B. Psychiatres et médecins généralistes : l’inversement des rôles aux urgences ?

Ce que nous donnent à penser les considérations précédentes, c’est qu’il est difficile d’envisager, dans l’hôpital d’aujourd’hui, une articulation de la logique de la science et de la logique du sens dans le soin. Cela nous a amené à constater qu’aux urgences étaient repérables deux logique soignantes, deux postures cliniques qui, grossièrement, distinguent – sans les opposer radicalement – logique somatique et logique psychiatrique. C’est un peu une déclinaison, sur le terrain des urgences, de la distinction opérée par Laplantine entre « thérapeutes qui voient » et « thérapeutes qui écoutent »407, nous y reviendrons. Ce qui nous interpelle pour le moment dans ce constat, c’est que les rôles sont comme inversés aux urgences. Le spécialiste (le psychiatre) n’obéit pas aux logiques de spécialisation et de scientifisation de la médecine alors que c’est le généraliste somaticien, catégorie de médecins la plus nombreuse aux urgences, qui suit la logique scientifique. C’est maintenant ce paradoxe que nous voudrions commenter et analyser.

Afin de mesurer ce retournement, nous devons d’abord nous référer à ce qui constitue l’identité et le métier des médecins généralistes. Pour cela, nous nous appuierons, sur un numéro de la revue Autrement 408 où se sont exprimés à la fois des médecins généralistes et des anthropologues. Ce que revendiquent les généralistes, à travers leurs témoignages, pour constituer l’identité de leur métier, c’est de pratiquer une médecine essentiellement relationnelle et résiduelle. Nous avons bien sûr été interpellé par ces notions qui renvoient à la fois pour nous, sur le plan pratique, à la réalité de l’urgence hospitalière et, sur le plan théorique, à la perspective communicationnelle et psychanalytique que nous avons engagée dans cette thèse pour lire notre objet. Sur le plan théorique en effet, la tension repérée par les généralistes entre relation et résidu renvoie pour nous à la tension entre le symbolique et le réel. Cela renvoie aussi, plus précisément, à ce que nous évoquions plus haut au sujet de la tension entre les tentatives diverses de sémiotisation de la souffrance et du symptôme et le reste produit dont il est fait un usage différent par les médecins somaticiens et les psychiatres. Aux urgences, ce sont les médecins somaticiens, généralistes, qui ne savent pas faire usage du reste de la sémiotisation – du reste qui apparaît suite aux tentatives de mise en ordre du symptôme dans les références de la médecine. Ce sont alors les psychiatres – spécialistes – qui traitent ce reste, ce résidu de la médecine scientifique. Or, cette logique que nous observons aux urgences est tout le contraire de la médecine de ville si l’on se réfère à ce que nous dit Galam de la médecine générale :

‘« Le généraliste prend en charge les maladies fonctionnelles, « essentielles », ou même « imaginaires », toute cette pathologie en marge de la médecine, avant, pendant, et après la médecine organique. Il est aussi spécialiste de toutes les maladies de la vie, toutes celles qui ne sont pas vraiment reconnues comme telles, celles qui viennent de difficultés sociales, familiales ou affectives pour lesquelles il est bien plus compétent que n’importe quel spécialiste et peut tout à fait servir de recours spécialisé à ceux qui, ayant fait le tour des différentes spécialités et des médecines alternatives, souffrent toujours »409.’

C’est en partant de ce constat, selon lequel la médecine générale arrive après épuisement des spécialités, qu’il la considère comme résiduelle. C’est d’ailleurs comme cela qu’elle est implicitement considérée dans les échelles de légitimité des pratiques et des carrières dans le champ médical, instituées par l’Université : « La médecine non spécialisée est ressentie encore comme trop vague. Elle devient « générale » et pourrait en fait être qualifiée de résiduelle »410. Aux urgences, les généralistes ont des difficultés à accepter ces aspects imaginaires ou résiduels des demandes soulignés par Galam comme étant au cœur des attentes des patients vis-à-vis des médecins. Nous en avons des exemples nombreux dans notre journal, mais peut-être pourrons-nous citer cette petite saynète de l’observation 20 où l’on voit un médecin avec ses internes qui, à peine sorti de la chambre du patient, lance à tue-tête un commentaire ironique sur celui-ci : « Monsieur T. est grand habitué [du service d’urgence] alcoolique qui veut se suicider le soir et vivre le matin ». On voit bien comment, dans ce qui se veut un trait d’esprit à destination des internes, une sorte de dénigrement du patient s’opère quand rien d’organique n’a pu être trouvé pour qualifier le recours du patient. Or, c’est sans doute précisément cette question à la vie, au sens de la vie, qu’était venu poser le patient aux médecins des urgences.

