A. La maladie comme « événement » ou « signifiant social »

A travers l’interprétation de la maladie comme « événement » et comme « signifiant social », que nous fondons sur les travaux de Marc Augé et de Claudine Herzlich395, nous souhaitons nous écarter un peu de l’efficacité symbolique pour consolider notre approche de la relation de soin aux urgences en termes de communication et de sémiotique. Cette approche sémiotique nous permettra, une nouvelle fois, de considérer les rapports entre le politique et la clinique aux urgences. En cela, nous proposons une forme de sémiotique politique. La démarche que nous proposons consiste à concevoir un point de vue sur le soin qui réponde à une double opération : il s’agit de détechniciser la relation de soin et de la sémiotiser, si l’on peut dire, dans un même mouvement. Mais qu’on comprenne bien notre cheminement théorique : il ne s’agit pas de dire que le soin renvoie exclusivement à une problématique sémiotique et qu’il n’a pas des dimensions techniques396, mais que le considérer du point de vue des formations de sens qu’il met en jeu, de la part des patients, de la part des médecins, de la part des institutions, rend bien compte d’enjeux politiques et sociaux liés à la forme de la clinique développée aux urgences. En fait, il va s’agir de faire retour sur la médecine technicienne après avoir considéré combien la médecine est d’abord un processus d’interprétation qui répond à la maladie en tant qu’elle est, pour chaque sujet et la société, interrogation du sens, trou dans le sens. Voilà pourquoi le fait de considérer, comme le fait Herzlich, la maladie toujours-déjà comme un signifiant nous semble intéressant : la maladie c’est, dans un premier temps, un signifiant seul (sans signifié, sans articulation à un autre signifiant), un événement malheureux, réel, qui se produit dans le corps ou atteint l’être par l’angoisse397 en confrontant le sujet à une forme de non-savoir sur lui-même, de non-sens. Mais la maladie, le symptôme, c’est aussi une métaphore, un porte-parole du sujet, vers l’autre, vers les autres, pour leur dire quelque chose, elle est alors un signifiant social. Nous allons développer cela, mais notons d’ores et déjà que cette tension entre médecine technique qui isole le sujet de son corps et une médecine qui interprète avec le sujet ce qui lui arrive d’insensé est fort présente aux urgences de l’hôpital. Nous devrons situer dans cette tension l’intervention spécifique de la psychiatrie.

En suivant le schéma que nous venons de décrire, qui pose la maladie comme signifiant, il y aurait, si on l’applique aux urgences, une prise en charge idéale. Elle consisterait dans une sémiotisation complète et parfaite et de la maladie ou du symptôme : le sujet partirait avec une représentation singulière du sens de sa souffrance, le médecin aurait son interprétation du symptôme pour mettre en œuvre le soin et, enfin, l’institution pourrait qualifier le recours dans ses grilles interprétatives (de tarification, d’orientation, etc.). Dans le cas idéal, le signifiant seul, sans signifié, du symptôme, trouverait à s’articuler à d’autres signifiants, propres à chaque sujet, acteur ou intervenant dans la relation de soin et la prise en charge. Mais la réalité que nous avons observée aux urgences n’est pas « idéale » car il y a toujours un reste à la sémiotisation, un réel, dirait Lacan, qui résiste à la symbolisation. Aux urgences, le patient, après avoir été reçu, n’a jamais le dernier mot, celui qui expliquerait tout, sur sa souffrance : il y a toujours une part du malheur, du conflit psychique, qui lui restera étranger, qui restera comme un trou dans le sens. Du côté des médecins et de l’institution, nous l’avons déjà vu à plusieurs reprises, il y aura toujours des patients inclassables qui résisteront à s’identifier à tel symptôme, à telle grille nosographique, à tel parcours de soin, à telle attente de l’institution. Souvent, l’attente de signification du patient dépasse les explications du médecin qui répond dans sa langue, qui n’est pas nécessairement celle du patient. Enfin, en prévoyant des parcours de soin adaptés au plus de patients possibles, l’institution ne prévoit pas des parcours véritablement ad hoc, singularisés, et il y aura toujours un reste entre ce qui est nécessaire pour le patient et ce qui lui est offert. On le comprend d’ailleurs car sinon aucune politique de santé publique ne serait possible à la fois en termes de coûts (concevoir des parcours-type permet de faire des économies d’échelle) et, aussi, parce que la fonction sociale de l’institution est de représenter le collectif et de permettre au patient, en s’intégrant dans un parcours de soin, de réarticuler la singularité de sa souffrance aux exigences du collectif. L’institution médicale a aussi pour rôle de reconstruire la médiation qui a menacé d’être rompue chez un sujet suite à un événement (réel) de corps ou à un événement (réel) psychique. Il faut donc se méfier d’un discours trop facile qui consisterait à stigmatiser une institution comme mauvaise au titre qu’elle ne prend pas en compte la singularité du patient : l’institution n’a pas pour fonction de dévoiler une singularité, mais de permettre l’articulation entre une singularité qui s’est trop exprimée au point de « menacer » le lien social398 et les exigences du collectif, de l’appartenance. L’institution qu’elle soit médicale, judiciaire, politique a cette fonction de nouer, renouer, et incarner la continuité de ce que Bernard Lamizet définit comme la médiation, c’est-à-dire ce qui, dans le contrat social, problématise et articule le rapport entre subjectivité et sociabilité, singulier et collectif.

