A. Des cas de confrontation entre les identités médicales

Les exemples où se manifeste la confrontation entre les identités médicales sont nombreux dans le journal ethnographique. Nous n’en relèverons que quelques-uns en tâchant de faire en sorte qu’ils ne soient pas trop excessifs, pour éviter toute caricature de la vie du service. Nous ne reviendrons ainsi pas sur les conflits ouverts qui se déclarent dans les réunions cliniques du matin ou lors de la « criée » quand les médecins somaticiens dépeignent les patients de la psychiatrie comme de faux-malades qui encombrent des lits, en dévalorisant, du même coup, le métier des psychiatres. De même, nous avons déjà évoqué la manière différenciée dont les somaticiens parlent des patients de la psychiatrie dans un vocabulaire trivial (« il décartonne », « c’est un grand barjo », etc.) alors qu’ils désignent toujours leurs patients dans le vocabulaire technique consacré par la médecine scientifique. Ces phénomènes ont un caractère trop appuyé et emporté pour vraiment nous enseigner sur le quotidien des rapports entre soignants dans le service. A vrai dire, ces comportements et discours sont des exacerbations de ce qui existe quotidiennement de manière plus larvée mais plus apaisée. Les discours de dénigrement clamés haut et fort surgissent lors de moments de forte pression institutionnelle, dans des contextes de raréfaction des lits où chaque médecin doit se battre pour « caser » son patient et faire évacuer des lits qu’il estime occupés illégitimement.

Pour bien comprendre la confrontation des identités soignantes, il est intéressant de faire l’analyse, à travers quelques situations « apaisées », des représentations du métier que chaque catégorie de soignant prête à l’autre. La façon de dire comment l’autre travaille est ainsi une manière de dire, en creux, en quoi consiste son propre travail. Nous allons ici nous prêter, de manière très descriptive, à l’observation de ce jeu de miroir inversé.

Commençons par la représentation du métier de psychiatre par les somaticiens. Nous relèverons ici deux exemples dont le premier se situe à l’observation 4.

Il s’agit d’un épisode où, devant la machine à café du service, je426 fais la rencontre d’un médecin somaticien avec qui j’ai une conversation au sujet de ma recherche dont il me demande de lui exposer les grandes lignes. Mon attention se porte sur deux éléments. Le premier est qu’il ponctue mes propos de remarques sur sa manière de concevoir son travail autour de ses aspects techniques. Le deuxième est qu’il produit d’abord un jugement sur mon travail en le qualifiant « d’intellectuel », avant de me faire une remarque sur mon énonciation en me disant que je parle « comme un psychiatre ». A travers ces quelques éléments piochés dans une conversation anodine – une pause café – se dessine ce qui fait le cœur des conflits d’identité entre psychiatre et somaticiens. On voit comment la conception du travail se distribue entre deux pôles : celui de la technicité d’un côté et celui de la parole et de la pensée de l’autre. Le somaticien se range du côté de la technicité et renvoie ses collègues psychiatres, à travers moi qui lui parle de ma conception de l’urgence comme lieu de médiation et de communication, à un statut « d’intellectuel », c’est-à-dire, pour le médecin, au statut de celui qui ne travaille pas avec ses mains et qui, en plus, fait un usage singulier du langage. Ce qui est intéressant, c’est qu’à travers cette position dénigrante, il y a une forme de vérité qui émerge tout de même et qui renvoie au clivage que les anthropologues ont repéré dans notre médecine contemporaine entre les médecins qui voient et agissent d’un côté et ceux qui écoutent et parlent, de l’autre. Il semble que les médecins aient pleinement intégré cette diffraction de leur métier qui ne peut se trouver rassemblée dans un seul sujet médecin mais entre des médecins aux métiers différents. On pourrait dire que les médecins refoulent ce qui pourrait constituer une division instituée par la spécificité de leur métier situé entre l’abord technique du corps et la construction de la relation de soin.

