3. Les conditions d’applicabilité de l’efficacité symbolique : comprendre le retour incessant des patients aux urgences comme des cas d’échec ou d’attente de l’efficacité symbolique

Jusqu’ici, nous avons montré qu’il était possible de produire des analogies entre le modèle de la cure chamanique et les formes que peuvent prendre la relation thérapeutique ou les demandes aux urgences. Nous avons fait l’hypothèse selon laquelle la psychiatrie d’urgence tend, sans s’y identifier complètement, vers un modèle clinique proche du chamanisme. En cela, le soin psychiatrique, aux urgences, consiste, en partie, à mettre en œuvre l’efficacité symbolique ou, en tous cas, une forme d’efficacité symbolique. Les demandes, quant à elles, sont, en partie, des cas d’attente de l’efficacité symbolique.

Les termes que nous avons soulignés sont là pour indiquer que la psychiatrie d’urgence tend asymptotiquement vers le modèle de la cure chamanique, sans jamais s’y réduire. Ainsi, pour filer la métaphore de la courbe asymptotique, disons que toutes les situations d’urgence ne se ressemblent pas et que, par conséquent, certaines situations permettent la mise en œuvre de l’efficacité symbolique tandis que d’autres ne l’autorisent pas et qu’encore d’autres n’y parviennent que partiellement. C’est que, comme toute notion d’efficacité, la notion d’efficacité symbolique est soumise à des conditions d’applicabilité, de fonctionnement. Elle ne « réussit » pas à tous les coups, précisément parce qu’elle s’institue dans le champ du symbolique, du sens, et pas de la cause370. Plusieurs facteurs, de plusieurs ordres, interviennent ainsi pour concourir à une possible mise en œuvre de l’efficacité symbolique.

En réfléchissant aux conditions d’applicabilité de la notion d’efficacité symbolique, nous souhaitons montrer quel usage nous souhaitons en faire. L’usage abusif et simpliste de la notion serait de se contenter d’une identification totale de notre phénomène avec celui expliqué par Lévi-Strauss. En fait, c’est la parenté du chamanisme avec la psychiatrie d’urgence et, en même temps, l’irréductibilité de l’un à l’autre, qui nous permettent d’entrevoir l’usage heuristique qu’on peut faire de l’efficacité symbolique. La notion doit nous servir d’instrument de mesure, en quelque sorte. Quand, dans notre expérience ethnographique de l’urgence, nous sommes-nous approché d’un cas d’efficacité symbolique ? Pourquoi ? Pourquoi, lors de cet entretien-là, l’efficacité symbolique n’a-t-elle pu être que partiellement mise en œuvre ? Quelle forme clinique a-t-elle été privilégiée, dans cette situation-là, pour s’éloigner d’une possibilité de mettre en œuvre l’efficacité symbolique ? Ces questions, en faisant de l’efficacité symbolique un horizon à atteindre, en quelque sorte, permettent de mesurer en quoi le soin a correspondu, suivant les cas, à la mise en œuvre d’une médiation et/ou d’un acte technique. Il y a en effet des situations, aux urgences, où tout le soin est la relation thérapeutique (en tant que relation de communication), d’autres où tout le soin est un acte technique et d’autres encore, sans doute les plus nombreuses, où le geste technique s’accompagne, simultanément ou de manière séquencée, de la construction d’une relation médecin/patient qui contribue, en elle-même, à l’allégement de la souffrance du patient. Ainsi, notre usage de la notion d’efficacité symbolique est d’abord méthodologique puisqu’elle est une des grilles de lecture, parmi d’autres, avec lesquelles nous souhaitons revenir sur notre expérience ethnographique pour l’analyser. Cette notion, à terme, nous permettra de penser la ligne de partage entre deux logiques d’accueil de la détresse à l’hôpital, qui privilégient l’une l’efficacité technique, l’autre l’efficacité symbolique. Essayons, pour l’instant, d’énoncer les conditions d’applicabilité de la notion d’efficacité symbolique en règle générale et, en particulier, au cas de l’urgence médicale et psychiatrique telle que nous en avons fait l’expérience.

Le cas de la parturiente nous enseigne que l’efficacité symbolique fonctionne dans des conditions très précises que l’on ne peut retrouver que partiellement dans l’accueil des situations d’urgence à l’hôpital.