Or, une réponse sur le sens de la vie, c’est bien ce qu’attendent les patients de la part de médecins qui s’occupent du corps et de la personne globale – générale. Le patient s’adresse à ce médecin – généraliste – pour éviter, précisément, la segmentation de sa personne en une série d’organes qui connaîtrait des pannes. C’est son rapport à la vie (et à la mort) que le patient vient interroger auprès du médecin, comme nous le dit Le Breton, toujours dans ce même ouvrage sur les généralistes :

‘« La demande de signification adressée au médecin porte anthropologiquement au-delà de la souffrance ou de l’anxiété immédiates, elle engage en profondeur la signification de l’existence quand l’irruption du mal la met en porte à faux. Comprendre le sens de sa peine est un autre façon de comprendre la sens de sa vie »411.’

Cette citation montre bien comment la demande immédiate (dans l’urgence, donc) voile toujours une interrogation plus profonde qui renvoie à une temporalité subjective et psychique plus longue que celle du présent du recours.

Ce qui est peut-être le plus étonnant dans cette « saynète » que nous relatons est que le médecin dont nous parlons est en décalage complet avec le modèle du médecin généraliste évoqué par les témoignages que nous lisons. En effet, non seulement ce médecin manque la demande de signification du patient sur son existence mais, en plus, il semble complètement évacuer la dimension relationnelle, transférentielle, du soin. En se moquant ouvertement du malade devant sa chambre, le médecin se met dans une posture où il ne se fera jamais le médiateur entre le malade et sa souffrance, dont Galam nous indique pourtant qu’il s’agit d’une fonction essentielle de la médecine :

‘« C’est « en jouant » pleinement et authentiquement son rôle de docteur que le praticien aide son patient à tenir totalement son rôle de malade pour pouvoir mieux en sortir. (…) Le médecin dispose du pouvoir de se prescrire, c’est-à-dire de se laisser plus ou moins bien utiliser par son patient. Il n’est plus ici l’artisan qui va façonner le corps soumis du patient, mais plutôt l’outil humain plus ou moins flexible et performant qui va permettre à ce dernier d’intégrer et dépasser sa maladie. Il permet au malade de mieux « communiquer » avec sa maladie »412.’

Galam résume alors cette propriété malléable et adaptative de la médecine générale en parlant de médecin-caméléon413. Notre médecin des urgences n’est ainsi pas caméléon, mais se veut l’artisan qui façonne un corps soumis. C’est bien parce qu’il considère sans doute que son patient est réductible à un corps, qu’il peut se permettre de le dénigrer en sa présence.

Ce point de vue sur l’urgence à partir de la médecine générale ne consiste pas en un souhait de stigmatiser ou de normer la pratique médicale aux urgences. Elle se veut simplement un point de repère. Nous repérons que ce sont les psychiatres qui, aux urgences, endossent pour partie le rôle de la médecine générale de ville.

En fait, ce constat n’est pas vraiment étonnant. Si les psychiatres aux urgences peuvent être apparentés à des généralistes de ville c’est qu’ils ne sont sans doute pas, à proprement parler, des spécialistes, au sens où l’entend l’institution médicale (hôpital et université). Leur spécialisation ne consiste pas en effet en une segmentation du corps. La spécialité du psychiatre, c’est le psychisme. Or, le psychisme est impossible à rabattre sur un organe, même pas sur le cerveau, ce que pourrait laisser penser un raisonnement trop rapide et courant qui, partant du constat que le psychiatre prescrit des médicaments qui ont une action sur le cerveau, conclut à une équivalence entre psychiatrie et neurologie. L’approche clinique de la psychiatrie, en tous cas celle que nous avons observée aux urgences, est précisément celle qui tente de « rassembler » le sujet en situant le symptôme dans une histoire singulière et collective. La seule division du sujet que la psychiatrie accepte est celle, fondamentale, entre corps et langage et qui justifie toute sa place aux urgences car elle permet de conférer un statut très spécifique au symptôme qu’elle inscrit à fois dans le corps (qui fait mal sous la forme de la lésion, de la douleur ou de l’affect) et dans le langage (sous la forme de la métaphore ou de la métonymie d’un conflit psychique, d’une difficulté sociale414). Rappelons-nous à ce sujet le cas d’Hector qui présente un symptôme somatique pour dire son isolement social.