Cette impossibilité de la sémiotisation complète de l’étrangeté de la souffrance, du symptôme, du recours, qui, au fond, indique la limite du symbolique, ne nous empêche pourtant pas de comprendre le visage qu’elle prend dans la psychiatrie d’urgence. On pourrait formuler la question ainsi : quelles sont les modalités de production du reste du symbolique dans l’accueil de la détresse aux urgences, malgré les tentatives de sémiotisation du symptôme qui se présente pour tous, au moment du recours, comme un signifiant sans signifié ni articulé à aucun autre signifiant, c’est-à-dire comme un événement réel ? Autrement dit encore : jusqu’où va l’élaboration dans l’accueil d’urgence ? Quels en sont les obstacles ? Qu’apprend-on alors de l’institution médicale aujourd’hui ?

Pour commencer de répondre à ces questions, peut-être faut-il reprendre quelques propos de Herzlich et d’Augé qui nous rappellent ceci :

‘« [la maladie] n’est pas seulement l’ensemble des symptômes qui nous amènent chez le médecin. Elle demeure toujours un événement malheureux exigeant une interprétation qui n’est jamais purement individuelle : interprétation collective partagée par les membres d’un même groupe social, mais aussi interprétation qui, au sens propre, met en cause la société et parle de notre rapport au social »399.’

Cela appelle deux remarques : la première est que dans le recours à la médecine, il y a bien une demande d’interprétation qui va au-delà du symptôme et qui engage la singularité du sujet et sa place dans le collectif. La deuxième porte sur la question de la cause à bien entendre non pas comme l’idée que la société causerait la maladie, mais dans le sens où les sujets, de manière imaginaire, convoquent le social, interrogent leur place dans le lien social, dans leur rapport aux autres, pour rationaliser leur maladie. Donc, en fait, la mise en cause correspond à une mise en sens, dans cette phrase. L’institution médicale répond ainsi souvent bien aux demandes d’interprétation médicale et scientifique du symptôme mais est à la peine avec la dimension sociale et politique de la demande soulignée dans les propos d’Herzlich et d’Augé.

Nous avons bien observé ce jeu dans le service d’urgence qui accueille des pathologies comportant une forte composante sociale (sujets précaires). Nous ferons alors une hypothèse sur le type de réponse de l’institution au signifiant seul de la maladie. Selon le type de soignant, psychiatre ou somaticien, se dégage une forme de réponse particulière.