Mais avant d’observer ces conditions, nous devons formuler une remarque importante sans quoi nous courons le risque que tomber dans un piège théorique : à vouloir chercher des formes d’efficacité symbolique dans l’urgence, nous n’affirmons pas que la médecine moderne ne serait qu’une forme de magie. Cela reviendrait à appliquer une notion sans prendre en compte le terrain spécifique – les sociétés traditionnelles – dans lequel elle a été élaborée. Notre logique est de retrouver, pourquoi pas, des traits de la magie, mais sûrement pas de dire que l’urgence psychiatrique est un cas de magie. C’est même le constat de la nécessité de mettre à jour la notion d’efficacité symbolique qui nous permettra de produire des interprétations intéressantes. Ainsi, si l’on peut dire aisément, en s’appuyant sur l’anthropologie médicale, que toute affection somatique a des résonances dans le psychisme et l’existence sociale du sujet, cela n’autorise pas à dire, en interprétant hâtivement cette proposition, que le soin doive s’effectuer seulement dans le registre symbolique. On oublierait la dualité du corps fait de matière, de chair, de pulsions et de symboles (puisqu’il est, aussi, une image, une représentation de soi). Ainsi, dans la perspective où tout ne serait que symbole, le médecin ne traiterait qu’une partie de la souffrance, c’est-à-dire ce qui « fait trou » dans le sens, pour le sujet, à partir de la manifestation inconnue qui se produit dans son corps. Une telle proposition pourrait aboutir à affirmer, en la lisant à l’envers, que toutes les affections sont psychosomatiques ou que tous les patients sont des malades imaginaires. Il y a pourtant des maladies qui viennent agresser l’organisme de l’extérieur (microbes, virus, etc.), ou qui sont endogènes mais physiologiques (cancer), qui mettent le malade en danger de mort et pour lesquelles la biomédecine est la plus adaptée, même si l’élaboration de la signification de son mal par le patient, à l’aide du médecin, est essentielle. On comprend à travers cet exemple combien la notion d’efficacité symbolique est donc à manier avec précaution, la première étant de comprendre quel type de souffrance elle tend à faire disparaître, et dans quel contexte précis.

Avant d’énumérer les conditions d’applicabilité de l’efficacité symbolique, apportons encore une précision à notre démarche méthodologique. On pourrait se dire : à quoi bon s’intéresser à l’efficacité symbolique, qui problématise tant le rapport du sujet humain à son corps, alors que l’urgence psychiatrique renvoie au psychisme ? D’abord, on l’a vu, l’efficacité symbolique s’intéresse au corps, mais en tant que ce qui arrive à ce corps est passé au tamis de l’interprétation : dans le discours de l’institution, dans les élaborations psychiques du sujet. Ensuite, la psychanalyse nous enseigne que le corps est toujours présent dans le psychisme, même si c’est en tant que place vide, ce que Lacan appelle le réel. Les formations de l’inconscient sont des manières de traiter le fait que le langage a produit, dès notre naissance, une morsure sur le corps. Le langage est ce qui nous sépare de l’objet, ce qui introduit une distance, une incomplétude, une impossibilité à être satisfait par l’objet : c’est, sous forme paradigmatique pour la psychanalyse, l’appel à la mère qui vient à la place du manque de l’objet sein. Aussi, Lacan nous apprend que l’angoisse est « l’affect qui ne trompe pas » et qui suscite bien des formations psychiques. Le sujet se défend de l’angoisse, qui est un événement de corps « désarrimé » du signifiant371, par des formations substitutives comme la phobie372. Ainsi, le psychisme répond par du symbolique (la peur du cheval comme métaphore de l’angoisse de castration du Petit Hans) à ce qui est de l’ordre de l’affect, donc du corps qui subsiste voilé ou comme trou dans le symbolique. Enfin, notre dernier argument concerne les propriétés de notre terrain qui est un service d’urgence mixte : médicale et psychiatrique, où les problèmes du corps et les problèmes du psychisme sont accueillis, dans le début de la prise en charge, indifféremment, puis de manière enchevêtrée, ce qui fait bien penser à l’enchevêtrement entre corps et psychisme de l’efficacité symbolique.

