A. Identification analogique des lieux du service d’urgence et des lieux du théâtre antique grec

Avant de commencer la comparaison, décrivons brièvement ce qui fait la structure de la tragédie et la manière dont cette structure trouve une traduction dans l’espace même du théâtre. Nous nous référerons ici aux descriptions et explications de Jacqueline de Romilly450 ainsi qu’à notre lecture propre d’Œdipe Roi, de Sophocle.

Comme nous l’explique J. de Romilly, la tragédie grecque trouve sa spécificité et son originalité en ce qu’elle « fond en une œuvre unique deux éléments de nature distincte, qui sont le chœur et les personnages »451. Ce qui nous intéresse, par rapport à la psychiatrie d’urgence, c’est que la tragédie met en scène une dialectique entre le singulier et le collectif, qui se lit dans le texte et se voit dans l’espace du théâtre à la fois. Alors que le théâtre classique montre l’action des personnages sur une scène unique, le théâtre grec divise l’attention du spectateur sur deux lieux. D’abord, on trouve la scène « que l’on peut comparer à la scène de nos théâtres : cette scène était le lieu réservé aux personnages »452. C’est l’espace où se déroule l’action et au-dessus de laquelle, sur un balcon, apparaissent parfois des dieux. Mais le théâtre antique disposait d’un autre espace, nommé orchestra, où évoluait le chœur. Cet espace, le plus souvent en forme de cercle, était séparé de la scène, devant elle, par quelques marches. Ces marches symbolisaient une forme de frontière infranchissable entre les acteurs et les choristes qui ne se mêlaient jamais, qui ne se retrouvaient jamais dans le même espace. Jacqueline de Romilly fournit une interprétation à cette séparation qui doit déjà nous interpeller pour saisir, sur la scène de l’urgence, la position clinique du psychiatre : « le chœur, par la place qu’il occupait, restait en quelque sorte indépendant de l’action en cours ; il pouvait dialoguer avec les acteurs, les encourager, les conseiller, les redouter, voire les menacer. Mais il restait à part »453. Romilly précise alors que la frontière spatiale qui introduit une distance entre le chœur et les acteurs était redoublée par une distinction entre les formes d’expression. Alors que les personnages s’exprimaient en parlant, sous forme de monologues, de tirades ou de dialogues, le chœur, quant à lui, chantait ou psalmodiait dans des vers qui avaient une métrique distincte de celles des acteurs. Retenons ces deux spécificités du chœur qui vont nous permettre d’anticiper sur la suite : il évolue hors de l’action proprement dite et il met en œuvre une énonciation ou, plus largement, une forme de discours spécifique.

Si le chœur se situe dans le texte et l’espace du théâtre hors de l’action, il n’est cependant pas étranger à l’action. Il en est à la fois spectateur et le juge. Il assiste à l’action, la commente, témoigne de son expérience des faits qui lui sont donnés à voir sur la scène. En ce sens il occupe une position intermédiaire particulièrement intéressante puisque, d’une part, il s’apparente aux spectateurs qui sont dans les gradins (espace du théâtre grec appelé le koilon), mais il s’en distancie car il a cette possibilité d’exprimer ses jugements et sentiments. Cette expression trouve plusieurs formes : dialogue entre le coryphée – le chef de chœur en quelque sorte – et un acteur ; chant du chœur qui pose des questions à un personnage, le conseille, apaise son angoisse454 ; chant lyrique qui exprime avec plus ou moins de vivacité la joie ou la douleur. En fait, les spectateurs ne s’identifient pas aux héros sur scène, mais au chœur : « le chœur n’est en aucune façon un élément étranger à l’action. C’est lui qu’elle concerne le plus. C’est pour lui, par lui, qu’elle peut toucher les spectateurs. Et l’on comprend qu’il ait à intervenir, supplier, à espérer et qu’enfin ses émotions scandent d’un bout à l’autre les diverses étapes de l’action »455. En somme, le chœur est une représentation et un porte-parole du collectif à la fois. Si le chœur est tant intéressé à l’action, c’est que, dans l’intrigue tragique, sa survie dépend de l’action du héros. Ainsi, dans Œdipe Roi, le chœur implore Œdipe de sauver de la peste le peuple qu’il représente. Le destin du chœur dépend de l’action du héros. Ainsi, alors qu’Œdipe voit enfin la vérité en face et se rue dans le palais pour se crever les yeux, le chœur s’adresse à lui, dans un chant vif, au nom du Peuple de Thèbes : « Ah ! fils de Laïos ! que j’aurais donc voulu ne jamais, ne jamais te connaître ! Je me désole, et des cris éperdus s’échappent de ma bouche. Il faut dire la vérité : par toi jadis j’ai recouvré la vie, et par toi aujourd’hui je ferme à jamais les yeux ! »456. Le chœur, en se lamentant, mais en condamnant aussi Œdipe, est alors une expression de la loi : en transgressant un interdit, Œdipe est coupable d’un crime, celui de son peuple, en plus des crimes d’inceste et de parricide qu’il découvre avec effroi et qui le concernent plus singulièrement. En résumé, notons ces nouvelles caractéristiques du chœur qui est divisé entre, d’un côté, incarnation du collectif, juge, énonciateur de la loi et, de l’autre côté, oreille attentive à l’énigme de la parole et des actes du héros. Cette dernière qualité du chœur, qui se comporte presque comme un clinicien à la recherche de la compréhension de la logique singulière d’un cas, nous est rappelée par Romilly :

‘« Dans les moments où des vagues de terreur ne le submergent pas, on le voit qui s’interroge. (…) Il s’efforce de comprendre. Et, pour cela, il se remémore le passé, afin d’en déceler la leçon. (…) Et la méditation du chœur donne à l’action proprement dite comme une dimension de plus »457.’

L’hypothèse de la division du chœur que nous faisons suite à la lecture de J. de Romilly nous semble s’illustrer dans la division même entre chœur et coryphée où le chœur se comporte comme un énonciateur de la loi au nom du collectif et le coryphée davantage comme un confident du héros, ce qui peut se lire à travers des dialogues plus adressés et précis quant à l’action en cours.

A travers toutes ces considérations, on voit comment s’élabore tout un jeu complexe d’identifications, de registres énonciatifs, de relations et de situations de communication sur lesquelles nous reviendrons après avoir construit l’analogie entre tragédie et psychiatrie d’urgence.

Notes
450.

DE ROMILLY, Jacqueline. La tragédie grecque. PUF, 1982. Coll. « Quadrige ».

451.

Ibid., p.23

452.

Ibid., p.23

453.

Ibid., p.24

454.

Ceci est par exemple indiqué dans les didascalies finales du passage d’Œdipe Roi que nous avons mis en exergue de ce chapitre : « Le chœur entoure Œdipe et cherche à le distraire de son angoisse ». On voit là se dessiner encore une possible parenté de fonction entre le chœur et le psychiatre qui est le pare-angoisse du service, aussi bien pour les patients que les soignants, comme nous l’avons souligné dans des pages précédentes.

455.

DE ROMILLY, Jacqueline. La tragédie grecque. PUF, 1982. Coll. « Quadrige », p.28

456.

« Oedipe roi ». In SOPHOCLE. Tragédies complètes. Traduction de Paul Mazon. Gallimard. Coll. « Folio », Classique, p.226.

457.

DE ROMILLY, Jacqueline. La tragédie grecque. PUF, 1982. Coll. « Quadrige », p.32