Toujours à l’observation 4, un autre épisode vient confirmer nos interprétations où ce sont cette fois les psychiatres, lors d’une discussion dans une réunion clinique à laquelle nous assistons, qui se situent contre une vision de la médecine orientée par la biomédecine et par l’exclusivité du regard dans la clinique. C’est ce que montre leur critique du DSM et la promotion de la référence à la psychanalyse. Le chef de clinique de psychiatrie tient ainsi ce discours à ses internes : « sans la dimension métapsychologique, absente des grilles internationales de classification des troubles psychiques, on évacue la question du lien. Avec le DSM, on perd ce fort levier thérapeutique ». Cette fois, il est intéressant de constater que les psychiatres, dans l’entre-soi de la réunion clinique, c’est-à-dire hors d’une situation de confrontation directe avec les somaticiens, refoulent ce qui a fait le cœur du développement de la médecine moderne, à savoir, la classification des troubles héritée de la démarche propre de la biologie.

La deuxième situation que nous voudrions commenter se situe à l’observation 12. Comme nous l’avons déjà expliqué, les psychiatres, le plus souvent, n’interviennent pas « en première ligne » pour rencontrer les patients, à part pour les cas de trouble à l’ordre public. Dans tous les autres cas, un médecin somaticien voit le patient et demande, s’il le pense nécessaire, un « avis psychiatrique ». Cela fonctionne, aux urgences, pour toutes les sollicitations de médecins spécialistes. Ce protocole institutionnel nous intéresse en ce que la demande du somaticien s’appuie sur une représentation qu’il se fait de la compétence que pourra apporter le psychiatre dans le soin du patient. L’observation 12 montre que les demandes d’avis psychiatriques ne sont pas toujours motivées en des termes strictement cliniques. Ainsi, une nuit, lors d’une garde, un médecin demande au psychiatre d’observer un patient qu’il estime être un « simulateur ». Le psychiatre de garde refuse à son collègue de prendre en charge ce patient au motif que la simulation n’est en rien une catégorie nosographique de la psychiatrie. Le lendemain matin, le chef de service, psychiatre et professeur de médecine légale, règlera ce conflit en requalifiant la demande du somaticien : il rencontrera le patient non pas sur le motif de la simulation mais à partir du symptôme qu’il manifeste : une forte angoisse.

A travers cette situation, c’est la conception de la vérité dans la médecine et dans le soin qui apparaît comme une ligne de partage déterminante dans les identités soignantes. On peut supposer que le somaticien sollicitait son collègue psychiatre en toute bonne foi, sans l’intention explicite de le renvoyer explicitement à un rôle de juge qui doit trancher sur la vérité des faits. Sans doute l’inquiétude du somaticien sur la simulation le renvoyait à une inquiétude propre à son métier qui est de pouvoir identifier une étiologie à partir d’une description où les mots du patient doivent correspondre, au plus près, à la chose qui lui arrive (douleur, lésion). Si le psychiatre a refusé cette sollicitation, c’est sans doute parce qu’il n’a pas du tout la même conception de la vérité. Or cette conception signe, en quelque sorte, son identité de soignant, la spécificité de son métier. Renvoyer le psychiatre au rôle d’évaluer si le patient ment ou pas, c’est lui enlever ce qui fait le cœur de la clinique psychiatrique qui n’est pas de rechercher la vérité des faits (de voir une correspondance entre les énoncés du patient et la vérité de ce à quoi ils renvoient) mais de cerner celle des sujets (qu’est-ce que l’énonciation du patient indique sur son rapport aux autres, sur ses fantasmes, ses conflits psychiques… ?). Le psychiatre cherche à comprendre une réalité psychique qui ne se fonde pas sur une logique de la cause : en psychiatrie chaque cas est singulier, ce qu’illustre bien le fait que des événements de vie identiques sont interprétés et traités psychiquement de manière différente selon chaque sujet.

Les psychiatres, de leur côté, ont aussi des conceptions quelque peu arrêtées sur le métier de leurs collègues somaticiens. Là encore, nous proposons d’extraire deux situations du journal. La première se situe à l’observation 3. Il s’agit d’un commentaire amer d’une psychiatre suite à un patient qu’un somaticien lui adresse. Pour elle, les somaticiens se débarrassent des patients qui présentent des pathologies trop complexes sans se soucier de savoir si leurs symptômes correspondent à la compétence propre des psychiatres. Elle se plaint, à propos d’un patient qui présente des signes d’incurie et de démence avancées, qu’on lui « adresse un patient inclassable ». Selon elle, les patients qui ne sont pas susceptibles d’être acceptés facilement dans un service hospitalier parce que leurs problèmes sont multiples – donc pas réductibles à une monopathologie – ou parce qu’ils présentent des troubles de comportement trop importants – et risquent de perturber les services – sont relégués, comme des déchets, aux psychiatres qui se retrouvent devant le même type de problème. En effet, ce patient qui fait l’objet de la discorde semble plutôt relever d’une prise en charge en neurologie ou en gériatrie. L’hôpital psychiatrique refusera en effet ce patient. Nous repérons dans le discours de la psychiatre en train de commenter cela une conclusion importante : dans ces cas de relégation, dit-elle, « le psychiatre sert parfois seulement à juguler l’angoisse des soignants ».

