La différence fondamentale entre les sociétés traditionnelles et la nôtre est que, dans les premières, le chaman est toute la médecine, c’est « l’homme-médecine »382, alors que dans la seconde, la médecine est organisée à grande échelle, par le pouvoir politique, via les politiques de santé publique : le médecin est pris dans des représentations du soin qui ne lui appartiennent plus totalement, qui lui échappent, ou alors il est un rouage de l’organisation collective de la médecine. Dans nos sociétés, il y a notamment des modes de légitimation politique de certaines formes cliniques qui privilégieront certains médecins plutôt que d’autres : ainsi les spécialistes face aux généralistes, les spécialistes face aux urgentistes, les somaticiens face aux psychiatres. Nous souhaitons considérer les implications de cela sur l’accueil de la détresse psychique aux urgences de l’hôpital. Pour nous épauler dans ce travail, nous nous appuierons notamment sur les travaux de Didier Fassin, ce qui nous permettra de rester dans le champ de l’anthropologie que nous avons choisi d’investir tout en approfondissant, en la mettant à jour, la question du pouvoir de guérir.
Le plus grand intérêt, pour nous, de la réflexion de Fassin, est de montrer que dans notre société, le pouvoir de guérir est à interroger à partir de la colonisation de la clinique par l’économique. C’est précisément du fait de l’introduction des questions économiques dans le soin que la perspective de l’anthropologie médicale est à renouveler. Elle ne perd pas de sa pertinence, nous indique Fassin, pour comprendre la relation de soin, mais elle porte un regard trop étroit sur le médical suite aux mutations contemporaines du champ de la médecine :
‘« lorsque les anthropologues se sont intéressés à la maladie ou à la médecine, ils les ont abordées essentiellement sous un angle culturel et cognitif, et lorsqu’ils ont porté leur attention sur les pouvoirs que met en œuvre l’interprétation du mal, ils se sont généralement restreints au monde traditionnel de la sorcellerie et de la divination »383.’Or, aujourd’hui, la mise en œuvre de l’interprétation du mal est orientée par le pouvoir politique, à travers des formes plus ou moins visibles. Aux urgences, la forme la plus visible s’observe sans doute à travers le registre informatique dont nous avons déjà abondamment parlé et qui, alors qu’il est un espace de partage d’informations entre soignants sur le patient, propose une mise en forme de cette information très spécifique telle qu’elle puisse être traduite en données économétriques (en actes médicaux, tarifés). L’information sur le patient a donc un équivalent économétrique (une indication de coût) pour l’administration hospitalière. L’approche anthropologique traditionnelle de la médecine est donc insuffisante car, si elle constate bien qu’il y a des procédés d’interprétation du mal, que la médecine est toujours une affaire de sens, elle se rend aveugle, du fait de ses outils d’analyse (paradigme de la magie), sur le fait que l’interprétation prend place dans un champ de la santé aujourd’hui fortement « économicisé ». Aujourd’hui, l’inscription du pouvoir dans la médecine se fait de manière insidieuse, via l’économie. D’une certaine manière, Michel Foucault avait déjà repéré ce procédé quand il indiquait, dans son Histoire de la folie, la fonction économique de l’enferment à l’hôpital général où les indigents étaient une variable d’ajustement qu’on réintroduisait ou qu’on extrayait du circuit économique pour réguler la production et les prix. Aujourd’hui, ce n’est plus le sujet en lui-même qui est une valeur économique, mais son symptôme et l’acte thérapeutique qu’il suscite. Pour Fassin, du fait de ces procédés, la relation thérapeutique est toujours-déjà dans le politique :
‘« Les soins que prodiguent un guérisseur ou un médecin appartiennent à la sphère privée, pourtant l’intervention de l’Organisation mondiale de la santé pour réglementer les médecines traditionnelles ou le contrôle exercé sur les prescriptions médicales par les pouvoirs publics font entrer le colloque singulier entre soignant et soigné dans le domaine politique »384.’On saisit bien le décalage qu’opère ici Fassin par rapport à l’anthropologie médicale classique : le politique n’est plus impliqué dans la relation entre médecin et patient en tant que référence à l’appartenance, mais en tant que pouvoir.
