Chapitre 3 : La dimension tragique et imaginaire de la psychiatrie d’urgence : une analogie avec la tragédie dans le théâtre grec antique

‘« JOCASTE : Je sais ce que je dis. Va, mon avis est bon.
ŒDIPE : Eh bien ! Tes bons avis m’exaspèrent, à la fin.
JOCASTE : Ah ! Puisses-tu ne jamais apprendre qui tu es !
ŒDIPE : N’ira-t-on pas enfin me chercher ce bouvier ? Laissons-la se vanter de son riche lignage.
JOCASTE : Malheureux ! Malheureux ! Oui, c’est là le seul nom dont je puis t’appeler. Tu n’en auras jamais un autre de ma bouche.
(Elle rentre, éperdue, dans le palais.)
LE CORYPHEE : Pourquoi sort-elle ainsi, Œdipe ? On dirait qu’elle a sursauté sous une douleur atroce. Je crains qu’après un tel silence n’éclate quelque grand malheur.
ŒDIPE : Eh ! Qu’éclatent donc tous les malheurs qui voudront ! Mais mon origine, si humble soit-elle, j’entends, moi, la saisir. Dans son orgueil de femme, elle rougit sans doute de mon obscurité : je me tiens, moi, pour fils de la Fortune, Fortune la Généreuse, et n’en éprouve point de honte. C’est Fortune qui fut ma mère, et les années qui ont accompagné ma vie m’ont fait tour à tour et petit et grand. Voilà mon origine, rien ne peut la changer : pourquoi renoncerais-je à savoir de qui je suis né ?
(Le Chœur entoure Œdipe et cherche à le distraire de son angoisse.) »
« Oedipe roi ». In SOPHOCLE. Tragédies complètes. Traduction de Paul Mazon. Gallimard. Coll. « Folio », Classique, p.221’

Dans ce chapitre, nous souhaitons défendre l’hypothèse que l’urgence psychiatrique est une tragédie. En supposant ceci, il ne s’agit pas simplement de dire que les situations d’urgence psychiatrique renvoient, pour les sujets concernés, à une détresse profonde, irrémédiable ou funeste. Bien sûr, nous l’avons vu, tout recours aux urgences prend racine sur une angoisse de mort, où le futur est envisagé de manière pessimiste et avec une vive émotion. Même plus, le temps se suspend et l’existence n’a plus de sens : elle se résume au présent de l’angoisse, dans une expérience pleine de la souffrance, de la douleur, du réel qui menace la possibilité du lien aux autres tant le sujet est isolé dans une expérience singulière, impossible à partager avec un semblable. L’urgence psychiatrique est une tragédie en ce qu’elle renvoie à un événement tragique, au surgissement d’un événement inattendu, imprévisible, terrible et violent, à un événement critique, en somme, qui reconfigure radicalement, pour le sujet, sa représentation du passé et de l’avenir, son rapport à la vie et aux autres. Ainsi, il est « tragique » de tomber dans le coma, de subir une amputation ; une tentative de suicide est une « tragédie » dans une famille... C’est le genre de situations accueillies dans les services d’urgence. Mais nous voudrions donner plus de souffle à cette analogie entre urgence et tragédie en soulignant que la tragédie n’est pas un simple synonyme de terreur ou d’émotion violente et spectaculaire, comme le suggère l’usage commun et courant du mot.