Dans le premier cas, le soignant propose un signifiant flottant pour qualifier le symptôme, de manière à ce que le patient y associe, dans une interprétation flottante et libre, le signifiant seul et inarticulé que constitue son symptôme. Cela laisse donc disponible, pour le sujet en détresse, une articulation symbolique de sa souffrance dans sa langue (presque dans sa lalangue, dirait Lacan). C’est plutôt le type de réponse des psychiatres400. Ainsi, le psychiatre ne parlera pas de « psychose maniaco-dépressive » au patient, mais l’invitera à s’exprimer sur « ce qui ne va pas », sur « ce qui est si urgent » pour recourir au service, ou parlera de « déprime », de « passage à vide » pour qualifier, avec le patient, son expérience, sans en imposer une signification trop univoque.

Le deuxième type de réponse consiste dans le remplacement du signifiant seul par un autre signifiant seul : cela se produit quand, à sa demande de signification, le patient se retrouve avec une réponse dans le langage hyper technique de la médecine. C’est plutôt la logique de la médecine somatique. Le symptôme angoissant qui ne veut rien dire est remplacé par un énoncé du médecin qui ne signifie pas dans l’ordre des références du patient : la part du symptôme qui est un trou dans le sens (donc demande de sens) n’est pas traitée (ce qui ne signifie pas que le malade ne sera pas soigné401). C’est bien cela que nous dit encore Herzlich :

‘« la maladie exige toujours une interprétation qui dépasse le corps individuel et l’étiologie spécifique. Elle entraîne toujours la formulation de questions ayant trait à ses causes (…) et plus encore à son sens : « pourquoi moi », « pourquoi lui », « pourquoi ici », « pourquoi maintenant ». L’information médicale que nous partageons, le diagnostic que le praticien nous offre et que nous acceptons le plus souvent ne nous suffisent pas pour y répondre »402. ’

Ce que nous cherchons à questionner et à distinguer ici, ce sont des postures cliniques, du point de vue d’enjeux sémiotiques. Nous avons distingué deux pôles, deux manières de construire la relation de soin vers lesquels tendent les soignants. En effet, comme le suggère Herzlich, le cas de substitution d’un signifiant qui ne veut rien dire par un autre qui ne veut rien dire non plus n’existe pas vraiment : le patient trouve toujours un peu son compte dans la proposition du médecin, mais il en éprouve plus ou moins de manque. C’est cette mesure, ce « plus ou moins », que nous souhaitons comprendre.

Une des premières pistes de compréhension concerne le critère du savoir : de quel côté le médecin, quand il reçoit le patient, met-il le savoir sur le symptôme : du son côté ou de celui du patient ? La question est compliquée car il ne s’agit pas du même savoir. Cependant, c’est déjà dans ce rapport au savoir que se distingue les deux postures que nous souhaitons distinguer.

La demande de sens qui gît dans tout recours aux urgences ne pourra être pleinement traitée par les médecins qui s’appuient exclusivement sur une médecine somatique et organique. Dans ce cas, le médecin, dans la situation clinique, adopte ce que Lacan pourrait appeler une position de « maître ». Le médecin, appuyé sur son avoir universitaire et son expérience clinique, sait a priori ou, plutôt, il sait à la place du patient. Il cherche à désingulariser le symptôme et à l’universaliser : il cherche à l’assimiler à des causes connues. On comprend que dans ce cas la demande de sens du côté du patient soit partiellement insatisfaite car ce procédé d’universalisation de la souffrance ne répond pas à la question : « pourquoi moi ? » que se pose inévitablement le patient, même devant un trouble somatique. Dans cette perspective, le patient est réduit à un organe défaillant, à un trouble physiologique que le médecin doit décrypter à partir de ses références et ses connaissances. Le « signifiant seul » du symptôme dont nous parlons est en quelque sorte « prélevé » - pour choisir une métaphore biologique – sur le patient pour être intégré à un système d’interprétation propre au médecin. Les médecins sont d’ailleurs en difficulté quand l’expression du symptôme est floue, contradictoire, pas lisible immédiatement (rappelons-nous du témoignage de Basile). C’est ce que nous dit Herzlich :

‘« Nous comprenons mieux le rôle qu’a joué le développement d’un savoir médical spécialisé, situant le décryptage du mal au seul niveau de l’organique. Il a d’une part coupé le lien de la description du mal organique d’avec l’ordre des références : l’organique est isolé du social. Il a d’autre part développé un système de catégories où la logique des différences, l’ensemble des symboles devenus systèmes de concepts, est censé s’identifier à une pure lecture, à un décodage objectif de l’événement. De ces coupures et rabattements dérive peut-être la difficulté, pour nous, de l’interprétation : il n’y a que peu d’espace libre pour un travail du sens. Tel semble être le prix que nous payons pour la connaissance que nous avons acquise »403.’