En un mot, l’économie de la santé a pris le pas sur le sens de la maladie. Comme l’observe d’ailleurs Fassin, nos sociétés sont plus intéressées par la santé que par la maladie. Il analyse ce glissement sémantique qui nous renseigne encore sur le processus de d’économicisation du champ de la médecine qui doit nous interpeller dès lors qu’on s’interroge, comme dans cette thèse, sur les rapports entre la clinique et le politique :
‘« Ce n’est pas l’opposition entre santé, valeur positive, et maladie catégorie négative, qui est en cause ici, c’est l’englobement des représentations et des pratiques à l’égard de la maladie dans un processus de production (de soins, de bien médicaux, de dispositifs de protection sociale, etc.) et de consommation (de consultations, de médicaments, de prestation sociale, etc.). La santé est bien plus et autre chose que l’avers d’une réalité dont la maladie serait l’envers »385.’Dans ces conditions, le Ministère de la Santé n’est pas seulement celui qui est censé garantir l’accès aux soins de manière équitable sur le territoire et égalitaire entre les citoyens aux niveaux de vie différents pour les protéger de la maladie, il est aussi le garant d’une économie de la santé, c’est-à-dire d’une possibilité de faire de la santé une source de revenus pour la nation, d’où la métaphore de la production et de la consommation employée par Fassin. Le Ministère de la Santé est ainsi engagé, de manière plus ou moins informelle, auprès des laboratoires et on comprend pourquoi certaines formes cliniques qui privilégient la médication sont encouragées par rapport à d’autres fondées sur les aspects relationnels de la médecine. Cela concerne évidemment de près la psychiatrie, partagée entre approche psychodynamique (fondées sur la parole et le transfert) et approche neurobiologique et/ou comportementale de la pathologie. Aussi, la rentabilité et la performance des soins sont observées de près par les autorités de santé qui cherchent à faire des économies et à limiter les coûts de l’assurance maladie : en psychiatrie, la biomédecine est plus « rentable et performante » en ce qu’elle améliore les temps d’hospitalisation. Le problème, c’est qu’on estime qu’une forme clinique est performante quand elle a permis de faire disparaître, le plus vite possible, un symptôme. En fait, c’est seulement la manifestation d’un symptôme qu’on endort, par le médicament, et ce n’est pas la pathologie proprement dite qu’on traite en ce qu’elle renvoie, par exemple, à des conflits psychiques qui seront toujours susceptibles, s’ils ne sont pas traités, de faire ressurgir un symptôme sous une autre forme.
François Danet nous expose une autre logique de la médecine hospitalière qui nous permet de comprendre que d’autres enjeux politiques interviennent dans la construction de la relation thérapeutique aux urgences. Il s’agit ici de la formation des médecins et des logiques de légitimation des postes et des métiers dans le champ hospitalo-universitaire. Danet donne des pistes pour saisir l’influence de la construction des identités professionnelles influe sur l’allure de la clinique.
Dans sa thèse sur la « quête de professionnalisation de la médecine d’urgence », François Danet nous dresse un portrait des urgentistes assez inquiétant où l’on comprend que ceux-ci sont très dévalorisés dans le champ hospitalo-universitaire qui a plutôt tendance à consacrer les médecins hyperspécialisés. On voit d’ailleurs comment l’organisation universitaire de la médecine en spécialités médicales, centrées sur un organe, fait écho, de manière « heureuse », du point de vue administratif, aux enjeux économiques de la tarification des actes médicaux qui présentent une préférence pour les lectures monopathologiques de la souffrance. Un des modes de défense des urgentistes contre cette dévalorisation, parmi d’autres, a été de faire reconnaître la médecine d’urgence comme une spécialité. On peut, depuis 2004, nous explique Danet, passer un diplôme de spécialiste de médecine d’urgence. Cependant, ce titre est très dévalorisé car il est accessible, un peu en forme de lot de consolation, aux étudiants en médecine qui ont connu un échec à l’internat, au même titre que le cursus de médecine générale. Cette spécialité ne représente pas non plus une section du CNU : il n’y a donc pas de professeurs en médecine d’urgence et les médecins-chefs des services d’urgence sont alors des spécialistes d’autres disciplines consacrées par l’université. Ce décalage disciplinaire entre les chefs de service et les médecins qui travaillent dans ces services contribue à empêcher une véritable constitution d’une discipline propre à la médecine d’urgence. Danet précise ainsi que les manuels de médecine d’urgence sont rédigés par des spécialistes et non des urgentistes. Ces ouvrages ont pour propos principal de distinguer les « vraies » des « fausses » urgences, du point de vue d’une spécialité médicale donnée, ce qui contribue à dévaloriser implicitement le savoir et le savoir-faire des urgentistes qui n’auraient pas cette compétence, même du fait de leur expérience.