On peut désormais dire à quoi est susceptible de s’appliquer l’efficacité symbolique et à quelles conditions.

La première condition est sans doute celle qui concerne la nature du symptôme. Selon nos raisonnements précédents, il peut y avoir mise en œuvre de l’efficacité symbolique si le soin s’attache à la guérison d’un symptôme généré par le malade lui-même. C’est ici que l’on rejoint la psychanalyse et c’est aussi dans cette mesure que certains patients des urgences relèvent de ce type de clinique qui se joue dans le transfert avec le médecin, dans la rencontre, la relation instaurée avec celui-ci.

L’efficacité symbolique intervient aussi et est susceptible de fonctionner pour tout ce qui, dans la pathologie, fait figure d’événement réel, de trou dans le sens, pour le sujet. Nous reviendrons sur ce point en analysant la manière dont Augé qualifie la maladie comme « forme élémentaire de l’événement ». Cela concerne spécifiquement les urgences car ce qui justifie le recours à ce type de service, ce n’est pas une connaissance, par le sujet, de la gravité de la pathologie qui l’atteint, mais bien plutôt le fait que le sujet ignore ce qui lui arrive. Le recours aux urgences, pour le patient, s’origine dans un non-sens et un non-savoir. Alors que les médecins attendent que des patients arrivent avec des affections graves, les patients ne sont pas en mesure d’arriver avec un « je sais que c’est grave », mais arrivent cependant toujours avec un « je ne sais pas ce que c’est ». Du fait de ce décalage, les urgentistes ont souvent le sentiment de faire de la « bobologie » : cette dévalorisation des recours des patients signifient que l’attente d’efficacité symbolique des patients n’est pas entendue puisque les soignants sont dans l’attente, de leur côté, de la mise en œuvre d’une médecine technique de pointe qui ne répond évidemment pas dans le champ du sens. Mais même pour un infarctus, pathologie susceptible de déclencher une action soignante technique, le patient est en attente de l’efficacité symbolique tout simplement parce qu’il cherchera à saisir le sens énigmatique de cet événement de corps qui a fait surgir la question de la mort. Un tel événement n’est pas sans reconfigurer la vie du sujet, son rapport au passé, à l’avenir, etc. Tout événement de corps institue une précarité psychique, voire sociale pour certaines pathologies. Les patients attendant aussi de la médecine qu’elle aide à répondre à la demande d’inscription de l’événement malheureux dans un tissu de sens.

Enfin la dernière condition, et pas des moindres, pour que l’efficacité symbolique se réalise, est la nécessité, dans le soin, d’une référence au collectif ou à l’institution qui donne une dimension politique à la clinique. C’est sans doute cet aspect là qui fait le plus défaut à la mise en œuvre de l’efficacité symbolique dans notre société. Cependant, nous pensons que c’est à l’hôpital, et en particulier dans les services d’urgence, que cela est encore possible parce que l’institution, en tant qu’image et représentation, est fort présente dans le soin. Les urgences sont sans doute le lieu de l’hôpital où le politique s’exprime le plus manifestement. D’abord, les urgences sont le lieu de l’hôpital qui donne sur la rue, sur l’espace public, c’est donc souvent un lieu à travers lequel on se représente ce qu’est le soin à l’hôpital. On pourrait dire que les urgences sont la figure de proue ou encore une vitrine de l’hôpital. Ensuite, on le verra dans un chapitre ultérieur, les services d’urgence peuvent être conçus comme une scène de théâtre, de théâtre tragique, où se jouent, du côté des patients, les attentes vis-à-vis de l’institution hospitalière. Les acteurs seraient les médecins et les psychiatres auraient la fonction de coryphées. A travers ces mises en scènes se joue une mythification de l’hôpital ; or, Lévi-Strauss nous disait bien qu’une des conditions de réalisation de l’efficacité symbolique résidait dans cette possibilité du chaman d’être porteur d’un discours mythique sur le social. Enfin, les urgences sont un lieu où la référence au politique est très présente par les décisions de médecine légale qui s’y prennent certes à l’abri dans le bureau du psychiatre, mais qui sont données à voir, en fait, par la présence de représentants d’institutions multiples comme des policiers, des pompiers, des acteurs sociaux.