Ce qu’indique Herzlich, et qui s’observe aux urgences, c’est bien une tentative de « purification » du symptôme (« pure lecture ») d’éléments de savoir qui peuvent être hétérogènes au savoir médical. La spécialisation médicale, dont on a vu avec Danet combien elle pèse sur l’organisation du travail dans les services d’urgence, a ainsi tendance à enlever aux recours que reçoivent les services d’urgence leur qualité de demande, définie au sens psychanalytique du terme. La demande est l’expression d’un désir, d’un désir de reconnaissance qui passe, pour le patient, face au médecin notamment, dans la manière de décrire son symptôme singulièrement. La demande pourrait se définir comme ce qui, du désir, passe dans une tentative de faire signifier le symptôme pour un autre. Or, comme le désir est proprement ce qui singularise chaque sujet, s’il n’est pas entendu dans la demande par le médecin, l’accueil médical tend à désubjectiver les patients : c’est ce que nous évoquions en parlant d’universalisation de la souffrance. A lire le symptôme grâce à des « cas d’école », les médecins mettent les patients dans des séries de cas identiques pour rationnaliser leur clinique. C’est tout le dilemme des services d’urgences qui présentent cette ambivalence de devoir à la fois inventer des modes de rationalisation du soin tant il faut traiter un nombre importants de recours et, en même temps, de savoir accueillir le part psychique de toute demande aux urgences qui, quel que soit le symptôme, contient sa part d’angoisse, soit sa part de demande de sens.

La médecine somatique, aux urgences, s’inscrit plutôt dans ce modèle du travail et de l’accueil des recours à partir du savoir médical, ce qui pousse le médecin, face aux patients, à nommer le symptôme plus qu’à l’expliquer et à lui donner du sens. Quand la demande de sens se fait trop pesante et que les médecins ne sont pas en mesure d’y répondre, quand quelque chose s’obstine à excéder la nomination, les patients sont souvent orientés vers la psychiatrie.

Il nous semble que la psychiatrie, quant à elle, considère dans sa clinique un autre type de savoir. Alors que les psychiatres possèdent aussi un stock de connaissances disponibles et issues du savoir médical, ils ne le mettent pas aussi directement en œuvre que les somaticiens face aux patients. Pour être plus précis, disons que le fait qu’un autre savoir sur le symptôme émerge du patient lui-même, et qu’il soit profane par rapport au savoir médical légitime, ne gêne pas les psychiatres qui, au contraire, se saisissent de ces formulations pour les transformer en indications cliniques. Comme nous l’indiquons à plusieurs reprises dans notre journal, les psychiatres s’enquièrent toujours de la signification individuelle et sociale du symptôme pour le patient. Autrement dit, à mesure que le psychiatre construit une interprétation du symptôme selon ses propres critères cliniques ou psychopathologiques, il laisse au patient le soin d’élaborer, en parallèle, en quelque sorte, une signification de son symptôme dans sa langue et dans ses formulations propres. Aux urgences, les patients ont une grande tendance, d’ailleurs, à formuler et reformuler sans cesse leur trouble. Consciemment, il s’agit de toujours mieux le dire au médecin, au psychiatre, de faire reconnaître ce qui fait souffrir en donnant au mal des causes sociales et familiales souvent imaginaires, mais il s’agit aussi, pour le patient, de manière inconsciente d’essayer de s’expliquer, à lui-même, sa souffrance. Parlant de ces formulations profanes de la maladie, Herzlich nous en dit ceci :

‘« les représentations profanes de la santé et de la maladie ne sont en rien réductibles aux conceptions médicales du pathologique. Elles n’en sont pas un appauvrissement ni une distorsion. Elles se situent sur un autre plan et répondent à d’autres questions. Elles n’en sont pas pour autant isolées et peuvent intégrer de nombreux éléments du savoir médical 404».’