Danet nous indique ainsi que si les urgentistes font l’objet d’une reconnaissance sociale assez solide, quoique nuancée, du côté de la population, ils pâtissent en revanche d’une forme de rejet de la part de leurs collègues spécialistes :
‘« Alors que les postes de praticiens hospitaliers dans les services hospitaliers de spécialité constituent l’aboutissement de trajectoires professionnelles continues, les médecins des services d’urgence accèdent à des postes de titulaires après des trajectoires chaotiques, le plus souvent un insuccès au concours de l’internat et une déception de n’avoir pas pu devenir pédiatre, réanimateur, anesthésiste ou chirurgien »386.’Autrement dit, les urgentistes se sentent être des médecins dégradés au regard des processus de légitimation en vigueur dans le champ hospitalo-universitaire, et cela a évidemment des conséquences sur la clinique. Les observations de Danet sont assez sidérantes à ce propos :
‘« Les médecins spécialistes portent un regard très sévère sur les médecins urgentistes (…). Leur discours assimile ces médecins aux « daubes » et aux « merdes » que sont leurs patients, ce qui crée un clivage entre la médecine hospitalière de spécialité du côté de la culture et la médecine d’urgence du côté de la nature »387.’Ce qui est ici particulièrement intéressant pour nous, c’est que ce clivage qu’observe Danet, où le médecin est dévalorisé par le patient qu’il traite, comme par contamination, nous l’avons nous-mêmes observé dans le rapport qu’entretiennent les urgentistes somaticiens envers les psychiatres. Tout se passe comme si la dévalorisation dont était victimes les urgentistes somaticiens dans le champ hospitalo-universitaire se transférait, pour qu’ils puissent s’en défendre, vers les psychiatres. Cela est assez cocasse car les psychiatres sont des spécialistes ! Mais on sait qu’il s’agit d’une spécialité peu choisie par les internes. Les psychiatres, aux urgences, se retrouvent alors dans une situation où ils sont peu légitimés par le médical et où ils pâtissent, en plus, d’une représentation sociale négative dans la population388. Les patients qui se retrouvent pris en charge par la psychiatrie aux urgences sont donc en fait les patients les plus résiduels de la médecine, par rapport aux attentes nosographiques en vigueur à l’hôpital, renforcées par les exigences de rentabilité économiques évoquées par Fassin : « l’afflux d’usagers dont les problèmes se situent hors du cadre strict de la médecine, induit chez les urgentistes une marginalisation »389, nous dit Danet. Cette marginalisation est d’autant plus grande chez les psychiatres urgentistes qui sont les marginaux des marginaux, parce que leurs patients sont les marginaux des marginaux…
En croisant les réflexions de Fassin avec celles de Danet, nous arrivons à la conclusion que nous souhaitions formuler sur la psychiatrie d’urgence. Il s’agit de reconsidérer les conditions d’applicabilité de l’efficacité symbolique envisagées plus haut à la lumière des développements précédents, pour à nouveau appliquer cela à la psychiatrie d’urgence et dégager de nouvelles interprétations la concernant.
