A. Poursuivre l’approche multifocale et pluridisciplinaire de l’urgence psychiatrique : cohérence avec les apports conceptuels précédents et ancrage en SIC

Comme nous l’indiquions lors de nos considérations épistémologiques au début de cette thèse, nous avons fait le choix d’une approche à la fois multifocale et pluridisciplinaire de l’urgence psychiatrique. C’est cette démarche que nous poursuivons ici en ayant toujours à l’esprit le souci de cohérence entre les disciplines et les approches méthodologiques que nous mobilisons. Nous rappelons que deux critères nous guident pour élaborer les conditions de cette cohérence : d’une part, inscrire notre recherche dans le champ des SIC et, d’autre part, inscrire notre thèse dans que nous avons appelé, avec Corcuff, une anthropologie philosophique qui consiste à donner une définition de l’être humain comme sujet parlant et désirant, donc divisé, ainsi que l’a institué, notamment, la psychanalyse. Nous disions alors432 que c’est une anthropologie du désir qui guide les choix théoriques et conceptuels que nous faisons dans la thèse.

Jusqu’à présent, nous avons élaboré l’armature conceptuelle de la thèse autour de trois principaux champs disciplinaires : la psychanalyse, la sémiotique (notamment celle de l’espace) et l’anthropologie. C’est cette approche qui nous a notamment permis de dégager ce que nous avons appelé les « lieux de communication » de l’urgence psychiatrique. C’est aussi cette approche qui nous a permis d’user de la notion d’efficacité symbolique, héritée de l’anthropologie de Lévi-Strauss et réinterprétée par la socio-anthropologie moderne, pour distinguer et différencier des logiques de soin divergentes aux urgences et rendre compte de la spécificité de la relation thérapeutique dans la psychiatrie d’urgence.

A quel titre désormais, compte tenu des constructions théoriques et des résultats que nous avons déjà établis, intégrer à notre thèse l’apport des études en lettres anciennes sur la tragédie grecque ? Nous devons être très précis sur ce point et cela commence notamment par un aveu d’humilité. En effet, nous ne prétendons pas être spécialiste de lettres grecques, loin de là, et c’est donc avec parcimonie et sans érudition que nous allons mobiliser quelques notions clés autour de la tragédie grecque. Cela d’autant plus que nous devons nous assurer que cette démarche est, d’une part, acceptable en SIC et, d’autre part, compatible avec ce que nous avons déjà avancé en sémiotique, en psychanalyse et en anthropologie.

Pour notre court voyage dans la Grèce antique, qui devrait nous amener, à bon port, à l’urgence psychiatrique, nous serons accompagné de trois auteurs : Jacqueline de Romilly433, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet434. Leurs ouvrages auxquels nous ferons référence rendent compte à la fois du dispositif du théâtre antique, de sa fonction politique et sociale dans la cité athénienne, et de quelques analyses de texte de tragédies. Nous avons estimé cela amplement suffisant pour construire notre propos qui ne consiste pas à connaître la tragédie proprement dite, mais à connaître la psychiatrie d’urgence à travers le tamis de la tragédie, tamis dont nous n’avons pas la nécessité qu’il soit trop fin. Enfin, nous nous référerons principalement, pour illustrer certains de nos propos, à Œdipe Roi, de Sophocle. On devine tout de suite la raison de ce choix dans notre thèse compte tenu de la destinée célèbre de ce texte dans le champ de la psychanalyse. Une autre raison a présidé à ce choix, c’est la situation clinique de Monsieur C., dont la famille et la situation personnelle tragique a quelque chose du malheur des Labdacides. Nous y reviendrons.

La première question à laquelle nous devons répondre est la suivante : en quoi les analyses et notions théoriques sur la tragédie grecque contribuent-elles à l’approfondissent de l’interprétation de la psychiatrie d’urgence en sciences de l’information et de la communication, dans une thèse qui s’appuie déjà largement sur la psychanalyse, l’anthropologie et la sémiotique ?

