B. Poursuivre l’approche topologique de la psychiatrie d’urgence : une nouvelle sémiotisation de l’espace par tripartition

On se souvient d’une autre spécificité de notre démarche qui consiste à considérer la psychiatrie d’urgence en termes d’espace, de façon à se défaire d’une définition exclusive du phénomène en termes de temps et à insister sur les aspects de rencontre dans l’accueil de la détresse psychique. C’est cette démarche qui nous a poussé à construire ce que nous avons appelé une topographie communicationnelle du service d’urgence. Nous avons vu comment la prise en charge d’urgence s’articule par un passage du sujet dans différents lieux de communication qu’on pouvait décrire selon une série de critères446. Par ailleurs, nous avons établi, lors de l’exposé de notre méthodologie et de la présentation de notre terrain, une sorte de plan ou de carte du service d’urgence qui représente les différents lieux d’attente, d’accueil, de soin, etc.447 Nous souhaitons ici, avec l’analogie du théâtre tragique reprendre ces représentations topologiques du service d’urgence et du processus de prise en charge, non pas pour les invalider, mais pour les enrichir et leur donner une autre dimension.

Il s’agit une nouvelle fois de rendre intelligible l’apparent chaos du service d’urgence que nous avons déjà évoqué. En somme nous proposons une nouvelle sémiotisation de l’espace, nous apposons sur la réalité de l’espace du service une nouvelle couche de sens, une nouvelle structuration des lieux. Cela s’inscrit dans le projet de valider l’hypothèse centrale de notre thèse selon laquelle la psychiatrie d’urgence constitue une structure de communication et de médiation. Dans ce but, trois opérations sont nécessaires : diviser le continuum apparent de l’espace en lieux distincts, c’est-à-dire dessiner des frontières ; attribuer des fonctions et des significations à ces lieux (c’est ce que nous avons déjà fait en repérant les lieux de communication) ; rendre compte de l’articulation entre ces lieux en montrant les relations qui les unissent et qui font que l’un ne fonctionne pas sans l’autre.

Le dispositif du théâtre tragique – structure de médiation qui assure une articulation entre le singulier et le collectif sur plusieurs plans – va ainsi nous permettre de procéder à une tripartition du service d’urgence. Cette tripartition permet de rendre présente la figure du tiers, ce qui est primordial pour qualifier une structure de médiation (ainsi, le langage est une instance tierce pour deux sujets qui communiquent). Si, pour établir notre analogie théâtrale, nous avons fait le choix du théâtre tragique grec par rapport, par exemple, au théâtre classique, c’est parce qu’il institue trois instances : les spectateurs, les acteurs et le chœur. Le chœur est ainsi cette instance qui donne au dispositif tragique sa qualification de structure de médiation. Il est une installation et une présence pérenne du collectif dans les affaires singulières, représentées sur la scène, qui lient les hommes entre eux : il est par exemple le tiers qui vient rappeler la loi quand Œdipe et Jocaste se rendent compte du véritable lien qui les unit. Ces trois instances sont réparties en trois espaces distincts dans l’architecture même du théâtre antique : gradins, scène et orchestre. Des relations spécifiques se nouent et se combinent entre ces trois lieux occupés par des sujets aux fonctions différentes. Nous verrons qu’il est possible d’appliquer, point par point, cette grille de lecture sur l’espace du service d’urgence pour faire apparaître des analogies frappantes entre tragédie et urgence. Cette analogie nous permettra de faire l’hypothèse d’une homologie de structure et de fonction de la tragédie et des urgences psychiatriques dans la cité ou dans la ville. D’une nouvelle topologie, topographie ou sémiotisation de l’espace du service d’urgence, nous tirerons un propos sur le rôle politique de l’urgence psychiatrique dans notre société, comme à la fois garante du contrat social et comme lieu d’interrogation permanent de ce qui organise le vivre-ensemble. Tout comme dans la tragédie.

Notes
446.

Nous renvoyons ici à nos développements du chapitre 1 de la partie III.

447.

Voir chapitre 1 de la partie II.