Comme l’affirme Lévi-Strauss, une des conditions pour que l’efficacité symbolique fonctionne est que le thérapeute soit reconnu, sur un mode imaginaire, par la société dans laquelle il exerce390 : c’est ce qui fonde son pouvoir de guérir. C’est aussi ce que dit la psychanalyse en estimant que le transfert, comme supposition imaginaire de savoir de l’analyste sur la souffrance, est indispensable aux effets thérapeutiques. Dans la cure chamanique, le transfert s’appuie sur des croyances collectives ; dans la psychanalyse, il se fonde sur un imaginaire singulier du patient au sujet de l’analyste. Or, comment envisager cette condition aujourd’hui dès lors qu’il existe des processus de légitimation et de discrédit de certains médecins et de certaines formes cliniques ? En fait, on se retrouve face à une sorte d’alternative qu’on peut schématiser de la sorte :
Nous proposons de lire cette alternative à la lumière de l’efficacité symbolique. Nous remarquons alors que, dans chacun des cas pris isolément, au moins une des conditions d’applicabilité de l’efficacité symbolique qui pourrait garantir son fonctionnement est manquante. Dans le premier cas, c’est l’abord symbolique de la maladie qui est évacué. Dans le second cas, même si les psychiatres travaillent avec la parole, leur position d’acteurs dévalorisés, délégitimés, les empêche de bénéficier du consensus social nécessaire à la réalisation de l’efficacité symbolique. En le formulant de manière psychanalytique, nous pourrions dire que les conditions du transfert ne sont pas réunies.
Cela dit, il faut nuancer cette grille de lecture qui exprime deux pôles extrêmes. Notre expérience ethnographique rend compte de situations cliniques où le « dosage » entre les deux positions que nous venons de décrire est beaucoup plus subtil que le tout ou rien. Cela dépend à la fois du soignant et du patient.
De manière à ne pas stigmatiser la médecine somatique aux urgences et à bien comprendre sa posture, nous renvoyons au témoignage de Basile (observation 21), un médecin urgentiste généraliste qui exprime sa difficulté à accueillir, chez les patients, ce qui va au-delà de ce qu’il appelle « la simple intervention de la médecine ». On voit bien comment la parole du patient, quand elle se déploie trop, angoisse les médecins somaticiens. Ce n’est pas tant qu’ils refusent de mettre en œuvre une médecine qui s’appuie sur le symbolique, mais plutôt qu’ils sont à la peine, du fait des contraintes organisationnelles et de la pression institutionnelle, quand il s’agit d’écouter ce que dit le patient de sa vie. La contextualisation du symptôme dans une parole qui appartient au patient est en effet difficilement réductible dans le vocabulaire et les attentes propres de la médecine somatique et scientifique. Le problème se pose, pour Basile, dans les termes suivants : comment accueillir la pathologie sous ses aspects psychiques, somatiques et sociaux, alors que l’institution demande d’orienter les patients vers des services de spécialités avec des pathologies hypercaractérisées ? Les médecins sont contraints de mettre en œuvre des mécanismes de défense, sans doute inconscients, pour ne pas entendre ce qui parle au-delà du symptôme observable par les outils techniques de la médecine. Sans ces mécanismes de défense, c’est l’angoisse : l’angoisse du patient face à son symptôme, le trou dans le sens que produit le symptôme, renvoie à un trou dans le savoir, lui aussi générateur d’angoisse, pour le médecin. Le médecin, qui ne peut répondre totalement à la demande de signification du patient, est interrogé dans son identité en se posant une question de la sorte à propos du patient : mais que me veut-il donc, quelle image se fait-il donc de moi pour me demander une chose pareille, pour me confier tant de chose autour de son symptôme ? Quand on est prêt à reconnaître la dimension transférentielle de toute relation médicale, cette question n’effraie pas393 : on l’identifie comme une expression du désir du patient. Mais dès lors qu’on a été formé dans un cursus qui promouvait la médecine scientifique, on se rend sourd à de telles manifestations qui viennent mettre en relief, de manière trop sidérante, le fait que la médecine reste avant tout un phénomène de médiation et qu’elle s’appuie sur la clinique, c’est-à-dire la relation construite dans l’échange langagier avec le patient. On se rend sourd, ou on est angoissé, face à des paroles de patients qui démontrent que la médecine ne répond pas qu’à des dérèglements fonctionnels du corps lisibles par des protocoles rigides. C’est, nous semble-t-il, ce qu’exprime Basile : « Quand on écoute le patient, on a envie qu’il s’arrête de parler tellement on découvre comment son symptôme est intriqué à une série de souffrances qui dépassent la simple intervention de la médecine. On en apprend trop sur sa vie familiale et sociale autour desquelles le patient rationnalise son symptôme, alors qu’on aimerait qu’il nous livre une description de ses symptômes qui correspondent aux cas d’école. Tu grattes un peu et tu trouves vingt mille choses ! C’est impossible. ». On lit ici les propos d’un médecin dans le désarroi : il montre une certaine conscience du caractère de médiation de la médecine d’urgence, de la nécessité du traitement symbolique des symptômes, tout en faisant un aveu d’impuissance.