Ainsi, pour que l’efficacité symbolique fonctionne, il faut que soient réunies ces trois conditions : une forme de symptôme, une forme de clinique, et une référence au politique dans la clinique. Aux urgences, notamment dans l’intervention psychiatrique, ces conditions peuvent être réunies, pourtant, on observe de nombreux cas d’échecs373 – ou plutôt d’absence de mise en œuvre – de l’efficacité symbolique. Comment les expliquer ? Quelles conclusions tirer de ce constat pour mieux comprendre ce qui se déploie en termes de communication et en termes politiques dans la psychiatrie d’urgence ?

David Le Breton propose une première explication au fait que l’efficacité symbolique trouve de moins en moins, dans notre société, la possibilité de s’inscrire dans le soin. C’est au titre de ce mouvement d’évaporation que nous avons fait référence aux travaux de Lévi-Strauss dans cette thèse. En discutant, à partir de maintenant, de l’absence ou de la rareté de l’efficacité symbolique dans le soin, nous pourrons construire une analyse critique, à la fois communicationnelle et politique, de la psychiatrie d’urgence.

Au fond, David Le Breton souligne que c’est la précarité de la relation du sujet au collectif qui rend aujourd’hui difficile l’intégration du sens et du rapport à l’autre dans le soin. En se référant à ce qui existe dans les sociétés traditionnelles pour les comparer à la nôtre, Le Breton indique que dans celles-là « les conceptions culturelles qui disent la réalité physique de la personne font la même matière de la chair de l’homme et de la chair du monde. Il y a une sorte de porosité de la personne au monde qui l’entoure, contrairement à l’individu occidental, clos dans son sentiment d’identité, bien délimité dans son corps »374. Notre corps ne nous relie plus au monde et, par suite, au social, il est devenu la représentation qui nous en isole, qui nous individualise. De son côté, la médecine contemporaine construit le corps comme une matière expérimentale, comme un objet de recherche segmenté, contribuant à l’exclusion du corps d’un univers de sens partageable par le médecin et le patient de la même manière, même si le médecin dispose d’un savoir supplémentaire. Cela se passe différemment dans le champ de la psychiatrie car si le psychiatre dispose d’un jargon propre à sa discipline, en situation clinique, il s’efforce d’écouter la parole du patient et d’échanger, autant que possible, dans cette langue qui installe, comme le dit si poétiquement Lacan, la possibilité d’une « fraternité discrète »375 entre médecin et patient. Ce n’est qu’au titre de ce sentiment de fraternité, qui est une version du transfert articulé, en quelque sorte, au collectif – au fait qu’on partage quelque chose dans le symbolique – que l’efficacité symbolique trouve à siéger dans le soin aux urgences. Cette forme de lien social entre patient et médecin, qui s’appuie au moins sur l’illusion d’une compréhension mutuelle, donne à la clinique un caractère fondamentalement politique.

Au fond, on pourrait presque faire une lecture de l’état de notre contrat social à travers l’observation de la relation médecin / patient telle qu’elle s’instaure aujourd’hui aux urgences, c’est-à-dire, telle qu’elle s’instaure dans un moment où un sujet fait l’épreuve, de manière cruciale, de sa vulnérabilité et de sa précarité fondamentales. L’expérience de cette précarité renvoie le sujet à l’impérieuse nécessité du lien à l’autre, de la présence de l’autre, à la nécessité du collectif, mais il s’aperçoit d’un manque à cet endroit quand l’attente de reconnaissance, l’attente d’efficacité symbolique, qu’il nourrit à l’égard du médecin se solde par une technicisation du rapport au symptôme qui, fatalement, n’est pas en mesure d’intégrer sa parole. Cette expérience du patient d’être extrait, en tant que sujet parlant, de son symptôme, est un signe inquiétant de notre modernité : comme beaucoup d’autres versions du lien social, le lien thérapeutique est menacé de perdre, précisément, sa dimension sociale et politique au profit d’une dimension technique. Pensons, par exemple, aux usages contemporains du droit ou des nouvelles technologies qui technicisent le lien social au lieu de mettre en œuvre sa dimension politique de construction de l’identité collective376, du sentiment d’appartenance.