La réponse la plus simple et en même temps primordiale est sans doute que nous avions le sentiment d’un manque ou d’une insuffisance de nos élaborations précédentes à rendre compte de certains phénomènes de la psychiatrie d’urgence. Jusqu’ici, nous sommes parvenu à rendre compte principalement des aspects symboliques de la psychiatrie d’urgence, mais notre expérience ethnographique n’a eu de cesse de nous interpeller sur les aspects imaginaires du phénomène : que faire du fantasme des patients exprimés sur la scène de l’urgence, que dire de l’imaginaire de l’hôpital souvent convoqué par les psychiatres dans les entretiens ? Aussi, des aspects symboliques concernant la théâtralisation des rôles des patients et des soignants aux urgences n’avaient pas été vraiment problématisés. Nous cherchions donc une métaphore théâtrale pour rendre compte de cela, mais pas n’importe laquelle. Encore une fois, un choix assez logique sur les aspects théâtraux, la mise en scène et les jeux de rôle dans le champ hospitalier nous aurait amené vers les travaux de Goffman. Certes intéressant, et nous ancrant d’emblée dans les sciences sociales, nous avons longuement hésité à exploiter ce modèle théorique. C’est la nécessité de trouver une théorie du théâtre qui allie le psychique et le politique – puisque ce sont les deux pôles, en tension dialectique, à l’œuvre dans la psychiatrie d’urgence – qui nous fit abandonner l’idée goffmanienne pour rejoindre la théorie (ou le commentaire) de la tragédie grecque antique. En effet, dans la tragédie, comme aux urgences, une transgression qui s’ignore, ancrée, donc, sur un conflit psychique inconscient, interpelle le collectif.

Nous voilà alors avec un modèle plus convenable pour représenter l’urgence psychiatrique. Contentons-nous, et ce sera sans doute suffisant, de montrer comment la tragédie grecque trouve une articulation avec la psychanalyse, l’anthropologie, la sémiotique et, au final, avec les S.I.C.

L’articulation entre la tragédie et la psychanalyse pourrait sembler évidente et inutile à spécifier ou questionner tant le complexe d’Œdipe a eu du succès dans la théorie psychanalytique. En fait, ce thème a été tellement galvaudé et renvoyé à une série de réalités différentes, divergentes et parfois caricaturales qu’il nous faut préciser le lien que nous tâchons d’établir, pour notre thèse, entre tragédie et psychanalyse. Nous relèverons trois éléments qui permettront d’ouvrir, ensuite, à des applications du rapport tragédie/psychanalyse à la psychiatrie d’urgence.

Le premier élément est qu’il y a dans la tragédie une forme de représentation de l’inconscient en tant que l’inconscient puisse se définir comme la part de désir qui meut le sujet mais qu’il ignore, ou se refuse à reconnaître. Ainsi, Œdipe a entendu l’oracle qui lui a prédit qu’il tuerait son père et coucherait avec sa mère, mais alors qu’il s’éloigne de ce destin, en fuyant loin de Corinthe, vers Thèbes, croyant y échapper, c’est précisément là qu’il y sera confronté avec un nombre d’indices importants qu’il se refuse à entendre, dont il se refuse à prendre la mesure de la signification. Or, c’est bien ainsi que l’inconscient se manifeste au sujet, par l’irruption de signifiants dont le signifié est momentanément perdu : le lapsus est typiquement ce signifiant qui émerge apparemment sans raison et que le sujet, quand on lui fait remarquer, se refuse à entendre la signification. Dans Œdipe Roi, Œdipe dit souvent des paroles équivoques dont il n’entend pas combien, lues autrement, elles concernent son destin tragique. C’est ainsi qu’Œdipe, qui promet de sauver Thèbes de la peste en vengeant la mort de Laïos, vengeance qui, selon les Dieux, serait la solution à la « souillure » de la ville, déclare :

‘« Je me charge de la cause à la fois de Thèbes et du dieu. Et ce n’est pas pour des amis lointains, c’est pour moi que j’entends chasser d’ici cette souillure. Quel que soit l’assassin, il peut vouloir un jour me frapper d’un coup tout pareil. Lorsque que je défends Laïos, c’est moi-même aussi que je sers »435.’

Quand il dit que c’est lui-même qu’il sert, Œdipe affirme à la fois, de manière consciente et manifeste, qu’il se protège de la peste et, de manière inconsciente ou latente, qu’il va ainsi découvrir, sans le savoir encore, son destin et son histoire. Découvrir le meurtrier de Laïos, c’est, pour lui, se découvrir soi-même. On retrouve un énoncé similaire qui prend dimension d’équivoque et d’ambiguïté pour le spectateur mais pas pour Œdipe, quand il déclare, encore à propos de Laïos : « C’est moi dès lors qui lutterais pour lui comme s’il eût été mon père »436. Vidal-Naquet montre bien à ce propos comment la logique inconsciente et même, si l’on extrapole un peu, la logique de la cure, est à l’œuvre dans la tragédie :

‘« L’énigme posée par Œdipe a une réponse qui est lui-même. Comme le notait Aristote (…), ces deux éléments essentiels qui sont dans la tragédie grecque la péripétie, c’est-à-dire le renversement de la situation du personnage, et la reconnaissance, c’est-à-dire la découverte de l’identité, sont dans l’Œdipe réunis »437.’