Voici maintenant un autre exemple pour nuancer encore, selon un autre angle, la grille de lecture exposée plus haut. Dans le journal ethnographique, on trouvera aisément des cas qui vérifient notre hypothèse selon laquelle le transfert sur la psychiatrie est délicat. Dans ces cas, le patient conteste le fait qu’on l’oriente vers un psychiatre au motif qu’il n’est pas fou. Ce genre de réaction indique combien la représentation sociale des psychiatres est fort ancrée du côté de la figure du médecin pour les fous, du médecin qui enferme394. Notre thèse montre qu’aux urgences en particulier, il a bien d’autres fonctions. Malgré ces cas, il y a pourtant des situations où le transfert se produit sur la psychiatrie et ouvre à la possibilité de faire fonctionner l’efficacité symbolique. Mais nous voudrions évoquer une situation plus intermédiaire. Il s’agit du cas de Madame B. (fragment clinique 2).
Dans cette situation c’est à la fois Madame B. et son fils qui croient à la psychiatrie comme réponse symbolique au malheur qui leur arrive. Ce qui est intéressant dans la posture du fils, c’est qu’il croit trouver, chez le psychiatre, des formules magiques ou des recettes miracles susceptibles d’apaiser sa mère qui vient de faire une tentative de suicide : « Ai-je le droit de lui dire que je lui en veux ? Y a-t-il des choses à taire absolument ? J’ai besoin de conseils pragmatiques » Ainsi, dans une certaine mesure, une forme de transfert s’installe car le psychiatre est mis ici par le sujet à une place imaginaire comme « sujet supposé savoir », place qui est pour Lacan, indicative d’une mise en place du transfert et d’une possibilité de mettre en place la cure par la parole. Mais, malgré cette sorte de mythification du médecin, qui ouvre à la possibilité de l’efficacité symbolique, on n’est pourtant pas dans un cas d’efficacité symbolique proprement dite. En effet, la demande faite au médecin, même sous transfert, a l’allure des demandes qu’on pourrait faire auprès de la médecine somatique, celle qui obéit principalement à une logique de la causalité. Le fils de Madame B. croit en un effet direct du langage où tel énoncé provoquerait, indépendamment du cas, telle réaction psychique. Or, nous avons montré que l’efficacité symbolique n’est pas un cas de performatif. On observe donc ici, dans la croyance de ce sujet en la performativité du discours du psychiatre, une sorte de mélange entre la logique de la médecine scientifique (champ de la cause) et la logique de la médecine relationnelle ou symbolique (champ du sens).
