D. Potentialité heuristique et limites de la démarche analogique concernant la psychiatrie d’urgence

Toutes les pistes que nous venons d’évoquer et qui semblent montrer qu’il a des points communs intéressants entre la psychiatrie d’urgence et la tragédie antique, ne doivent pas nous donner une satisfaction trop trompeuse.

Comme toute démarche analogique, la nôtre comporte des limites que nous nous proposons d’énumérer rapidement ici de manière à bien saisir la mesure dans laquelle l’analogie est heuristique dans la perspective de cette thèse.

Analogie ne veut pas dire identification terme à terme des deux pôles de l’analogie. Ainsi, il nous semble nécessaire de préciser que comparer la psychiatrie d’urgence au théâtre ne signifie pas que les soignants et les patients seraient totalement assimilables à des personnages ou à des acteurs de théâtre. Bien sûr, nous le verrons, il y a de la théâtralité dans la rencontre soignant/patient, et chacun y va de sa petite saynète, mais cela ne signifie pas pour autant que les patients sont des malades imaginaires et les médecins des usurpateurs. Les effets de théâtralité de l’urgence psychiatrique, soulignés par la métaphore tragique, indiquent simplement qu’il faut parfois en passer par l’imaginaire pour s’adresser à l’autre, surtout quand la référence de l’adresse, de la demande, concerne un point critique, un point de réel, par définition indicible. Nous essaierons ainsi de montrer que si les patients théâtralisent souvent leur souffrance, ce n’est pas pour duper le médecin mais pour s’adresser à lui selon une trouvaille énonciative pour dire une vérité subjective. D’ailleurs, voir du théâtre dans la psychiatrie d’urgence renforce nos hypothèses sur le statut de la vérité en psychiatrie qui ne cherche pas à faire coller les mots aux choses.

Au fond, l’analogie représente un sorte de risque de type narcissique pour le chercheur qui pourrait se complaire à créer une image parfaite, totale, sans défaut, pour y exprimer ses élaborations théoriques qui, ainsi, ne présenteraient aucune faille ni aucun biais. L’image créée par l’analogie ne doit pas capturer l’élaboration conceptuelle dans une impression de totalité. On quitterait le discours scientifique pour adopter une position de maître. Ainsi, on risquerait, à trop assimiler tragédie grecque et psychiatrie d’urgence, de tomber soit dans le piège de l’anachronisme, soit dans celui d’une conception immobile de l’histoire, ce qui, au fond, revient au même. Pour éviter ces pièges, il convient de repérer ce qui subsiste en termes de fonction et de structure. Dire, comme nous le verrons, que psychiatre urgentiste et coryphée sont assimilables, cela revient simplement à dire qu’il y a une place, dans la société, qu’elle soit antique ou contemporaine, pour un tiers qui exprime la médiation entre le psychique et le politique, entre le singulier et le collectif. La démarche historique intéressante est alors de voir les formes successives que cette fonction a prises dans l’histoire. Nous isolons deux moments de l’histoire, mais nous aurions pu en sélectionner d’autres, pour nourrir encore plus notre analogie. Notre réflexion, qui implique une mise en perspective historique, consiste aussi à mieux souligner la mise en danger de cette fonction dans la société actuelle, encore présente aux urgences, mais menacée fortement dans le champ même de l’institution psychiatrique aujourd’hui qui, abandonnant les formes de cliniques ancrées sur la parole, privilégie un abord neurobiologique ou comportementaliste des troubles psychiques, évacuant ainsi la question du conflit psychique qui rappelle que le sujet construit son identité sous un double versant, celui du désir et celui de l’appartenance.

En énonçant cette forme d’interrogation, voire d’engagement politique qui traverse notre thèse, nous souhaitons montrer que notre démarche analogique évite aussi le biais de l’artificialité. En effet, l’analogie, en se contentant de comparer, n’explique rien, ne problématise rien. Nous tentons d’éviter ce biais en nous souvenant aussi de la manière dont nous avons pris acte, plus haut dans cette thèse, de ce que disait Roland Barthes sur le plaisir du texte dans les SHS : la métaphore tragique est au fond une manière d’exploiter une potentialité stylistique du langage, une manière de travailler la langue comme matériau pour faire émerger des formulations possibles et inédites sur un phénomène, c’est-à-dire produire une interprétation.