Retournement et reconnaissance nous semblent les deux logiques auxquelles aboutissement une cure psychique : il s’agit de reconnaître un désir refoulé (donc à retourner438) comme le fondement de son identité de sujet : je ne voulais pas savoir ce qui se manifestait dans mes rêves, mes symptômes, mes actes manqués, mes lapsus et qui sont pourtant au fondement mon identité, de ma singularité. La tragédie et la psychanalyse sont des œuvres de déchiffrement dans lesquelles est embarqué un sujet qui ignore – ou refoule –, au départ, qu’il sait quelque chose de ce qui lui arrive en refusant d’en entendre la signification, masquée, notamment, par les lois du langage (équivoque). Cure psychanalytique et tragédie ne sont pas totalement identifiables ; nous verrons cependant que dans le hiatus entre les deux termes de la comparaison peut se glisser la psychiatrie d’urgence qui reçoit des sujets qui souffrent en ignorant que l’origine de leur souffrance se situe en eux-mêmes ; ces sujets sont parfois en crise et cette crise est repérée par le collectif, comme le chœur ou le public dans la tragédie.

On arrive maintenant au deuxième élément qui, pour nous, apparente la tragédie grecque à la psychanalyse. Il concerne la question du langage et de l’équivoque que nous évoquions à l’instant. La théorie psychanalytique, comme le texte tragique, démontrent combien le sujet a affaire, de manière compliquée, avec l’ordre du langage qui construit le lien à l’autre mais trompe à la fois. En psychanalyse, comme dans la tragédie, la communication n’est pas transparente : ce qui s’y déroule montre que tout peut-être chargé d’un double sens avec, notamment, la signification véritable des oracles qui reste opaque au héros. Ainsi Œdipe prend le premier oracle qu’il entend sur son destin comme concernant ses parents de Corinthe dont il ignore que ce sont des parents adoptifs. Cette version de la communication, comme source de malentendu, comme impossible transparence qui renvoie le langage à son statut de médiation et de « mur » à la fois, comme dirait Lacan, nous interpelle car cela entre en cohérence avec la vision de la communication que nous avons proposée dans la thèse et telle qu’elle se manifeste aux urgences psychiatriques. Jean-Pierre Vernant a bien remarqué cette conception du langage et de la communication à l’œuvre dans la tragédie : « L’ironie tragique pourra consister à montrer comment, au cours du drame, le héros se trouve littéralement « pris au mot », un mot qui se retourne contre lui en lui apportant l’amère expérience du sens qu’il s’obstinait à ne pas reconnaître »439. Ainsi, ce qui fait l’essence du drame dans la tragédie, c’est le rapport du sujet au langage, le rapport à l’opacité du signifiant, du « mot ». Le sujet s’engage en effet sur le sens d’un oracle qu’il estime univoque et transparent alors qu’il est plein d’équivoque. Le spectateur est alors celui, apeuré, angoissé, voyant le drame se nouer, qui prend conscience des semblants introduits par le fait d’être dans le langage : « Dans le moment même où il voit les protagonistes adhérer exclusivement a un sens, et ainsi aveuglés, se déchirer ou se perdre, le spectateur doit comprendre qu’il y a en réalité deux sens possibles, ou davantage »440. La tragédie s’apparente donc à la psychanalyse en ce qu’elle problématise l’angoisse comme un trou dans le sens qui vient du fait même, paradoxal, de l’existence du sujet dans le langage, équivoque, ou insuffisant à dire et représenter ce qui se passe pour le sujet, à son insu. La tragédie montre que les lois du langage sont hétérogènes aux lois du monde, ce que souligne Lacan, au chapitre 3 de L’angoisse, alors qu’il commente, dans Hamlet, le dispositif de la pièce dans la pièce : « toutes les choses du monde viennent à se mettre en scène selon les lois du signifiant, lois que nous ne saurions d’aucune façon tenir d’emblée homogènes à celles du monde »441. La métaphore théâtrale de la mise en scène n’est évidemment pas innocente chez Lacan qui nous montre ici les effets de la représentation, du symbolique, qui divise le sujet en introduisant de l’hétérogène et donc la possibilité même du malentendu, dans la communication. La loi du signifiant, qui s’exprime dans la fonction métonymique du langage et qui fait dire à Lacan que « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant », est d’ailleurs au cœur de la tragédie, comme nous l’explique Vidal-Naquet : « [dans le discours tragique], l’ambiguïté est partout, au niveau de ce que nous appellerions le jeu de mots, ainsi l’Antigone joue sur le nom d’Hémon (en grec Haimon), fils de Créon, que le poète rapproche du mot qui signifie sang (haima) »442. Plus loin, Vidal-Naquet indique : « Par un jeu fréquent sur son nom (Oidipous) et sur le verbe signifiant « je sais » (oida) ; Sophocle fait d’Œdipe celui qui sait »443. L’auteur de la tragédie indique par là-même ce que Lacan pourra définir comme la « morsure » du langage ou du signifiant sur le corps du sujet : pris dans le signifiant et ses lois, le sujet est à la fois dans l’impossibilité d’y représenter tout son désir, car il est trop hétérogène à celui-là, mais le désir s’y faufile tout de même en exploitant les lois du langage, comme le jeu de mots, par exemple, qui permet de produire des surplus ou des décalages de signification pour représenter ou saisir quelque chose du désir.