Dans cette situation, il nous semble important de noter comment la psychiatre interroge sa place aux urgences (« médecin-poubelle » qui reçoit les déchets des somaticiens) non pas à partir d’un fonctionnement institutionnel global, mais à partir d’un comportement propre à une autre catégorie de médecins qui agiraient mal. Au fond, les problématiques d’orientation des patients sont un problème structurel et chronique des services d’urgence : c’est même ce qui justifie l’existence de ces services qui ont notamment pour fonction d’accueillir les demandes non-programmées, inattendues, pas spécifiquement calibrées pour les parcours de soin. Le médecin somaticien s’institue alors un peu, dans la formule du psychiatre aux allures paranoïaques, comme l’autre méchant et tout-puissant, comme s’il n’était pas pris dans des exigences institutionnelles qui peuvent le dépasser et expliquer par ailleurs ses manières de procéder. Notons aussi le mode défense de la psychiatre qui enferme ses collègues soignants dans un symptôme, l’angoisse, qui appartient au champ de la psychiatrie. Si le somaticien agit de la sorte, c’est qu’il est angoissé, c’est pour ça qu’il sollicite le psychiatre, pour ce patient qui n’est qu’un prétexte pour traiter sa propre angoisse. En renvoyant le médecin à ce statut angoissé, la psychiatre retrouve son identité de psychiatre égratignée à travers le patient déchet qu’on lui adresse et auquel elle s’était identifiée métonymiquement. On est ici dans une situation exactement inverse – en miroir – de celle des propos du somaticien devant la machine à café.

Nous avons pu constater le même procédé de jugement des somaticiens chez une interne de psychiatrie, à l’observation 7. On retrouve le reproche de l’orientation vers la psychiatrie des patients résidus ou déchets : l’interne se plaint ainsi qu’on lui attribue « les patients pour lesquels plus rien ne peut faire l’objet d’un examen somatique »427. Cette fois, l’interne n’interprète pas ce procédé comme le résultat d’une angoisse, mais comme le résultat d’une pratique clinique qui serait propre aux somaticiens, du côté de « l’automatisme » dans le rapport aux patients. Il faut savoir lire ce que l’interne distingue, par ce terme fort, entre la clinique psychiatrique et la clinique somatique et qui est à même, pour elle, de fonder les identités soignantes. L’interne défend en creux le fait que la psychiatrie soit une clinique de la singularité qui, en cela, se distancie de la clinique somatique qui chercherait à répéter des protocoles pour universaliser le soin. Il s’agit, au fond, de toute la différence que nous avons déjà largement abordée entre logique du sens et logique de la cause dans le soin.

En s’instaurant comme espace d’expression et de confrontation des identités médicales, les services d’urgences se comportent, en quelque sorte, comme un espace public de l’hôpital où s’actualisent et s’expriment presque publiquement les débats qui traversent l’intérieur plus feutré de l’institution. On peut ainsi penser au très médiatique Patrick Pelloux qui a contribué à introduire dans l’espace public les problématiques de santé publique à partir de la question de l’urgence. Ainsi, la spécificité de l’approche en sciences de l’information et de la communication, qui permet de repérer l’émergence et la formation d’un espace public à partir de l’expression des identités médicales et de leur signification aux urgences, permet, plus largement, de rendre compte de la signification politique de l’institution hospitalière.

Notes
426.

Pour les commodités de la rédaction et dans un souci de cohérence avec la spécificité de l’énonciation mise en œuvre dans le journal ethnographique, ce passage sera rédigé à la première personne du singulier.

427.

Nous reviendrons sur cet aspect du patient-déchet, qui n’est pas une simple perception de la part des psychiatres. Mais nous cherchons ici à comprendre comment les psychiatres se servent de cette réalité pour décrire leurs collègues. Cela nous permet de mieux saisir les distinctions entre les identités soignantes.