De manière beaucoup plus heuristique pour notre thèse, il convient donc de renvoyer la tragédie, pour la comparer aux situations d’urgence psychiatrique et à la prise en charge, au genre littéraire et théâtral et au dispositif social et politique qu’elle exprimait dans le monde grec antique. Selon nous, l’urgence est une tragédie en ce qu’elle obéit, en plusieurs points remarquables, au genre et au dispositif tragique, ainsi qu’à sa fonction sociale. En fait, nous concevons la métaphore de la tragédie grecque comme un moyen analogique et théorique qui nous permette d’articuler les dimensions symboliques et imaginaires de la psychiatrie d’urgence. Pour nous, la tragédie représente un dispositif, ou une « structure modèle », d’articulation entre l’imaginaire et le symbolique. En effet, il s’y joue ou s’y raconte des histoires ou des mythes (dimension fictionnelle de la tragédie) qui sont mis en scène et représentés dans un lieu public où la loi s’exprime (dimension symbolique de la tragédie)430. Parallèlement, les urgences psychiatriques sont le théâtre de situations tragiques où se racontent des histoires incroyables, folles ou fantasmées (dimension imaginaire de l’urgence) mais elles sont aussi un lieu public dans lequel se reconstruit une médiation possible entre désir et norme, où s’expriment, sous diverses représentations et signes, le collectif, la loi et les exigences de la sociabilité (dimension symbolique, on l’a vu, de la psychiatrie d’urgence). La tragédie, comme la psychiatrie d’urgence, qu’on pourrait qualifier de structures qui mettent en question l’identité dans un impératif de décision, convoquent toujours, en les articulant, les trois registres du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Si le réel apparaît dans la tragédie et dans l’urgence sous la forme de l’événement de la mise en scène et des contraintes de la représentation, nous nous intéresserons davantage ici sur les points d’articulation et les surfaces de recouvrement du symbolique et de l’imaginaire. Symbolique et imaginaire ne se recouvrent pas en tant qu’ils sont identiques, mais parce qu’ils s’expriment parfois dans le même temps. Un phénomène observable dans la tragédie et dans l’urgence peut ainsi se caractériser dans les deux dimensions. Ainsi, les histoires qui se racontent sont dans le symbolique (elles obéissent à un code : celui de la fiction propre au registre tragique, celui correspondant au registre de discours attendu entre patient et psychiatre, par exemple) en même temps qu’elles sont traversées d’une dimension imaginaire (le rapport aux dieux dans la tragédie, les délires et les fantasmes dans la psychiatrie d’urgence). Nous verrons comment la catharsis, qui intervient dans les deux phénomènes de l’urgence et de la tragédie, possède cette dimension imaginaire de sublimation de l’identité en même temps qu’elle répond à une sorte d’impératif symbolique de se « purifier »431.

Nous souhaitons donc montrer que les services d’urgence peuvent s’apparenter à un théâtre, à la fois comme scène où se jouent et se racontent des histoires (lieu symbolique de représentation et lieu d’expression de l’imaginaire à la fois) et comme lieu public, comme une institution qui a une dimension politique dans l’espace public. Ainsi, nous cherchons à embrasser la figure du théâtre tragique dans toutes ses dimensions, depuis ses caractéristiques sémiotiques et dramatiques jusqu’à ses caractéristiques politiques et architecturales. En effet, au pavillon N, nous avons certes repéré le récit d’histoires tragiques mais aussi une organisation spatiale du service comparable à l’organisation spatiale, sur le plan architectural, du théâtre grec : scène, orchestre et gradins s’y retrouvent d’une certaine manière.

Mais avant de nous lancer plus avant dans cette analogie, il convient de préciser la place de ces réflexions dans la démarche globale de la thèse. Sur le plan épistémologique, nous devons en effet préciser la nature et la logique précises de notre recours aux lettres anciennes, qui ne sont pas notre spécialité académique. Nous devons aussi montrer les conditions d’applicabilité de notre analogie, qui pourrait, sinon, présenter le risque de l’anachronisme (interpréter un phénomène très contemporains à partir d’un dispositif très ancien) et de l’artificialité (nouer artificiellement deux réalités trop hétérogènes comme le soin et le théâtre).

Notre réflexion se déroulera donc en trois temps. Après avoir examiné les enjeux épistémologiques de la démarche analogique et les conditions d’applicabilité de la métaphore tragique à la psychiatrie d’urgence, nous proposerons une nouvelle sémiotisation de l’espace du service d’urgence à partir des lieux repérables dans le dispositif de la tragédie grecque. Enfin, nous montrerons la dimension tragique de la psychiatrie d’urgence à travers les aspects de dramatisation de la rencontre entre soignants et patients, au service du soin. Notre hypothèse consistera à dire qu’autant la théâtralisation de la souffrance par les patients que la dramaturgie des médecins urgentistes constituent des moyens de reconstituer la médiation réel-symbolique à travers des expressions et des représentations imaginaires de la souffrance et du soin.

Notes
430.

Cette formulation, un peu longue, qui sert à mieux rendre compte de notre analogie avec l’urgence, peut être ramassée en une formule plus courte sur la tragédie grecque que Pierre Vidal-Naquet reprend à Walter Nestle : « La tragédie prend naissance quand on commence à regarder le mythe avec l’œil du citoyen » (in « Oedipe à Athènes », préface de Pierre Vidal-Naquet à SOPHOCLE. Tragédies complètes. Coll. « Folio », Classique, p.10-11).

431.

Ce terme de catharsis qui signifie donc en grec « purification » est particulièrement intéressant pour notre recherche puisqu’il a des ramifications de sens au moins dans trois directions. Celui du théâtre et celui de la psychanalyse (Le Robert nous indique que la catharsis peut être entendue, dans le champ de la psychanalyse, comme un synonyme de l’abréaction que nous avons traitée dans le chapitre sur l’efficacité symbolique). Il annonce aussi, à travers la métaphore du nettoyage et de la propreté qu’il évoque, notre prochain chapitre sur le réel de l’urgence hospitalière qui se manifeste principalement sous la forme du déchet.