Après la dimension de l’inconscient – ignorer ce que l’on sait, ne pas vouloir savoir -, après la problématisation du rapport de l’homme au langage, il y a un troisième élément qui articule la tragédie à la psychanalyse et commence ainsi à lui donner une place dans la démarche épistémologique et conceptuelle de cette thèse. Il s’agit de la médiation singulier/collectif, autrement dit : du rapport entre le désir et la norme. Ce rapport est fort problématisé dans la théorie psychanalytique – pensons notamment aux ouvrages de Freud Totem et Tabou et Le malaise dans la civilisation – ainsi que dans la tragédie. Cela rappelle aussi ce que nous disions au début de cette thèse, que la psychanalyse n’est pas une théorie des profondeurs ou de l’intériorité mais bien une théorie du désir du sujet en tant qu’il est toujours impliqué imaginairement ou symboliquement avec un autre. Pour la psychanalyse, il n’y a d’inconscient que parce qu’il y a de l’Autre, que parce que la médiation du langage divise le sujet entre son énoncé et son énonciation. On retrouve cela aussi à l’œuvre dans l’accueil d’urgence en psychiatrie qui met en scène des sujets porteurs d’un désir incompatible avec les exigences de la sociabilité. Nous nous ne développons pas plus ce point ici puisqu’il sera déployé, sous plusieurs angles, tout au long de ce chapitre.

L’articulation de la tragédie à l’anthropologie se joue pour nous sur un point essentiel qui est celui du rapport au mythe. Nous allons pouvoir reprendre ici la question du mythe que nous avions commencé d’aborder à travers la notion d’efficacité symbolique chez Lévi-Strauss et celle de mythe individuel du névrosé chez Lacan. Ce qui nous a intéressé, chez Lévi-Strauss et Lacan, dans le recours à la notion de mythe, c’est qu’il était envisagé comme un intermédiaire entre le réel et le symbolique. Dans le cas de la parturiente, c’est grâce au passage par un mythe, connu et reconnu de tous, qu’elle parvient à organiser le réel anarchique de ses souffrances, de leur donner un sens et ainsi de ne plus se sentir exclue de son groupe d’appartenance lors de l’expérience réelle, impartageable, de la douleur. L’imaginaire est ainsi une sorte de pont qui permet une réarticulation entre le réel et le symbolique. Dans le cas de la névrose obsessionnelle de Goethe, le jeune homme s’invente un mythe personnel – ses déguisements – comme moyen d’accéder sans culpabilité à la jeune fille qu’il convoite. Le stratagème imaginaire du jeune Goethe est une solution qui lui permet de nouer le réel de son désir avec l’expérience surmoïque de l’interdit de la rencontre amoureuse. Il nous semble que, dans la tragédie antique, on retrouve cette fonction de l’imaginaire et du mythe dévoilée par la psychanalyse et l’anthropologie.