Cet apparentement des psychiatres des urgences aux médecins généralistes de ville n’est cependant pas une superposition. Le psychiatre des urgences ne peut pas être un « caméléon » au même titre que le généraliste car il n’a pas connaissance de l’histoire longue du patient. On comprend alors la signification de la phase d’enquête sur la vie du patient à laquelle se consacrent les psychiatres quand ils reçoivent un patient inconnu (cf. observation 2). Une lecture trop rapide de ce phénomène pourrait amener à l’interpréter un peu à la manière foucaldienne, sous l’angle de la surveillance ou du gouvernement des corps. Il est vrai que les psychiatres s’instruisent, auprès de la famille et d’un certain nombre d’institutions (sociales, médicales, judiciaires), sur le patient avant de le rencontrer. Cela amène à une lecture du recours du patient dans un discours institutionnel déjà construit, certes. Mais c’est aussi cette précaution, cette récolte d’information, qui a une chance de faire résonner le trouble singulièrement pour le patient et lui amener des réponses en termes de sens. Impossible, ainsi, de comprendre le lapsus de la mère de Justine (fragment clinique 14) sans connaître le parcours de la jeune fille dans le milieu hospitalier. De même, l’information médicale sur les patients, stockée sans limite de durée grâce à l’informatique, contribue à élaborer, pour les soignants, une sorte de continuité de la vie du patient au-delà du caractère éphémère de son recours.

A bien y réfléchir, on peut aussi comprendre la posture des médecins somaticiens généralistes aux urgences qui sont pris dans des contraintes institutionnelles telles qu’il sont obligés de refouler la dimension relationnelle de leur métier. S’ils voulaient véritablement écouter les patients plutôt que de seulement les voir, pour reprendre la distinction de Laplantine, ils ne seraient plus en mesure de répondre aux exigences d’orientation de l’institution hospitalière. Les urgences se présentent en effet, certains jours de forte affluence, comme une gare de triage : les médecins sont alors contraints de répondre d’abord à l’institution avant de répondre aux patients. Or l’institution pose des questions radicales, presque dichotomiques : ce patient doit-il être ou non hospitalisé ? Si oui, quel est le service de spécialité vers lequel il doit être orienté ? Ainsi, avoir trop d’informations sur le patient brouille la capacité de décision des médecins, ce qui peut largement expliquer leur écoute sélective. C’est donc aussi l’organisation institutionnelle des services d’urgence qu’il faut interroger.

Cette réflexion nous amène maintenant à une conclusion plus générale. Le modèle du médecin généraliste auquel nous avons soumis l’urgence hospitalière semble indiquer qu’il n’y a plus de possibilité, aujourd’hui, de trouver à l’hôpital des médecins qui puissent à la fois assurer les dimensions techniques/scientifique et relationnelles/symboliques de leur métier. Les services d’urgence sont un lieu idéal pour observer cela car dans leur espace se projette cette diffraction, cette division de la médecine contemporaine. Les services d’urgence sont en cela un lieu à part de l’hôpital car ils parviennent tout de même à faire cohabiter, à ce que se juxtaposent, ces deux dimensions de la médecine sans qu’aucune, au fond, ne cannibalise vraiment l’autre. Au lieu qu’un médecin en particulier supporte cette division, chaque médecin se donne l’illusion d’une uniformité de sa pratique et renvoie à l’organisation institutionnelle le soin de faire perdurer les deux dimensions du soin.

Nous souhaitons maintenant achever notre lecture de l’urgence en termes de sémiotique politique en nous penchant désormais plus particulièrement sur la problématique de l’énonciation dans l’urgence. A quelles conditions la dimension signifiante du soin peut-elle émerger quand le temps pour dire est limité ?

Notes
407.

LAPLANTINE, François. Anthropologie de la maladie. Préface de Louis-Vincent Thomas. Payot, 1986.

408.

Infiniment médecins. Les généralistes entre la science et l'humain. 1996, n° 161. Autrement. Coll. « Mutations ».

409.

GALAM, Eric. « Les généralistes : fossiles ou précurseurs ? ». In Infiniment médecins. Les généralistes entre la science et l'humain. 1996, n° 161. Autrement., pp.14-15

410.

Ibid., p13

411.

LE BRETON, David. « Le médecin, l'organe malade et l'homme souffrant ». In Infiniment médecins. Les généralistes entre la science et l'humain. 1996, n° 161. Autrement, p.39.

412.

GALAM, Eric. « Le remède-médecin ». In Infiniment médecins. Les généralistes entre la science et l'humain. 1996, n° 161. Autrement, p.52

413.

Nous approfondirons ces éléments sur la place de l’imaginaire et de la théâtralisation dans l’urgence au chapitre suivant

414.

On sait ainsi combien les accidents du travail et les « troubles musculo squelettiques » parlent de situations de souffrance psychique au travail, bien avant les spectaculaires suicides qui ont récemment fait le Une des journaux.