C. Poursuivre l’articulation entre la clinique et le politique

Pour approfondir l’idée précédente, il est intéressant de considérer ce que nous dit Jean-Pierre Vernant sur la place de la tragédie dans la cité par rapport aux autres institutions de l’Athènes de l’antiquité :

‘« La tragédie n’est pas seulement une forme d’art ; elle est institution sociale que (…) la cité met en place à côté de ses organes politiques et judiciaires. En instaurant (…) dans le même espace urbain et suivant les mêmes normes institutionnelles que les assemblées ou les tribunaux populaires, un spectacle ouvert à tous les citoyens, dirigé, joué, jugé par les représentants qualifiés de diverses tribus, la cité se fait théâtre ; elle se prend en quelque sorte comme objet de représentation et se joue elle-même devant le public »448.’

Nous nous intéressons dans cette citation à deux éléments qui sont, d’une part, le fait que la tragédie est une institution au même titre que l’assemblée ou le tribunal et, d’autre part, le fait que cette institution appartient à l’espace urbain, s’inscrit dans une forme de continuité avec ces espaces de la ville ouverts à tous, si ce n’est en tant que participants, au moins en tant que spectateurs. Ainsi, la tragédie fait partie de ces institutions où se joue et s’éprouve en permanence le contrat social. On voit là, déjà, se dessiner une analogie possible avec la psychiatrie d’urgence : nous avons pu, en effet, montrer, à quel point se jouait, dans les services d’urgence psychiatriques, une réélaboration permanente du contrat social. De plus, les services d’urgences, comme le théâtre tragique, constituent un espace de l’hôpital ouvert sur la ville où l’entrée et les passages ne sont pas contrôlés. Nous verrons plus loin, en identifiant les gradins du théâtre tragique à la salle d’attente du service d’urgence, comment les patients en attente, les familles et autres accompagnants, assistent, comme spectateurs citoyens d’une certaine manière, à la mise en scène de la cité au gré des interventions de la police, des soignants, des pompiers, etc., qui, tour à tour, incarnent, auprès des patients, la loi, les conflits, la solidarité, etc.

Mais pour montrer que la métaphore tragique nous permettra de mieux saisir les articulations entre la clinique et le politique aux urgences, nous devons donner une autre spécificité de la tragédie. Elle est en effet une institution politique comme les autres, mais elle présente la caractéristique de mettre en scène des formes de psychopathologies, de symptômes ou de conflits psychiques. Elles sont rares, ces institutions qui acceptent d’intégrer une problématisation du psychisme et d’envisager de l’accueillir. Nous voyons encore là se dessiner une analogie possible avec les services d’urgence psychiatriques, institution qui doit assurer une forme de représentation et d’incarnation pérenne du collectif et qui, en même temps, « autorise » et accueille les ruptures du psychisme qui sont les moments où les sujets manifestent leur plus grande singularité. Tragédie et psychiatrie d’urgence sont deux institutions politiques et sociales qui autorisent, pour la traiter, que se représente dans leur espace une tension à la limite du supportable entre singulier et collectif.

Dans la tragédie, sur scène est représentée une transgression (inceste, parricide…) qui renvoie les spectateurs, dans les gradins, aux conflits psychiques susceptibles de les étreindre et qu’ils ne se formulent pas clairement. Les spectateurs se représentent ce qui constitue la condition de tout sujet d’être divisé entre désir et norme. Dans Œdipe roi, la réplique de Jocaste en fait presque la précurseur de Freud : « Ne redoute pas l’hymen d’une mère : bien des mortels ont déjà dans leur rêves partagés le lit maternel »449. Il s’agit donc, dans la tragédie, de tenter d’apprivoiser collectivement une transgression et, en même temps, de réaffirmer les lois communes. On voit là encore un parallèle avec la psychiatrie d’urgence où le psychiatre a ce double rôle de rappeler la loi (ou, plus largement, de réintroduire le sujet à la logique symbolique) et de permettre au sujet de s’approprier singulièrement la manifestation de son désir pour le (re-)civiliser.

Enfin, sur ces réflexions dans lesquelles nous voyons presque une fonction clinique de la tragédie, au même titre que nous la voyons articulée au politique, dans la psychiatrie d’urgence, notons, pour renforcer encore le parallélisme, qu’au-delà du conflit psychique, la dimension de la crise est présente dans la psychiatrie d’urgence comme dans la tragédie. Dans Œdipe Roi, la crise surgit à plusieurs moments, sous différentes modalités : soit comme moment de décision, soit comme passage à l’acte. Ainsi, face au premier oracle qui lui prédit un destin funeste, Œdipe fuit Corinthe pour Thèbes, décision qui semble lui permettre d’échapper à son destin mais qui lui fera en fait croiser son père, le tuer et prendre le route de Thèbes et rejoindre Jocaste, autant d’éléments décisifs, critiques, qui nouent définitivement le destin tragique d’Œdipe. Sur un autre versant, la crise se manifeste dans le passage à l’acte, quand, prenant conscience de leur situation tragique, Jocaste se pend et Œdipe se crève les yeux. Ces deux modalités de la crise se retrouvent aussi aux urgences psychiatriques : le sujet qui recourt à la psychiatrie d’urgence est celui qui ne supporte plus la situation dans laquelle il s’est volontairement engagé en se prenant au piège de ses conflits psychiques ou celle dans laquelle il est amené par les pompiers ou la police à la suite d’un passage à l’acte (violence, tentative de suicide, notamment).

Notes
448.

VERNANT Jean-Pierre. Mythe et tragédie en Grèce ancienne. Tome 1 [1972]. La Découverte, 2001. Coll. « Poche », p. 24.

449.

« Oedipe roi ». In SOPHOCLE. Tragédies complètes. Préface de Pierre Vidal-Naquet. Traduction de Paul Mazon. Gallimard. Coll. « Folio », Classique, p. 217.