Ce qui nous intéresse particulièrement dans la tragédie et qui nous permettra, par analogie, d’y voir plus clair dans l’urgence psychiatrique, c’est la manière dont le rapport au mythe et à l’imaginaire y prend valeur politique. Dans la tragédie antique, comme dans la psychiatrie d’urgence, soignants et patients jouent des mythes, ont recours à l’imaginaire pour se parler. Le père de Monsieur C. décrit une situation familiale où il est très effacé et où son épouse est dans une relation quasi amoureuse avec leur fils : il joue Œdipe (sans le savoir, peut-être), il théâtralise et dramatise ses propos pour s’adresser à la psychiatre, seul moyen qu’il trouve pour dire le réel d’un fils fou. Les psychiatres, de leur côté, brandissent le mythe et l’image de l’hôpital, son pouvoir, ce qu’évoque la psychiatrie, quelle qu’en soit la réalité (proposition d’une hospitalisation sous contrainte alors qu’il n’y a pas de lits disponibles, par exemple).

En fait, ce qu’apporte la perspective tragique à la perspective anthropologique sur l’usage du mythe, c’est que, dans la tragédie, le récit du mythe, sa mise en scène, est surplombé d’une instance politique qui juge et qui donne du sens à la décision. Ainsi, comme nous l’a appris l’anthropologie, le psychiatre est bien comparable au chaman car il constate des faits (douleurs de l’accouchement) assimilables à ce qui se raconte dans un mythe qu’il prononce et cette énonciation a un effet réparateur sur le sujet souffrant car le non-sens de la douleur est inséré dans un récit structuré ; mais, aux urgences, le psychiatre a aussi, parfois, une fonction de juge et de décision que n’a pas le chaman et que possèdent, en revanche, dans la tragédie, le chœur et le coryphée face au déploiement et à la mise en place du scénario mythique, face à la mise en place de l’histoire d’une transgression. Nous le verrons plus en détail ensuite, mais disons déjà que le psychiatre, aux urgences psychiatriques, est divisé entre une fonction à la fois d’écoute – comme « petit autre » de l’intersubjectivité – et de jugement – comme « grand Autre », porte-parole ou représentant du collectif. Par l’hospitalisation sous contrainte, le psychiatre peut priver de liberté un sujet qui a été trop loin dans l’expression de son désir en transgressant des normes sociales ou en les menaçant (la menace de trouble à l’ordre public fait partie des critères de l’hospitalisation sous contrainte). Ainsi, la grille de lecture tragique sur la psychiatrie d’urgence ajoute une dimension encore plus politique au phénomène que n’avait pu en rendre compte l’analogie au chamanisme. Vidal-Naquet nous rappelle ce que la tragédie a apporté au récit du mythe :

‘« Le mythe héroïque en lui-même n’est pas tragique, c’est le poète qui le rend tel. Les mythes comportent certes, en aussi grand nombre qu’on le voudra, ces transgressions dont se nourrissent les tragédies : l’inceste, le parricide, la matricide, l’acte de dévorer ses enfants, mais ils ne comportent en eux-mêmes aucune instance qui juge de tels actes comme celles qu’a créées la cité, comme celle qu’exprime à sa façon le chœur »444.’

Nous montrerons bientôt comment aux urgences, le psychiatre occupe la place et la fonction qui est attribuée au chœur dans la tragédie.

Pour parfaire nos considérations épistémologiques sur la métaphore de la tragédie dans l’ensemble conceptuel que nous avons déjà construit pour cette thèse, nous devons enfin montrer son articulation à la sémiotique et aux SIC. Comme nous l’avons montré, l’histoire des SIC a consisté en une série de séparations, de coupures et d’émancipations de leurs disciplines « mères » dont faisait partie la science littéraire. Alors pourquoi vouloir la réintégrer maintenant ? Parce qu’en fait ce n’est pas tant le texte tragique qui nous intéresse – et les analyses littéraires qu’il peut susciter – que le dispositif théâtral propre à la tragédie antique. C’est en mettant ce dispositif en perspective avec la psychiatrie d’urgence que nous pensons tirer les meilleurs résultats de l’usage de la métaphore tragique pour notre thèse. Parler du dispositif théâtral, c’est d’emblée se situer dans une perspective de SIC, c’est-à-dire dans une perspective où des relations de communication sont mises en jeu sur plusieurs plans : sur la scène, entre le chœur et la scène, entre la scène et les spectateurs, entre les spectateurs et le chœur… C’est le croisement de ces multiples relations de communication qui nous a paru propre à éclairer les situations et processus de communication à l’œuvre dans la psychiatrie d’urgence. Ce qui nous a interpellé, aussi, dans la tragédie, c’est qu’elle mettait au cœur de la problématisation des faits de communication, la question de l’énonciation et celle de la parole (comme on déjà pu le voir dans le parallèle avec la psychanalyse). Enfin, la tragédie a toute sa place, à titre de métaphore et d’analogie dans les SIC, en ce que nous ne contentons pas d’une analyse du texte, mais nous prenons acte de la valeur politique du dispositif du théâtre dans la cité athénienne.

