B. Des formes de médiations entre les identités médicales

Malgré les jeux de confrontation entre les identités que nous venons de décrire, il existe des formes de juxtaposition ou d’articulation des différentes cliniques qui justifient que médecine somatique et psychiatrie coexistent aux urgences.

1. Le D.M.U : outil controversé et espace symbolique de coopération médicale

En se reportant aux observations 5 et 8, on pourra constater qu’il existe un « lieu » symbolique dans le service d’urgence qui réunit les différences que nous venons de décrire. Il s’agit du Dossier Médical d’Urgence (le D.M.U) qui est le registre informatisé du service d’urgence. Il contient un nombre important d’informations sur les patients qui peuvent être entrées par tous les soignants (infirmiers, médecins, spécialistes). Ce registre sert aussi aux services administratifs pour comptabiliser les actes médicaux et établir les coûts de fonctionnement du service. En effet, chaque consultation, acte médical, ou prescription est répertoriée dans ce registre dès qu’il a eu lieu auprès du patient. Cet outil a aussi une fonction juridique puisqu’il enregistre les horaires et les temps de prise en charge. Aussi, lors de la prescription de contention en psychiatrie, il rappelle automatiquement et régulièrement au médecin de réévaluer la nécessité de la mesure de contention. Cela permet notamment d’éviter des violences médicales abusives et de réguler la pratique de la contention en lui donnant une justification la plus médicale possible428. En outre, cette interface informatique organise la prise en charge d’urgence en établissant un ordre de passage des patients (observation 18).

Nous avons déjà pu montrer combien cet outil était controversé dans le service. Il fait notamment l’objet de critiques importantes de la part des psychiatres qui contestent son architecture. En effet, le registre exige, lors de chaque consultation médicale, d’entrer, sous formes de cases à cocher, la symptomatologie du patient et un diagnostic. Si cela peut correspondre à la médecine somatique, la psychiatrie n’est souvent pas en mesure de dresser un diagnostic dans le temps de l’urgence. Ainsi, le registre propose des classifications nosographiques et étiologiques qui ne peuvent rendre compte de la clinique psychiatrique menée aux urgences, qui se fonde sur la parole et l’échange communicationnel. Quand il rencontre le patient, ce qui importe au psychiatre n’est pas tant de savoir de quel type de névrose ou de psychose il souffre, mais plutôt de chercher à mettre en œuvre, comme nous l’avons montré, des formes d’efficacité symbolique, des formes de reconstitution de la médiation pour répondre à la forclusion du symbolique, momentanée ou durable, dont souffre le patient. Le symptôme psychique a en effet la particularité de devoir être entendu comme la manifestation d’une singularité, comme l’expression d’un conflit psychique qui met en tension un désir singulier avec les exigences de la sociabilité. Pour illustrer cela, reprenons l’exemple d’Hector429. Peu importe la désignation spécifique de sa psychose – que demande pourtant le registre médical – puisque la prise en charge psychiatrique a consisté à entendre, dans la manière dont il a présenté son symptôme et dans l’usage qu’il a fait de l’institution, sous quelle modalité Hector pouvait recevoir un soin et une reconnaissance sociale, hors de l’hospitalisation psychiatrique. L’abord des symptômes par la psychiatrie a ceci de particulier qu’elle n’associe pas un symptôme à un parcours de soin qui lui serait lié automatiquement. Sans doute Hector était-il en crise et porteur d’une psychose paranoïaque : un tel diagnostic nécessite souvent une hospitalisation qui n’a pourtant pas eu lieu dans son cas dont la psychiatre a reconnu la singularité. La structuration des items du registre informatique pousse en revanche dans un sens inverse, celui de l’automatisation et de la rationalisation des parcours.

Pour parer à cette inadaptation du registre à leur clinique, les psychiatres font un usage spécifique du DMU en exploitant au maximum la case des observations libres qui, après être passé par l’étape des cases à cocher, ouvre à la possibilité d’un commentaire et d’un récit sur la prise en charge du patient. Une description clinique se déploie alors qui croise énoncés du patients et énoncés du psychiatre.

Ainsi, malgré ses « défauts », le D.M.U fait l’objet d’usages diversifiés qui permettent à chaque acteur de l’institution de donner une valeur différenciée à l’information médicale. Les agents administratifs y récupèrent de quoi tarifer les actes, s’assurer du droit des patients et se protéger du phénomène de judiciarisation du champ de la santé. Les médecins somaticiens et les infirmiers peuvent mieux rationaliser leur travail et leur collaboration, ce qui a notamment pour effet de structurer le chaos apparent de l’urgence (ordre des patients à examiner, ordre des soins et examens à effectuer, prescriptions, construction du dossier qui s’édite et se met en forme automatiquement pour les services de spécialité en aval des urgences). Enfin, les psychiatres y voient un moyen d’inscrire et de traduire, dans l’institution, l’histoire de vie d’un patient, ses énoncés, la spécificité d’une demande : cela permet notamment, lors des recours ultérieurs du patient, de dilater le temps de l’urgence qui est toujours un peu contradictoire à la logique du soin psychique.

Ainsi, le D.M.U constitue un point de convergence où se croisent symboliquement et se parlent, dans des registres de discours sensiblement différenciés, les différents acteurs impliqués dans l’accueil d’urgence. Il rassemble, en quelque sorte, sur un même support, la diffraction des identités médicales propre à la division du travail dans les services d’urgence. Alors que l’espace du service d’urgence est un lieu où se diffractent, se juxtaposent voir se confrontent les identités soignantes, le D.M.U est un champ symbolique où se rassemblent ces identités par la circulation, l’inscription et la structuration de l’information médicale issue de chaque acteur qui contribue au soin.

Notes
428.

Lors de notre enquête ethnographique, nous avons ainsi été témoin de l’« oubli » d’un patient contenu en attente d’un transfert en hôpital psychiatrique (observation 4). Par ailleurs, nous avons été associé à une réflexion sur les pratiques et les représentations de la contention par les soignants du service. Cela nous a permis de comprendre combien l’usage de la contention pouvait être détourné de son but médical pour mettre à distance des patients indésirables (agitation psychotique, patients alcoolisés) qui perturbent le fonctionnement du service.

429.

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