Devant le signifiant seul de son symptôme, devant le trou dans le sens qu’il produit, le patient a besoin d’un autre à qui proposer une construction signifiante de cet événement réel, dans des termes qui lui appartiennent. L’autre, le médecin, doit adopter une posture clinique qui puisse donner une consistance aux dires du patient sur son symptôme, à ce savoir spécifique, pas validé par la science, certes, mais qu’est bien en train de construire le patient pour voiler le trou de l’angoisse qui a motivé le recours aux urgences. Seule cette posture clinique permet d’éviter de tomber dans le discours couramment entendu aux urgences où les médecins se plaignent de traiter de la « bobologie ». Bien sûr, ils traitent un symptôme anodin selon les critères de la médecine scientifique, mais c’est toujours un point d’angoisse qu’ils accueilleront en ce que ce symptôme a tellement interrogé le patient qu’il a dû recourir aux urgences. Au contraire de l’institution hospitalière, les patients n’ont pas de critère de ce qui justifié de recourir aux urgences si ce n’est l’expérience d’une suspension du symbolique. Or, les ressources de chaque patient à pouvoir sémiotiser ses symptômes relève d’une stricte singularité, du rapport du patient à son corps, des hypothèses qu’il est en mesure de faire sur la formation de ses symptômes psychiques. Or, sur ce dernier plan, on sait combien le refoulement peut être à l’œuvre pour laisser le patient dans un non-savoir sur les souffrances dont il est lui-même l’auteur.

Aussi, comme nous l’inspire la lecture d’Augé et Herzlich, le médecin est encore attendu à une autre place par le patient. Le médecin doit certes donner une consistance à une signification singulière du symptôme, mais il doit aussi accueillir la maladie dans sa dimension de « signifiant social ». En quelque sorte, le médecin, et peut-être encore plus le médecin hospitalier, est attendu par le patient à une place de garant du contrat social via la lecture du symptôme qu’il propose.

S’adresser à un médecin à l’hôpital n’est pas la même chose que de s’adresser à lui dans un cabinet privé. A l’hôpital, le médecin est le dépositaire d’une parole singulière – garantie, d’une certaine manière par le secret médical – et, en même temps, il incarne l’institution hospitalière et, de manière métonymique, le collectif. Les psychiatres sont particulièrement sujets à ce genre d’investissement difracté de la part des patients. Nous renvoyons ici aux situations et fragments cliniques de notre journal que nous avons évoqués. Ainsi, Madame B. (fragment 2) fait part de ses désirs de mort en même temps qu’elle exige du psychiatre de lui trouver un logement. Ainsi, Monsieur A. (fragment 11) qui fait part de son angoisse consécutive à la mort de sa mère et qui, lui aussi, demande un toit. Ainsi, Monsieur K. (fragment 5) qui dit son désir de mort en le reliant à un manque de reconnaissance sociale, au sentiment d’une situation professionnelle dégradée. Ainsi, Monsieur B. (observation 3) qui revient aux urgences de lui-même parce que l’insupportable angoisse remonte et qui présente ses fiches de paie à la psychiatre dont il imagine qu’elle pourra lui trouver un logement. Les exemples sont nombreux, le journal en regorge.

La souffrance, quand elle est prise en charge par le collectif est souvent, pour le sujet, l’occasion de produire, à l’intention d’un représentant du collectif, une métaphore de son rapport aux autres. C’est bien là encore ce que nous dit Herzlich : « Parce qu’elle exige une interprétation, la maladie devient donc support de sens, signifiant dont le signifié est le rapport de l’individu à l’ordre social »405. C’est en ce sens qu’Herzlich parle de la maladie comme d’un « signifiant social ». L’expression peut paraître un peu redondante car le signifiant nous vient toujours de l’Autre, mais Herzlich emploie sans doute une telle expression pour montrer que la maladie s’institue comme un support de communication, presque comme un discours. Il s’agit tout de même d’un discours un peu particulier puisqu’il présente la spécificité d’être en manque de mots. La maladie porte toujours en elle cette fonction d’adresse à l’autre qui existe dans tout discours.

