, cette chair qui se rebelle, vient faire un trou dans la gangue symbolique qui m’a été originellement donné par l’Autre, qui organise la perception de mon corps et que je dois maintenant reconfigurer pour intégrer cette manifestation réelle inquiétante, angoissante. Aux urgences, les demandes dites « poly-pathologiques », comme celles que nous avons évoquées, sont traversées par cette inquiétude globale : c’est en cela qu’il nous semble que l’efficacité symbolique est en mesure d’être la réponse adéquate. Les psychiatres semblent parfois les seuls soignants à même de mettre cette réponse en œuvre en acceptant une lecture multifocale du symptôme. Notons que les psychiatres ont cette particularité d’avoir été formés, dans leur cursus, à la fois à la médecine somatique et à la clinique psychiatrique. Au fond, leur parcours les amène à opérer une synthèse entre logique biomédicale et logique psychopathologique dans la construction de leur regard clinique. La synthèse peut alors avoir plusieurs visages. Quand la logique biomédicale l’a « emporté », la psychiatrie prend le visage de la neurobiologie : le symptôme psychique est appréhendé comme un dysfonctionnement neuronal. Quand c’est la logique psychopathologique qui l’a « emporté », la psychiatrie prend un autre visage, elle est susceptible de mettre en œuvre l’efficacité symbolique en percevant des correspondances psychiques aux événements du corps (psychosomatique).

David Le Breton, dans son approche anthropologique de la douleur, montre bien cette double dimension à la fois intime et sociale de la douleur. Au fond, « douleur » est un terme qui qualifie assez bien les recours aux urgences en ce qu’il peut désigner un affect qui concerne le corps ou le psychisme et, surtout, parce qu’il est assez flottant, flou, et que les urgences hospitalières ont précisément pour fonction institutionnelle de recevoir les demandes dites « non-programmées », c’est-à-dire celle qui nécessitent une interprétation ou un décryptage avant d’être orientées vers les services de spécialités. Ce qui amène un patient aux urgences médicales et psychiatriques, c’est la douleur, une douleur, qui n’est pas supportable parce qu’elle fait souffrir et/ou angoisse. On sort du service d’urgence dès lors que la douleur a disparu pour laisser place à la nomination précise d’un symptôme. Or, c’est ce passage entre douleur et nomination que nous nous proposons d’observer ici. C’est en effet dans ce chemin que trouve à s’intercaler, ou pas, l’efficacité symbolique qui fera que la nomination du symptôme aura eu un effet de soulagement pour le patient – comme quand le chaman dit le mythe, nomme la douleur par le mythe – et ne sera pas seulement une objectivation de la souffrance à l’unique usage de l’institution hospitalière pour tarifer un acte ou décider d’une orientation vers tel ou tel service.

Le Breton explique bien que certains patients entrent en conflit avec les médecins quand ceux-ci se refusent à reconnaître leur douleur et s’occupent seulement à nommer la maladie pour eux-mêmes, comme si le patient n’était pas concerné :

‘« Dans l’expérience médicale, le patient est parfois le gêneur qui empêche le tranquille tête-à-tête avec la maladie ou la lésion. (…) Le monopole médical de dire la vérité ou l’illusion du mal est un motif de conflit avec le malade sidéré de l’indifférence du praticien envers son ressenti et de la mise en doute de sa parole »367.’

La revendication du patient relatée par Le Breton nous semble être ce que nous avons perçu de l’attente de l’efficacité symbolique aux urgences : le patient cherche à être inclus, lors de l’accueil de sa souffrance, dans le système symbolique du médecin. Le patient attend de partager des références communes avec celui-ci. En effet, selon ce que nous montre l’efficacité symbolique, c’est ce partage qui peut permettre au patient de faire reconnaître sa souffrance, plutôt qu’il continue à se sentir isolé dans l’expérience du présent de celle-ci. Dans le chamanisme, la parturiente et le chaman partagent une représentation commune du corps et de la maladie, ce qui n’est pas le cas dans l’exemple de l’auscultation silencieuse mise en œuvre par la médecine contemporaine. Aussi, ce que dit Le Breton, c’est qu’il y a dans la demande au médecin toujours un au-delà du symptôme qui problématise ce symptôme psychiquement et politiquement (en ce qu’il est une interrogation du contrat social, le signe d’un mal-être dans le collectif). C’est ainsi que l’auteur précise sa pensée : « La douleur communique une information, non seulement sur l’état physique ou moral de l’individu, mais aussi sur l’état de ses relations avec les autres, et surtout avec les autres intériorisés à la manière d’une histoire enfouie »368. Il nous semble trouver dans ces mots une métaphore assez juste de ce qui peut désigner les recours aux urgences médicales et psychiatriques. Le Breton pointe bien les trois dimensions de la prise en charge : somatique, psychique et politique. Son propos a aussi le mérite d’inscrire la relation thérapeutique dans la communication en faisant de la douleur une information qui s’interprète sur plusieurs plans, ce qui continue d’inscrire nos élaborations théoriques dans le champ des SIC : tenter de repérer les moments où se produit l’efficacité symbolique dans la relation thérapeutique, c’est nécessairement envisager le soin en termes de communication ; c’est accepter que le soin s’effectue dans et par la communication. C’est encore ce que nous confirme Le Breton : « Toute douleur engage une mise en cause du rapport au monde de l’individu. (…) Jamais purement physiologique, elle relève d’une symbolique. Elle est éprouvée et évaluée, intégrée en termes de signification et de valeur »369. Cela témoigne de la possibilité d’une rencontre heureuse entre sémiotique et anthropologie sur laquelle nous reviendrons plus loin car elle fait une des spécificités de notre thèse qui, cherchant à observer la place du sens et de la communication dans la relation soignante aux urgences, se propose de dévoiler les tensions qui traversent l’hôpital contemporain en montrant que les orientations cliniques sont aussi des choix politiques.

Notes
364.

DECLERCK, Patrick. Les naufragés, avec les clochards de Paris [2001]. Pocket, 2006. Coll. « Terre Humaine Poche ».

365.

LEVI-STRAUSS, Claude, « L’efficacité Symbolique », op. cit.

366.

L’accouchement difficile n’est que la manifestation du combat entre des esprits qui appartiennent aux représentations du monde de la société à laquelle appartient la parturiente.

367.

LE BRETON, David. Anthropologie de la douleur. Paris : Métailié, 1995, p.53

368.

Ibid., p.55

369.

Ibid., p.13-14