1. Une distinction floue entre symbolique et imaginaire chez Lévi-Strauss

Si la notion de Lévi-Strauss est très séduisante et heuristique, on peut en signaler une petite imperfection, à notre sens, quant à la possibilité d’éclairer le phénomène de la psychiatrie d’urgence sur la question du politique. On pourrait formuler la question ainsi : si, pour enrichir notre approche psychanalytique, Lévi-Strauss nous aiguille sur la nécessité d’inclure la question politique dans l’analyse de relation thérapeutique aux urgences, de quelle dimension du politique parle-t-il vraiment ? Le politique se rabat-il totalement sur l’institutionnel et le mythique, comme semble l’affirmer Lévi-Strauss ? L’institutionnel et le mythique sont-il véritablement différenciés, chez Lévi-Strauss, dans le rôle qu’ils jouent dans le soin ? Par conséquent, Lévi-Strauss nous aide-t-il à différencier le symbolique et l’imaginaire dans la relation thérapeutique ? Qu’est-ce qui, chez l’anthropologue, différencie les aspects réels, symboliques et imaginaires du politique tel que celui-ci est à l’œuvre dans le soin ?

Nous ne cherchons pas à invalider le texte de Lévi-Strauss en lui-même, car il s’applique très bien à l’objet qu’il étudie, le chamanisme, nous cherchons à en apercevoir les éventuels flottements conceptuels dès lors qu’on cherche à l’appliquer à l’urgence psychiatrique. En effet, notre démarche consiste à bien distinguer, pour mieux les articuler ensuite, les dimensions symbolique, imaginaire et réelle de la psychiatrie d’urgence380. Or, de ce point de vue, la réflexion de Lévi-Strauss a des limites, d’où notre volonté de l’enrichir et la questionner pour mieux approcher notre phénomène.

Ce qui n’est pas très clair dans les propos de l’anthropologue, c’est dans quel rapport se situe l’efficacité symbolique : s’agit-il d’une remédiation entre réel et symbolique, entre symbolique et imaginaire, entre réel et imaginaire ou entre les trois instances ? La question est difficile à trancher car, précisément, symbolique et imaginaire n’y sont pas différenciés. Plutôt, la distinction entre les deux instances n’a peut-être pas de sens ou de raison d’être pour l’anthropologue. Aussi, la dimension du réel n’est pas clairement introduite, sinon à travers la question de l’informulable de la souffrance du corps. Or, une définition du réel se fonde aussi sur une possibilité de distinguer clairement symbolique et imaginaire. Dans la cure chamanique, il pourrait apparaître que l’efficacité symbolique consiste en une symbolisation du réel, à une mise en sens d’un événement de corps qui était sans signification avant l’intervention du chaman. D’un autre côté, l’intervention du chaman semble se dérouler dans l’imaginaire puisque la parturiente reconstruit une image cohérente de son corps à partir d’un récit du chaman. Autrement dit, il ne s’agit pas, comme dans l’expérience psychanalytique, de faire l’expérience, pour l’accepter, du manque à être qui passe par le manque à dire, consubstantiel au fait que le sujet existe dans le langage. Le discours du chaman n’est ainsi pas tant une réintroduction à la logique symbolique381 que l’invitation à accéder à une vérité univoque qui explique la souffrance singulière comme le monde. S’il s’agissait vraiment d’une opération symbolique, la vérité n’aurait pas la même valeur. Dans le champ du symbolique, en effet, il n’y a que de l’équivoque. Il ne s’agit pas de demander à Lévi-Strauss d’être Lacan, mais de saisir, du fait du manque de ces distinctions, la valeur du politique dans la relation de soin.

En fait, comme le symbolique et l’imaginaire sont difficilement distingués chez Lévi-Strauss, cela le conduit à ne pas pouvoir distinguer ce qui, dans l’intervention du politique dans la relation de soin, est de l’ordre de l’institutionnel comme support de médiation (symbolique) et ce qui est de l’ordre de l’idéologie (imaginaire) comme support de pouvoir. Or, dans la psychiatrie d’urgence, si la relation thérapeutique met bien en œuvre l’efficacité symbolique, si elle reconstruit la médiation, elle est aussi orientée par l’idéologie des nouvelles politiques de santé publique. C’est cela que nous allons maintenant tenter d’observer. Nous allons voir dans quelle mesure une forme d’idéologie contemporaine du soin est susceptible de mettre un frein aux tentatives de soin par le symbolique et la communication.

Notes
380.

C’est la logique de la 3e partie de cette thèse, qui cherche à démontrer que la psychiatrie d’urgence est une structure de médiation où s’articulent, selon des modalités particulières que nous éclairons peu à peu, les dimensions réelles, symboliques et imaginaires du phénomène.

381.

Logique symbolique qui est tout de même à l’œuvre dans l’expérience chamanique puisque le propre de la cure chamanique est bien de proposer un signifiant manquant.