Ainsi, aux urgences, les patients arrivent avec un désir de lien qui est parfois, assez souvent, insatisfait. L’envers de ce désir de lien est un manque de sociabilité, la preuve d’un défaut dans le contrat social, en quelque sorte. C’est en cela que nous estimons que les urgences médicales et psychiatrique sont une sorte de laboratoire politique : dans un recours aux urgences, il y a urgence à redonner au sujet une place dans le collectif ou alors, autre façon de considérer le problème, tout aussi politique, il y a urgence à réélaborer une formule du contrat social qui ne convient plus à tous ces sujets qui affluent de plus en plus massivement aux urgences. Il faut élaborer une nouvelle formule du contrat social pour que ces sujets précaires refassent l’expérience du sentiment d’appartenance.

C’est donc à partir de la question de l’efficacité symbolique que nous voudrions alimenter la validité de cette hypothèse. En effet, si, dans le cas de la parturiente, l’efficacité symbolique fonctionne, c’est qu’est vérifiée la condition selon laquelle le mythe prononcé par le chaman doit valoir pour le collectif et pour le sujet en détresse. Si des sujets reviennent de manière incessante aux urgences, avec un symptôme qui se déplace dans ses manifestations mais reste constant dans son contenu latent – qui est un désir de reconnaissance, une attente de signification du malheur –, c’est que le discours que leur propose l’institution pour leur donner une place, une réponse symbolique – en leur octroyant le statut de malade, par exemple – n’est pas susceptible de fournir des signifiants assez pertinents pour garantir l’expérience du sentiment d’appartenance. Lévi-Strauss nous dit que « dans la cure chamanique, le médecin fournit le mythe, et la malade accomplit les opérations ». Disons que parfois, aux urgences, les médecins fournissent un mythe (celui de la médecine scientifique, par exemple) qui ne permet pas aux patients d’accomplir les opérations signifiantes nécessaires pour se loger dans ce discours. Il n’y a pas d’équivalent possible entre l’énoncé scientifique d’une pathologie et l’expérience réelle du patient. Le patient et le médecin ne partagent pas la même langue. Ainsi, lors des recours aux urgences, les patients viennent interroger la langue de l’institution comme non susceptible de porter des significations. En cela, ils ont une exigence de reformulation du contrat social : il est en effet impossible que l’institution, censée porter une représentation pérenne du collectif, ne délivre pas un langage susceptible de construire la sociabilité. C’est en cela que nous disons que les services d’urgence sont un laboratoire politique, un lieu de contestation politique dont la manifestation passe par des symptômes qui font énigme pour l’institution dont on attend qu’elle les dénoue. A l’inverse du modèle chamanique, l’urgence hospitalière est aujourd’hui à la peine quand il s’agit de socialiser les troubles. Nous verrons plus bas, à travers quelques exemples de notre expérience ethnographique, comment la psychiatrie aux urgences parvient, justement, à relever le défi de la socialisation du trouble. Cette réflexion sur le langage de l’institution articulé au politique fait de l’urgence psychiatrique un objet précieux pour les sciences de l’information et de la communication.

Il y a une dernière condition au fonctionnement de l’efficacité symbolique dont nous n’avons pas parlé, c’est la liberté du sujet. Cela est important à évoquer dans la mesure où, aux urgences, il existe beaucoup de recours qui ne sont pas volontaires. L’efficacité symbolique aura d’autant plus de difficulté à se mettre en œuvre si le patient ne s’estime pas souffrant ni malade. Cela arrive souvent dans les cas de crise psychotiques – dont le cas de Monsieur C. est un exemple – où le patient est amené de force aux urgences. Le patient ne comprend pas pourquoi on l’amène à l’hôpital et se refuse à parler à un médecin. Le transfert sur le médecin et sur l’institution, dont nous avons parlé comme une condition sine qua non de mise en œuvre de l’efficacité symbolique, ne se réalise pas. Dans ces cas extrêmes d’impossibilité d’approche du symptôme par l’instauration de la relation thérapeutique, le soin, même pour la psychiatrie, s’extrait du symbolique pour s’appuyer sur des moyens réels mis à disposition que sont, d’une part la contention physique du patient et, d’autre part, les décisions de médecine légale (hospitalisation sous contrainte). Ainsi, pour poursuivre nos réflexions politiques sur la psychiatrie d’urgence, on peut dire que quand la psychiatrie met en œuvre un soin réel et non plus symbolique, elle rend compte du lieu où se situent la limite extrême de la sociabilité. Le contrat social n’est plus simplement heurté, appelé à se redéfinir ; le service d’urgence psychiatrique n’est plus un laboratoire politique où s’élaborent, pour les patients, des manières d’articuler leur désir de lien, leur manque de sociabilité, à des possibilités institutionnelles, même de manière précaire. Dans les cas extrêmes que nous évoquons, le sujet psychotique en crise incarne l’altérité absolue. Il met en œuvre un questionnement si violent de la norme sociale en termes de comportement et de discours que même le spécialiste de l’accueil du non-sens qu’est le psychiatre est contraint à la mise à l’écart de ce sujet pour, sans doute, que, lui-même, puisse préserver son identité, sa place et sa fonction dans le collectif.