Madame B., quant à elle, présente des signes nets de transfert, notamment à travers la posture hystérique que nous décrivons dans le fragment clinique : la patiente met en scène des expériences de son corps pour s’adresser au psychiatre. Cependant, le rapport qu’elle instaure avec le psychiatre n’est pas simplement dans le symbolique : la situation ne se limite à ce qui se passe dans l’efficacité symbolique où des symboles agissent sur des symboles. Ici, la patiente instrumentalise le psychiatre car elle le menace de réitérer son geste suicidaire s’il ne parvient pas à lui trouver une solution pour qu’elle déménage. Ce cas est donc encore instructif à travers ce qu’on peut en déduire de la non-applicabilité de l’efficacité symbolique : aux urgences, le médecin psychiatre qui pourrait apporter ce genre d’effets thérapeutiques est sollicité à une autre place : on n’attend pas seulement de lui le pouvoir de guérir, mais aussi qu’il intervienne dans le champ de l’action sociale – et qu’il ait, au fond, un pouvoir élargi par rapport à celui que lui octroie déjà l’institution pour prononcer des hospitalisation sous contrainte. Nous avons un cas similaire avec celui de Monsieur A. (fragment 11) qui réclame un toit à la psychiatre.
En somme, le résultat principal qu’il faut retenir de ces développements et illustrations, c’est qu’aux urgences, ni les médecins somaticiens, ni les psychiatres, ne sont mis par les patients à la place prévue par l’institution. Les patients des urgences viennent interroger, en fait, les identités médicales en présentant des symptômes et des demandes qui excèdent les réponses que peuvent donner les soignants. D’un côté, c’est pour cela que ces patients sont aux urgences car ces services ont été spécifiquement conçus pour les « recours non-programmées » ainsi que l’institution les appelle ; d’un autre côté, nous avons la confirmation que les urgences sont un laboratoire politique car les patients y formulent des demandes qui sont peut-être à interpréter comme des injonctions faites au politique, aux organisateurs de la santé publique, de réenvisager les conditions d’accueil de la détresse par les institutions et notamment l’institution médicale. Les services d’urgence contribuent ainsi à la connaissance des carences de la médecine d’aujourd’hui, à la connaissance des formes de la détresse contemporaine qui touche le corps, le psychique et le social et, enfin, ces services contribuent à imaginer ce que pourrait être l’hôpital de demain. Les services d’urgence sont ainsi des lieux permanents de vacillement, d’invention et de déplacements du contrat social.
« Esquisse d'une théorie générale de la magie ». In MAUSS, Marcel. Sociologie et anthropologie [1950]. PUF, 1999. Coll. « Quadrige ».
FASSIN, Didier. L'espace politique de la santé. Essai de généalogie. PUF, 1996. Coll. « Sociologie d'aujourd'hui », p.14
Ibid., p.17
Ibid., p.38
DANET, François. La quête de professionnalisation dans la médecine d'urgence. Thèse de doctorat : Paris 7, 2006, p 437
Ibid., p. 438
Pour s’apercevoir de cela, nous renvoyons à notre analyse de corpus de presse, en annexe
DANET, François. La quête de professionnalisation dans la médecine d'urgence. Thèse de doctorat : Paris 7, 2006, p.435
Cela est plus clair dans l’article qui, dans Anthropologie structurale, précède celui que nous avons commenté. Cf. « Le sorcier et sa magie ». In LÉVI-STRAUSS, Claude. Anthropologie structurale [1958]. Presses Pocket, 1990. Coll. « Agora ». Pages 191-211. Lévi-Strauss y explique que la magie est un phénomène de consensus : le malade et la société réunie lors des cures chamaniques croient au fait que le chaman puisse dialoguer avec les esprits qui organisent le monde de la société donnée. C’est une des formes de ce que nous évoquions plus haut de la nécessité que le chaman soit le médiateur entre la malade et sa souffrance en mobilisant un discours et un langage mythique, identifiable par tous et porteur de sens.
Voir à ce propos, nos développements précédents sur le culte de l’urgence à partir de notre lecture de Nicole Aubert.
Voir, à ce propos, le fragment clinique 6 où la psychiatre conseille à Madame F. d’entreprendre un traitement psychothérapique long pour éviter de répéter indéfiniment ses tentatives de suicides qui l’amènent régulièrement aux urgences.
Voir la citation de Lacan en exergue de ce chapitre
Nous renvoyons ici à notre étude de discours de presse qui figure en annexe.