Cela nous amène à penser que l’hôpital, et sans doute particulièrement les services d’urgences, à travers la façon dont il est investi par les patients, est une institution comme les autres. Autrement dit, ce n’est pas parce que cette institution se consacre au soin, qu’elle essaie de techniciser et de scientificiser de plus en plus, qu’elle ne doit pas assumer sa fonction de garante de la pérennité du contrat social. Il nous semble que notre expérience ethnographique et notre thèse de manière plus générale montrent commet les urgences sont le lieu de confrontation d’un double mouvement : celui, institutionnel et administratif, de rabattement du soin vers sa dimension technique et, celui, social, d’attente d’un soin dans ses dimensions anthropologiques, relationnelles, communicationnelles et politique.

Sur l’issue de cette confrontation, les anthropologues de la médecine ne nous rassurent pas trop en notant que nos sociétés tendent à dissocier ce que nous nous avons décelé être trois composantes essentielles de la médecine : la technique, le sens et le politique. Augé nous indique ainsi, à partir de recherches sur l’interprétation de la maladie dans les sociétés lignagères de côte d’Ivoire et du Togo, que « le contenu nécessairement social de toute définition de la maladie est peut-être plus facile à appréhender dans les systèmes médicaux (et sociaux) qui postulent plus explicitement que d’autres l’existence d’un lien de nature entre nosologie et ordre social »406. Ainsi, alors que certains médecins aujourd’hui ont tendance à refouler le fait qu’il n’y a pas d’interprétation possible de la maladie hors de la connaissance médicale, les patients, dans une sorte de nécessité anthropologique, affluent aux urgences sans connaître le sens dernier de leur maladie, mais en envisageant l’hôpital comme l’institution qui répondra techniquement et socialement, sémiotiquement, pourrait-on dire, au malheur.

Notes
395.

AUGE Marc et HERZLICH Claudine (dir.). Le sens du mal. Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie [1984]. Edition des archives contemporaines, 1986. Coll. « Ordres sociaux ».

396.

Même la psychanalyse parle de « technique ». Voir FREUD, Sigmund. La technique psychanalytique. Paris : Puf, 2005. Coll. « Bibliothèque de psychanalyse », ou encore voir LACAN, Jacques. Le séminaire. Livre 1, Les écrits techniques de Freud. Seuil. Coll. « Points ».

397.

L’angoisse, en tant qu’affect, est aussi un événement de corps : c’est l’absence de sens qui s’éprouve dans le corps. En cela, l’angoisse n’a pas tout à fait le même statut que la lésion. D’où notre distinction, peut-être pas très heureuse, entre corps et être.

398.

Cette expression est à entendre de deux manières : le lien social est menacé pour le patient qui s’en sent soudainement exclu, mais il est aussi menacé dans le sens où ce qui arrive au patient interroge le contrat social, en règle générale, sur le mode d’une question du type : « mais que signifie le comportement de tel sujet que le collectif n’est pas en mesure de reconnaître ? ».

399.

AUGE Marc et HERZLICH Claudine (dir.). Le sens du mal. Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie [1984]. Edition des archives contemporaines, 1986. Coll. « Ordres sociaux », p.22-23

400.

Nous développons cela dans le chapitre 5 de cette partie : nous construisons une approche du signifiant flottant à partir de l’anthropologie et de la psychanalyse.

401.

Cette remarque est importante car nous ne jugeons pas de l’efficacité de médecine scientifique, nous constatons simplement, dans une perspective sémiotique et communicationnelle, qu’elle ne répond pas à toute la demande du patient.

402.

AUGE Marc et HERZLICH Claudine (dir.). Le sens du mal. Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie [1984]. Edition des archives contemporaines, 1986. Coll. « Ordres sociaux », p.201

403.

Ibid., p. 26

404.

Ibid., p.207

405.

Ibid., p.202

406.

Ibid., p.40