Rassurons-nous cependant suite à ce tableau car la psychiatrie a largement changé de visage ces quarante dernières années. Ces fous qui ne sont pas en mesure d’avoir un moindre rapport à l’institution ni d’inventer un lien possible au psychiatre sont en fait peu nombreux. Il n’est pas rare qu’on puisse entendre un désir de lien dans le discours du fou aux urgences et que, d’une certaine manière, l’efficacité symbolique fonctionne. L’époque où le fou était enfermé à vie en hôpital psychiatrique ou totalement errant dans l’espace public est en effet sans doute révolue. La politique de sectorisation psychiatrique qui a permis de déplacer le soin psychiatrique dans la ville, au plus près de la vie quotidienne des patients, a sans doute contribué à donner aux patients à la fois plus de confiance dans l’institution – considérée comme moins punitive et autoritaire – et, en même temps, une meilleure connaissance de leur pathologie. Ces deux éléments – transfert sur l’institution et connaissance du symptôme comme production singulière – contribuent à rendre possible l’efficacité symbolique, soit un soin qui puisse avoir ses effets par la relation thérapeutique au-delà de la médication souvent nécessaire.

En fait, le discours et le comportement du fou s’avèrent souvent inacceptables pour la société lors d’une décompensation psychotique inaugurale, quand le sujet n’est connu d’aucun service de psychiatrie et ne connaît pas sa pathologie. Dans beaucoup d’autres cas, des patients psychotiques, sentant l’imminence d’une crise, recourent aux urgences pour trouver une voie d’hospitalisation rapide qui est une demande volontaire, une demande d’asile en quelque sorte, qui survient avant qu’ils aient à faire l’épreuve de l’exclusion dans ses modalités réelles et violentes (qui, dans ces rares occasions, peut rappeler les descriptions foucaldiennes ou goffmaniennes de l’usage punitif de la psychiatrie).

Nous avons rencontré peu de psychotiques en crise au pavillon N, mais nous avons pu constater comment, si le psychiatre sait l’écouter, le discours du fou exprime aussi parfois un désir de lien, même si le sujet a été emmené de forces aux urgences. Le cas de l’observation 1 est sans doute le plus intéressant de ce point de vue. Albert377, en garde à vue, est amené au pavillon N par la police qui souhaite avoir un avis psychiatrique concernant ce sujet (le commissaire le soupçonne de « jouer au fou »). Alors qu’il est très agité avec les policiers, Albert se détend dès que le psychiatre demande qu’on lui enlève les menottes. En revêtant ainsi le statut de patient, Albert s’allonge sur son lit, ce qu’il refusait de faire auparavant et adresse quelques mots au psychiatre. Sa parole est hors-sens mais Albert y glisse deux signifiants qu’il répète avec récurrence : le psychiatre y entend le nom d’un service d’un hôpital psychiatrique lyonnais et le nom d’un médecin qui travaille dans ce service ! Le psychiatre donne alors une valeur de demande à ces propos insensés : il socialise le trouble du patient en l’intégrant dans le tissu institutionnel capable de l’accueillir. Une correspondance, qui apaise d’emblée le patient, est établie entre sa parole et le discours construit par l’hôpital psychiatrique qui nomme, avec des noms de fleur, pour le cas présent, ses unités de soin. Le nom de fleur qu’Albert prononçait sans cesse et qui le faisait passer pour fou, prend place dans un discours qui appartient au social mais qui n’était pas repéré par la police. Albert réintégrera son service de psychiatrie d’où il avait fugué, sans heurt ni violence378, parce qu’une opération symbolique, minime, précaire, a pu avoir lieu entre le psychiatre et lui-même.