C’est ce rapport, qui se manifeste grâce à la représentation théâtrale, entre communication et politique, qui nous a paru fournir une structure susceptible de rendre compte de ce qui se joue aux urgences psychiatriques en tant qu’il s’agit d’un lieu spécifique où s’échangent principalement des paroles, qui fait partie de l’espace public et dans lequel est problématisé, à chaque recours, la médiation entre le psychique et le politique. Ce jeu de relations de communication, d’identifications, de paroles échangées et d’interrogations politiques est souligné par Vidal-Naquet comme constituant le cœur de la tragédie : « la tragédie ne peut être séparée de la représentation tragique, de ce double dédoublement qu’est, d’une part, l’opposition entre le héros et le chœur, et, de l’autre, du rapport qui s’établit entre le chœur et les acteurs de la cité présente sur les gradins »445. En fait, grâce à la métaphore tragique, nous souhaitons filer notre hypothèse, énoncée dans les chapitres précédents, selon laquelle les services d’urgence psychiatrique constituent des laboratoires politiques. Ce repérage de l’émergence du politique à travers des relations de communication, via la métaphore de la tragédie, inscrit pleinement notre thèse dans le champ de la sémiotique politique et des SIC. L’acte transgressif et fondateur des SIC, comme nous avons pu le montrer, en nous appuyant sur les propos de R. Boure et de J.-F. Tétu, a été déplacer de leurs objets traditionnels les études littéraires et de mettre à jour leurs procédés d’analyse sémiotique pour permettre une lecture renouvelée du politique. Barthes, qui a contribué par ses études sémiotiques sur le politique à la naissance des SIC, a ainsi articulé le politique à l’esthétique, au psychisme et au sémiotique. C’est bien ce que nous faisons quand nous analysons la psychiatrie d’urgence au prisme de la tragédie en considérant principalement la tragédie sous son angle de représentation, d’imaginaire et dans sa dimension politique toujours articulée aux faits psychiques.

Notes
432.

Voir Partie I, chapitre 1 et 2

433.

DE ROMILLY, Jacqueline. La tragédie grecque. PUF, 1982. Coll. « Quadrige ».

434.

VERNANT Jean-Pierre et VIDAL-NAQUET Pierre. Mythe et tragédie en Grèce ancienne. Tome 1 [1972] et Tome 2 [1986]. La Découverte, 2001. Coll. « Poche ».

435.

« Oedipe roi ». In SOPHOCLE. Tragédies complètes. Préface de Pierre Vidal-Naquet. Traduction de Paul Mazon. Gallimard. Coll. « Folio », Classique, p. 189.

436.

Ibid., p.193

437.

VISAL-NAQUET, Pierre, « Oedipe à Athènes ». Préface de SOPHOCLE. Tragédies complètes. Gallimard. Coll. « Folio », Classique, p.23.

438.

Nous renvoyons ici à la bande de Moebius qui désigne, chez Lacan, la structure topologique de l’inconscient comme une figure à deux faces qui ne semble en avoir qu’une et qui est découpée et retournée dans la cure, au gré des interventions – coupures signifiantes – de l’analyste. (Voir Partie III, chapitre 1)

439.

VERNANT Jean-Pierre et VIDAL-NAQUET Pierre. Mythe et tragédie en Grèce ancienne. Tome 1 [1972]. La Découverte, 2001. Coll. « Poche », p. 35

440.

Ibid., p.36

441.

LACAN, Jacques. Le séminaire. Livre 10, L'angoisse [1962-1963]. Seuil, 2004. Coll. « Champ Freudien », p.44

442.

VIDAL-NAQUET, Pierre. « Oedipe à Athènes », préface à SOPHOCLE. Tragédies complètes. Gallimard. Coll. « Folio », Classique, p. 24

443.

Ibid., p.27

444.

Ibid., p.12

445.

Ibid., p.14