Nous renvoyons aussi au cas de Monsieur D. (fragment clinique 3). Ce patient a tout pour susciter son exclusion puisqu’il cumule un profil de délinquant avec une psychose schizophrénique. Il a été amené au service par la police car il trouble l’ordre public et présente un comportement étrange. Encore une fois, le psychiatre que j’accompagne, qui connaît le patient, va prendre au pied de la lettre sa demande. Celui-ci exige de « retrouver [son] Vinatier »379. On voit encore comment le patient, en se saisissant d’un signifiant qui appartient à l’institution, va éviter une hospitalisation trop violente et sera libéré de la police. Il va socialiser son trouble. On découvrira que Monsieur D. est en fugue de l’hôpital où il est hospitalisé sous contrainte. Le fait d’avoir le psychiatre comme interlocuteur pouvant entendre un désir de lien qui dépasse les faits asociaux décrits par la police a pu permettre au patient de formuler une demande pour qu’on lui donne, d’emblée, une place institutionnelle, plutôt que de le renvoyer à l’altérité absolue qu’il semblait manifester.

Notes
370.

Où les mêmes causes produisent les mêmes effets. Dans le champ du sens, c’est la logique de l’interprétation qui est à l’œuvre, où rien n’est jamais assuré.

371.

LACAN, Jacques. Le séminaire. Livre 10, L'angoisse [1962-1963]. Seuil, 2004. Coll. « Champ Freudien » : « [l’affect] est désarrimé, il s’en va à la dérive. On le trouve déplacé, fou, inversé, métabolisé, mais il n’est pas refoulé. Ce qui est refoulé, ce sont les signifiants qui l’amarrent », p.23.

372.

Cela est illustré chez Freud dans le cas du Petit Hans et repris dans « Inhibition, symptôme et angoisse ». In FREUD, Sigmund. Œuvres complètes. Psychanalyse. Tome 17, 1923-1925. PUF, 1992. Pages 203-286.

373.

On peut mesurer ces « échecs » ou insatisfactions de l’attente de l’efficacité symbolique par plusieurs éléments dont le principal est sans doute le retour récurrent de certains patients aux urgences. Si, souvent, ces patients reviennent en exprimant un symptôme différent de celui qu’ils avaient présenté la fois précédente, l’attention au récit qu’ils font de leur souffrance montre la constance du discours de désir de reconnaissance par le collectif dont le symptôme n’est qu’un appui métaphorique ou métonymique. C’est pour cela qu’il peut être déplacé ou remplacé à l’infini.

374.

LE BRETON, David. « Corps et anthropologie : de l'efficacité symbolique ». In Diogène. 1991, n°153. Paris : Gallimard, p. 97

375.

LACAN, Jacques. « L'agressivité en psychanalyse » [1948], in Ecrits. Paris : Seuil, 1966. Coll. « Le champ freudien », p.124.

376.

Nous nous référons ici aux propos de Philippe Breton dans l’Utopie de la communication où l’auteur montre bien comment les nouvelles technologies ont pu nous faire oublier la fonction de contractualisation du conflit du droit. Mais on peut sans doute aller plus loin en faisant l’hypothèse que, quand on observe le mouvement de judiciarisation de la société, le droit, aujourd’hui, devient un instrument technique qui cherche à satisfaire l’intérêt individuel plutôt qu’à incarner, à chaque fois qu’il est actualisé dans une affaire, l’existence du collectif et du lien social.

377.

Prénom fictif employé pour la commodité de la rédaction.

378.

Albert se fera tout de même contenir, mais avec son accord : la contention est en effet une manière, quand elle est acceptée (voir demandée) par les patient psychotiques d’apaiser leur angoisse qui, chez les schizophrènes notamment, se traduit par un sentiment de morcellement du corps (auquel répond la contention, rassembleuse, dans ce cas, et en aucun cas punitive). Voir : Santé mentale. n°86, Contenir… Paris : Acte presse, mars 2004

379.

Le Vinatier est un grand hôpital psychiatrique lyonnais.